Pourquoi une entreprise n’arrive-t-elle pas à changer lorsqu’elle fait face à une rupture? La question n’est pas nouvelle mais elle continue d’intriguer les spécialistes. Une partie de la réponse se trouve dans l’observation qu’au cours du temps, ce qu’une organisation sait faire migre: sa capacité réside d’abord dans ses ressources (notamment humaines), puis elle évolue vers des processus et enfin vers des valeurs. C’est à ce dernier stade que le changement est le plus difficile.
Au début de son existence, dans la période startup, tout ce qu’une organisation sait faire est attribuable à ses ressources, et principalement ses ressources humaines (fondateurs et premiers employés). Des problèmes surgissent, ils sont résolus.
Au cours du temps, la résolution de ces problèmes devient formalisée en termes de processus. C’est en particulier vrai pour les problèmes récurrents. Cette formalisation permet à l’entreprise de grandir: les nouveaux employés n’ont plus à redécouvrir les solutions aux problèmes rencontrés, ils appliquent les processus développés par leurs prédécesseurs. La présence des fondateurs n’est plus nécessaire pour cette résolution, leur “savoir” est en quelque sorte encapsulé dans ces processus. La création de ces processus est une condition sine qua none de la capacité d’une startup à passer de l’ère créative/entrepreneuriale, où la présence des fondateurs est nécessaire à la résolution de problèmes, à celle de la croissance, où la résolution de ces problèmes est déléguée à un nombre croissant d’individus.
Peu à peu, la prise de décision pour la résolution des principaux problèmes devient inconsciente, elle repose désormais de plus en plus sur des hypothèses et des principes dégagés du succès de la résolution des problèmes passés, et non plus sur des prises de décision conscientes. Ces processus et ces principes constituent la culture de l’organisation, c’est à dire un ensemble de valeurs communes apprises collectivement par l’organisation. Ces valeurs permettent de choisir les clients les plus intéressants, prendre des décisions en matières de production, et plus généralement elles sont la base du mécanisme d’allocation de ressources, qui est le coeur du management de l’organisation.

Les valeurs sont très importantes car elles permettent à n’importe quel employé d’agir en cohérence avec le reste de l’organisation et, surtout, de lier son action à la stratégie de cette dernière. Les valeurs sont l’outil de gestion à distance, indispensable dès que l’organisation atteint une certaine taille et que la proximité avec le dirigeant n’existe plus, et que ce dernier ne peut plus prendre toutes les décisions. Ces valeurs sont ce qui a fait la force de l’empire Romain durant des siècles: un centurion qui partait loin de Rome ne pouvait espérer communiquer facilement avec l’empereur. Ce dernier le briefait et il partait au loin prendre des décisions uniquement fondées sur des valeurs comprises et sur une idée de la stratégie générale de l’empire. Plus ces valeurs sont partagées au sein de l’organisation, plus cette dernière fonctionne efficacement dans son environnement.
Ce qui définit ce que l’organisation est capable de faire migre donc au cours du temps: initialement la capacité réside dans les ressources, essentiellement humaines. Puis elle migre vers les processus, explicites, puis au final vers les valeurs, implicites, définissant ainsi la culture de l’organisation.
On voit pourquoi le changement est si difficile. Tant que l’environnement correspond aux situations pour lesquelles les processus ont été conçus et que les valeurs de l’organisation permettent de gérer, l’entreprise est performante. Mais une difficulté apparaît lorsque l’environnement change. En effet, ces processus et ces valeurs définissent également ce que l’organisation ne sait pas faire: si on est optimisé pour un environnement, alors par définition on n’est pas optimisé pour un autre environnement.
Lorsque les capacités d’une organisation résident dans ses ressources (stade initial de startup), le changement est facile: les fondateurs décident de changer, et l’organisation pivote. C’est la force des startups de changer très facilement dès lors que les fondateurs ont conscience de la nécessité de changer leur modèle. Mais lorsque, à un stade ultérieur, les capacités d’une organisation résident dans ses processus, et plus encore lorsqu’ils résident dans sa culture, le changement devient extrêmement difficile.
C’est ce qui explique pourquoi tant de gens ont du mal à changer de vie même après un accident cardiaque: faire de l’exercice, voyager moins, manger plus équilibré, semblent des décisions relativement faciles, et tout esprit un tant soit peu rationnel en comprend aisément les avantages en termes de santé. Et pourtant, peu de gens s’y résolvent, car elles correspondent à un changement profond de style de vie.
On comprend mieux ainsi pourquoi les entreprises qui font face à une rupture ont tant de mal à réagir. C’est rarement qu’elles n’ont pas conscience du danger. C’est qu’avoir conscience de la nécessité de réagir et être capable de réagir sont deux choses différentes. Le changement nécessite la remise en question d’hypothèses et de valeurs qui ont fait le succès de l’organisation parfois durant des décennies dans sont activité actuelle. Si cette activité est encore en bonne santé, il sera difficile d’admettre la nécessité de les remettre en question, même si la perception du danger existe, et ce sera encore plus difficile parce que ces valeurs sont partagées par des milliers d’employés qui voient tous les jours leurs effets bénéfiques. Ce qui faisait la force du management par les valeurs, c’est à dire le management à distance, constitue désormais sa faiblesse: le dirigeant peut clamer haut et fort la nécessité de changer, le relais ne se fait pas précisément parce que tout a été mis en place pour que le relais ne se fasse pas et que les collaborateurs agissent de façon autonome.
Bien souvent, on peut être tenté d’abandonner face à la tâche titanesque de changer les valeurs d’une organisation, d’autant que ce changement met en danger l’activité actuelle avant qu’il ne permette, éventuellement, de faire émerger l’activité nouvelle. Créer une entité autonome pour tirer parti de la rupture en cours sera plus facile, car en repartant de zéro, on relance une démarche de création de valeurs adaptées au nouvel environnement.
Cet article s’inspire des travaux du chercheur Clayton Christensen. A propos de la notion de rupture et des travaux pionniers de Christensen sur la question, voir mon ouvrage “Relevez le défi de l’innovation de rupture“.
16 réflexions au sujet de « Pourquoi transformer une organisation est difficile: Ressources, processus, valeurs et la migration des compétences »
A reblogué ceci sur brzustowski luc.
Bonjour Philippe,
Il me semble qu il existe une catégorie de personne sur laquelle on pourrait s appuyer: les “critiques sérieux”
Je n ai pas théorisé cette popomulation mais c est le terme qui les décrit le mieux.
Les critiques sérieux , donc, travaillent mais voient les pbs de la structure et ont des idées. Cependant parce que critiques ils ne sont pas au top niveaux mais à différents niveaux intermédiaires, ils ne peuvent engager le changement. Côté RH cette population est connue. C est les poil’ à gratter qui agissent et font mais qui dérangent.
Cette population présente des avantages, elle est dans chaque service en usine, au labo… ce qui en fait des relais intéressants du changement si on les solicite. Pb on ne les solicite pas car on reprend les mêmes relais du passé ceux qui ont permis à l ancien order de s établir.
Votre feed back, pour voir si biais dans ma description des situations.
Oui vous avez raison, mais ces gens ont tendance à être éliminés ou marginalisés. Et ils partent: avant c’était difficile, mais aujourd’hui avec toutes les startups, il leur est plus facile de faire leurs valises. Résultat: de moins en moins de poil à gratter au sein des organisations; la vie est plus facile et la mort plus douce.
Une autre solution est peut être de considérer chaque tâche dans l’entreprise comme un business modèle à part entière et de laisser assez de liberté au responsable de celle-ci pour innover, créer de la rupture, d’autres valeurs à son propre niveau. Car c’est les process immobiles qui tuent à petit feu ou pour le moins rigidifient la vision.
C’est plus proche de l’entreprise dite libérée dans son fonctionnement.
Oui, c’est la prescription de Christensen: une entité par modèle d’affaire.
C’est étrange comme tout cela fait penser aux défis du changement climatique…
Bonjour Philippe. Doit-on tirer la conclusion que pour changer la culture d’une entreprise, il est plus facile de remplacer des gens (en commençant par le haut ?) que de faire évoluer leur culture ? Un peu dans l’esprit de la citation d’Einstein “on ne résout pas les problèmes avec les modes de pensée qui les ont engendrés” ? J’ai en tête l’exemple d’Adobe qui a(urait ?) changé radicalement d’un modèle ancien de licences one-shot de création graphique vers un modèle SaaS de création graphique et de plateforme modulaire de gestion bout en bout de business. Existe-t-il un retour d’expérience sur comment ils ont fait ?
Bonjour Philippe: en fait je tire la conclusion inverse: lorsque les capacités résident dans les valeurs, on peut changer plein de gens sans que rien ne bouge, c’est même la force d’une culture d’être relativement indépendant des gens, c’est ce qui permet l’effet de levier. Sauf bien-sûr à changer tout le monde d’un coup mais ce n’est pas possible. D’où la frustration. La question est donc: comment changer les valeurs. Ca peut passer par le changement de personnes, mais pas nécessairement. Je ne suis pas familier avec ton exemple (mais preneur d’infos car l’exemple est bon). Microsoft est cependant un (contre) exemple intéressant: tant que Ballmer n’est pas parti, Microsoft n’a pas poussé le cloud.
J’ai un exemple et un contre-exemple en tête : un exemple où le changement en moins de 12 mois de tout un comité de direction sauf une personne a permis d’impulser une inflexion réussie vers le digital, dans une organisation qui avait laissé s’accumuler 10 ans de retard. Il est vrai qu’une grande partie du corps social était convaincue toute seule de la nécessité d’y aller, c’était les chefs qui pensaient qu’ils ne fallait rien faire. Un contre exemple : une personne qui impulse une culture de disponibilité, de sécurité et qui facialement, et sûrement de bonne foi, est ok pour le digital, mais qui, micro décision par micro décision, a ramené le projet à 180° de sa trajectoire… Suffirait-il de changer cette personne pour changer la donne : pas sûr du tout effectivement.
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