Pourquoi certaines organisations survivent et prospèrent longtemps tandis que d’autres périclitent? La question se pose depuis longtemps et les réponses sont multiples, mais un facteur qui semble jouer de manière très forte est la capacité à maintenir un lien créatif avec la réalité changeante de son environnement. Un exemple historique est celui de la survie de l’Empire byzantin.
Dans son ouvrage sur la grande stratégie de l’Empire byzantin, le spécialiste de la stratégie Edward Luttwak se demande comment l’empire a pu durer près de 1000 ans, bien qu’étant situé dans une zone géographique défavorable et ayant constamment subi les attaques venant de pratiquement toutes les directions. Comment expliquer une telle pérennité alors que son “grand-frère”, l’Empire romain d’Occident, bien plus prestigieux, n’a duré, lui, qu’environ 600 ans ?
Selon Luttwak, c’est parce que ses dirigeants ont pu s’adapter stratégiquement aux circonstances difficiles, en imaginant de nouvelles façons de faire face aux ennemis successifs. L’empire s’appuyait au moins autant sur la force militaire que sur la persuasion pour recruter des alliés, dissuader les voisins menaçants et manipuler les ennemis potentiels, afin qu’ils s’attaquent plutôt les uns aux autres. Tout était bon pour dévier les attaques, y compris payer des tributs. Il n’y avait aucun principe, juste un extrême pragmatisme.
Pour réussir cette stratégie, il était indispensable que les Byzantins maintiennent un contact permanent avec les tribus et empires hostiles, même ceux qui étaient situés très loin. Cette stratégie avait deux objectifs : le premier était de pouvoir anticiper les intentions hostiles d’une tribu en étant informé le plus tôt possible; le second était d’éviter que cette intention hostile ne se concrétise. Le contact était maintenu par tous les moyens possibles, de l’espionnage au commerce et aux mariages arrangés, mais la posture fondamentale de l’empire était basée sur une reconnaissance de ces tribus comme des égaux auxquels il n’était pas indigne de se mêler. Il ne s’agissait pas de soumettre les ennemis ni même de les battre, seulement de déjouer une intention hostile. On est très loin de la posture des Romains d’Occident, héritiers en cela des Grecs, qui considéraient les tribus étrangères comme des barbares, avec lesquels les contacts leur répugnaient. Au contraire, les Byzantins considéraient comme tout à fait normal et souhaitable de se mêler à ceux qu’ils ne considéraient pas comme des barbares, mais comme des alliés potentiels, ou à défaut des ennemis temporaires. Ils allaient sur le terrain “sentir” la situation, et ils avaient compris que la seule façon pour sentir était de vivre sur place, d’être “dans” la réalité de ces tribus.
De manière intéressante, Luttwak attribue la facilité de contact des Byzantins à leur religion chrétienne : celle-ci, en effet, voyait les bains d’un mauvais œil, car invitant à la sensualité. Les Byzantins, moins propres, étaient donc moins repoussés par l’odeur des barbares que des Romains obsédés par la propreté. Ils se mêlaient donc plus facilement à eux.
Cette répugnance romaine inspirée par les barbares, c’est-à-dire la distance entre la pensée et le terrain, reste d’actualité dans la façon dont la stratégie est pensée et pratiquée aujourd’hui. Dans mon ouvrage Constructing Cassandra, j’ai notamment décrit comment une organisation comme la CIA reste marquée par un scientisme profond qui la fait regarder le monde de manière clinique. Cette vision clinique se retrouve souvent dans le monde des affaires où les analystes marketing, les stratèges ou les financiers regardent le monde au travers de modèles quantitatifs bien propres et désincarnés, et dont les plans sont souvent remis en question par des événements qu’ils n’ont pas vu venir. Au contraire, Georges Clemenceau, Président du conseil à la fin de 1917, était en permanence sur le terrain lui aussi pour “sentir” la réalité de la guerre et de la vie des soldats. En stratégie, aucune donnée ni aucun rapport ne remplace un lien avec la réalité du terrain, et cette réalité ne peut que se vivre, pas se raconter.
📖 Cet article est tiré de mon ouvrage Bienvenue en incertitude
➕L’article sur Georges Clemenceau: Stratégie: Le dirigeant doit-il se concentrer sur la vision et ignorer la “tuyauterie”?
🎧 Cet article est disponible en format audio podcast: Apple Podcast – Google Podcast – Tumult – Deezer – Spotify – Podinstall
📬 Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à vous abonner pour être averti des prochains par mail (“Je m’abonne” en haut à droite sur la page d’accueil).
8 réflexions au sujet de « Les stratèges doivent-ils prendre des bains? La leçon de survie de l’Empire byzantin »
Un clin d’œil à notre diplomatie en Afrique ? 😉
Vous dîtes : “un facteur qui semble jouer de manière très forte est la capacité à maintenir un lien créatif avec la réalité changeante de son environnement” C’est parfaitement exact, en tout cas, c’est confirmé par une approche thermodynamique des écosystèmes, des civilisations, telle que la propose l’astrophysicien François Roddier dans son livre “La thermodynamique de l’Evolution” qui est une transposition de la thermodynamique des systèmes ouverts telle que développée par le prix Nobel Ilya Prigogine ou encore le physicien Per Bak.
Toute structure dynamique est fondamentalement une structure thermodynamique qui modifie son environnement, environnement qui lui a donné naissance et contient donc les conditions d’existence de ladite structure. L’activité de la structure modifie l’environnement environnant ce qui peut, lorsque la structure devient trop grosse, mettre en danger ses propres conditions d’existence car la vitesse à laquelle l’environnement se modifie est supérieure à la vitesse à laquelle la structure peut se modifier, ce que l’on appelle une “rigidity trap” rendant quasi inéluctable la fin de ladite structure.
Il n’y a qu’une prise directe avec l’environnement au sens large qui permet de saisir comme par “les sens et les tripes” les changements à l’oeuvre et de s’y adapter le cas échéant… mais il faut aussi de la souplesse de ladite structure sinon, on ne peut s’adapter et seulement prévoir la fin prochaine. L’histoire des dinosaures en est une belle illustration.
S’adapter peut vouloir dire changer du tout au tout les paradigmes que l’on croyait vrais, qui l’était peut être dans un autre environnement, mais ne le sont plus dans le nouveau. Notre société occidentale est à un tel tournant actuellement, et il n’est pas sûr que la rigidité de nos infrastructures, les engagements sociaux, la recherche de profit maximisé soient encore le paradigme valable dans le monde qui vient.
On ferait bien effectivement de regarder du côté des Byzantins… bien vu !
Quand “la solution devient le problème”.
Quand on s’entête à faire encore plus ce qui ne fonctionne plus …
Les corps intermédiaires sont-ils les barbares d’aujourd’hui ?
Mmm ce n’est pas manquer de respect à Luttwak de dire qu’il est plus connu comme stratège que comme historien, et les nombreux thermes et bains byzantins (Nessebar, Thessalonique…) nous rappellent qu’eux aussi aimaient aussi le bain ! Il semble que ce soit davantage le catholicisme que le christianisme qui les a fait condamner.
Cela dit, l’article est “inspirant” (!) et ouvre plusieurs pistes : l’importance de l’odeur dans toute relation. “…contrairement aux images visuelles (l’odeur) a en fait un rapport intrinsèque à la vérité et on peut dire que la vérité d’une chose est son odeur” (G. Arce Ross “destins de l’odeur”). Il nous faut donc “sentir” les choses en préalable à toute décision…
Mais surtout, l’importance considérable de ne pas enfermer l’autre dans une…représentation mentale (merci cher Philippe !) comme vous l’écrivez pour les byzantins qui estiment “tout à fait normal et souhaitable de se mêler à ceux qu’ils ne considéraient pas comme des barbares, mais comme des alliés potentiels, ou à défaut des ennemis temporaires…”. Combien d’entreprises, d’organisations, se sont privées d’alliances et de projets stratégiques, n’ont pas anticipé les transformations du marché en résumant leur concurrent à des “barbares” incapables d’évoluer, voire des “ennemis” contre lesquels on ne peut que se battre ou disparaître…
Merci! Oui, Luttwak est plus stratège qu’historien, mais vous aurez compris que l’histoire du bain est une métaphore… l’enferment dans une représentation mental et surtout l’éloignement du terrain qui répugne étant la clé du message.
Et relire : L’effondrement des sociétés complexes de Joseph Tainter …