L’entreprise, dernier refuge dans une société déboussolée?

L’entreprise, c’est l’institution que nous adorons détester, surtout en France. Pourtant, dans une société déboussolée, en plein bouleversement, c’est la seule institution qui fonctionne encore bien. Pour nombre de nos concitoyens, elle est un refuge dont ils attendent beaucoup – peut-être trop. Ce qui n’est pas sans poser problème.

À la fin du IVème Siècle, l’effondrement de l’empire Romain crée un vide politique qui ouvre une période d’incertitude et de bouleversements en Europe. Le continent sombre dans l’anarchie. L’Église catholique est la seule institution solide qui subsiste. C’est vers elle que se tournent ceux qui veulent un peu d’ordre. Elle va remplir le vide et prendra dès lors un rôle déterminant bien au-delà du seul domaine religieux, devenant pour plusieurs siècles l’acteur économique, politique et social dominant de la société.

Une société déboussolée

A maints égards, nous vivons une situation similaire. D’une part, nous vivons une période de bouleversement profond où plus rien ne semble avoir de sens. Les anciennes explications ne fonctionnent plus. De façon parfois brutale, ce qui était vrai devient faux ou inversement. L’impensable d’hier devient banal aujourd’hui. L’inédit devient notre quotidien. Les modèles anciens sont remis en question. De nouveaux modèles émergent mais nous ne les partageons pas. Cette absence de partage fragilise le collectif. Parce que nous sommes certainement plus sensibles à la remise en question de modèles historiques qu’à l’émergence de nouveaux modèles, nous en tirons un profond pessimisme quant à l’avenir, qui se ressent dans toutes les enquêtes d’opinion. D’autre part, l’État, qui en France a historiquement joué un rôle central dans la constitution de l’identité nationale, se montre de plus en plus défaillant dans ses missions principales: Police, justice, éducation nationale, transports (SNCF et RATP), santé, etc. Pour prendre un exemple entre mille, le nombre de Français qui pensent pouvoir compter sur l’État pour être protégé en cas de problèmes de santé est en nette réduction. On compte plutôt sur ses proches. La défiance envers les institutions publiques, et envers le monde politique (sauf peut-être celui de l’échelon local) dont on attend pourtant beaucoup, est désormais la marque de la société française, traduisant une relation d’amour-haine malsaine. Les émeutes récentes, avec leurs destructions considérables, qui viennent après celles des gilets jaunes et les manifestations contre les retraites, elles aussi violentes, peu empêchées et largement impunies, ont durement mis à mal la crédibilité d’un État protecteur.

Les entreprises: un refuge

Dans ce contexte, les entreprises sont dans une bonne santé insolente. Elles sont les dernières institutions qui fonctionnent. Ce n’est certes pas l’image que nous en avons nécessairement. On nous les décrit comme victimes de la « grande démission », affligées de « bullshit jobs » et dénuées de sens en raison de leur obsession du profit, quand elles ne sont pas accusées de détruire la planète. Comme toutes les institutions, elles n’échappent pas à l’ambiance délétère générale qui veut qu’aucune ne soit épargnée. Mais ces critiques sont largement le fait des élites cléricales. Car quand on regarde la réalité loin des médias, une autre réalité se fait jour: Pour beaucoup de nos concitoyens, les entreprises sont un refuge. 70 % des Français affirment en avoir une bonne image! C’est ce que montre le Baromètre réalisé en novembre 2022 par Elabe pour l’Institut de l’entreprise et dévoilé par Les Echos. La plupart des gens que je rencontre sont plutôt contents et fiers de travailler dans leur entreprise, même s’ils peuvent par ailleurs être critiques sur tel ou tel aspect. Pour eux, l’entreprise est un lieu de cohérence dans un monde qui n’en a plus. Un lieu qui fonctionne dans un monde qui semble ne plus fonctionner. Un lieu ancré dans la réalité quand le spectacle politique en semble totalement déconnecté. Un lieu finalement relativement paisible, même s’il n’est pas une promenade de santé, dans un monde de violence verbale, voire physique. Un lieu, enfin, qui a un sens; où l’on peut voir les conséquences de ce que l’on fait, avec des règles établies et relativement claires dans un monde qui semble ne plus en avoir. Non pas que la « grande démission », les « bullshit jobs », le burn out et le désengagement n’existent pas, bien-sûr, mais ils semblent largement confinés à quelques grandes entreprises.

Refuge (Monastère de St Nicolas, Météores, Source: Wikipedia)

Et donc l’entreprise est devenue comme l’Église à la fin de l’Empire Romain. Elle est la seule qui fonctionne encore relativement bien. Elle est la seule à produire du sens. Quand, après plusieurs semaines de dysfonctionnement, l’État s’est révélé incapable de fournir des masques au printemps 2020, il a finalement accepté de laisser la grande distribution s’en occuper. Résultat: en dix jours, les Français avaient des masques. Cette bonne santé de l’entreprise n’est pas sans poser problème, cependant. Car de façon logique, c’est vers elle qu’on se tourne de plus en plus pour régler les grands problèmes que l’Etat ne sait plus régler. Le sondage évoqué plus haut, qui montrait la bonne image que les Français ont de l’entreprise, révélait par ailleurs que pour une majorité d’entre eux, celle-ci est attendue sur les grands sujets du moment : le bien-être au travail, le pouvoir d’achat, la protection de l’environnement. On lui demande d’avoir une responsabilité sociale plus grande.

D’où un paradoxe: d’une part l’entreprise est diabolisée par les élites cléricales, bien qu’elle soit aimée par la population en général, et d’autre part on lui en demande toujours plus en raison de la défaillance des autres institutions. Or confier toujours plus de tâches à l’entreprise dispense de réformer ces institutions. Du coup, celles-ci continuent à se détériorer, ce qui accentue encore le besoin de recourir aux entreprises. Cette situation n’est pas saine, pour deux raisons. La première est que les entreprises sont ainsi amenées à agir sur des terrains qui ne sont pas les leurs. Non seulement elles y sont largement incompétentes, mais surtout elles se dispersent. Or, comme le rappelait Peter Drucker, la société a besoin d’organisations performantes. Il ajoutait que la clé de la performance d’une organisation est la concentration sur une tâche spécifique – par exemple produire des voitures, soigner des malades ou assurer un logement. Sans cette performance, l’organisation ne peut assumer aucune autre responsabilité. Plus elle se disperse, moins elle est performante sur sa tâche spécifique, et moins elle sert la société. La seconde raison pour laquelle un appel croissant aux entreprises pour compenser les défaillances de l’Etat n’est pas sain est que cela entraîne une privatisation croissante de l’espace public qui est incompatible avec un régime démocratique.

Remettre l’entreprise à sa place

Si l’entreprise est le dernier lieu de cohérence dans une société dont les autres institutions sont fragilisées, elle peut être victime de son succès. Il a fallu des siècles au pouvoir politique européen pour se reconstruire face à l’Église, dont le monopole du pouvoir a conduit à de nombreux excès. Chacun perçoit les dangers d’un monde régi par les entreprises face à un pouvoir politique affaibli, et les risques pour celles-ci, et pour la société, qu’elles s’égarent sur des terrains qui ne sont pas les leurs. La solution aux problèmes actuels ne réside donc pas dans une exigence toujours plus grande envers elles, mais au contraire dans une réforme de l’État. Autrement dit, que l’État cesse de se défausser sur les entreprises. Elles vont bien, leur vie n’est pas facile. Fichons-leur la paix, ne commettons pas l’erreur de leur en demander plus ou de leur laisser plus de place; c’est à l’État de se réformer; la société en a besoin et vite.

➕ Pour aller plus loin sur le sujet, on pourra lire mon article précédent: 📄La performance des entreprises, un enjeu sociétal

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7 réflexions au sujet de « L’entreprise, dernier refuge dans une société déboussolée? »

  1. Quelques possibles causes de l’inefficacité de l’État en France :
    Les fonctionnaires sont généralement recrutés à partir de concours de dissertations et de notes de synthèses. Ils ont donc surtout une belle écriture manuscrite et une bonne mémoire pour la culture générale. Heureusement, ils peuvent aussi parfois avoir des compétences professionnelles, mais c’est vraiment par hasard…
    Une fois en poste, ils bénéficient de la sécurité de l’emploi et d’une rente à vie comme dans l’ancien régime. Ainsi, ils consacreront une partie parfois non négligeable de leur temps à préparer des concours d’un grade supérieur au lieu de faire leur travail. La capacité à consacrer du temps à préparer ces concours permettra de sélectionner les plus gradés d’entre eux.

  2. L’entreprise n’a-t-elle pas une part de responsabilité dans les défaillances de l’état en le privant de ressources ? Plus une entreprise est grande, moins elle paie d’impôt. L’état a-t-il échoué à réguler ou les entreprises ont-elles échoué à partager ?

      1. Je m’détend, mon p’tit Philou, je m’détend ! C’est bin joli eud’dire qu’l’état y doit s’réformer, mais concrèt’ment, qué qu’y doit faire, eul’gars état, pour s’en sortir ?

    1. Mathieu, le taux d’imposition en France est le plus élevé en Europe. D’autres pays avec un taux d’imposition plus faible sont en mesure de financer un état protecteur (cf. pays scandinaves). M. Silberzahn a raison, le vrai problème est le manque d’efficacité de l’état… et son incapacité à se réformer.

    2. Rassurez vous. Je suis petit artisan et je peux vous rassurer, je m’estime heureux de me payer un petit salaire (sous le smic). Tout ce que je gagne va à l’état ou les « tiers de confiance ».
      Évidement à la facturation pour les clients c’est moi le « voleur ».
      Pour le détail je suis électronicien et je contribue à « sauver la planète », mais comme je ne le fais pas gratuitement, je suis un profiteur.

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