Comment le mythe de la fondation empêche l’innovation

Le mythe de la fondation est l’un des super modèles mentaux qui structurent notre pensée. On part d’une page blanche et tout est possible, en particulier d’abandonner le passé. Ce modèle est pourtant dangereux, car on ne part jamais d’une page blanche. Toute transformation est socialement négociée sans quoi elle se bloque ou dégénère en massacre.

Nous venons de fêter le 2.777e anniversaire de la fondation de Rome qui a eu lieu le 21 avril 753 avant JC. Comment le sait-on? Eh bien parce que cet anniversaire a été évoqué sur les réseaux sociaux, comme chaque année. Pourtant, 2.777 n’est pas un chiffre rond, c’est donc un anniversaire très banal et pourtant il est célébré. La raison est que la fondation de Rome est l’un des grands mythes de l’humanité, évoquant une louve, deux frères, un drame, et la naissance d’une civilisation. Or, qui saurait donner la date de la fondation d’Athènes? Personne. Pourtant, Athènes est aussi importante pour notre civilisation que Rome. Il y a une explication à cela, pointée par Annah Harendt dans son ouvrage La crise de la culture: les Romains avaient foi dans le caractère sacré de la fondation et avaient coutume de compter le temps à partir de celle-ci. Nulle trace de cette foi chez les Grecs, pour qui il existe bien-sûr aussi une légende de la fondation d’Athènes, mais sans date précise et sans que cette fondation revête une importance particulière.

Source: wikipedia

Le mythe de la fondation

Ce mythe de la fondation nous a profondément marqué. Il évoque un moment où tout est possible. Il fournit une légitimité, car on peut remonter aux « pères fondateurs » pour se demander ce qu’ils auraient pensé de telle ou telle situation actuelle. Sans surprise, ce mythe a engendré celui de la refondation, qui a trouvé son expression à de nombreuses occasions de l’histoire. On l’a vu notamment après la découverte de l’Amérique qui survient alors que l’Europe est déchirée par les querelles religieuses et les persécutions. Cette découverte d’un pays que l’on croît alors vierge d’habitants fait naître l’espoir d’une refondation. Les noms choisis pour les nouvelles villes sont tout à fait caractéristiques de cet espoir: New York, New Haven, New Orleans,… Il y a derrière ce mythe de la refondation une quête de l’idéal et de la pureté. Il faut faire table rase du passé et tout recommencer à partir d’une feuille blanche. Cet idéal n’est pas seulement religieux; il a animé tous les révolutionnaires de Robespierre à Pol Pot en passant bien-sûr par Lénine.

L’idéal de pureté de la fondation traduit aussi le renoncement à changer l’existant. Vouloir refonder, c’est aussi abandonner l’idée d’améliorer ce qui existe. Comme Dieu qui noie la version 1 du monde pour recréer la version 2. La refondation est donc une forme de démission; le risque est de se réfugier dans une pensée magique pour laquelle la réalité, dans ce qu’elle a d’insatisfaisant, est un obstacle au lieu de constituer une matière première. Pas étonnant que beaucoup de refondations finissent en massacre ou, lorsque la raison prévaut, finissent par reproduire en partie l’ancien monde, au risque de ne pas avoir refondé grand-chose de nouveau.

On retrouve aussi ce mythe de la fondation chez nombre d’entrepreneurs. Dans les start-ups, le titre de fondateur est plus prestigieux que celui de PDG. Le premier est le démiurge qui a fait passer l’entreprise de « zéro à un » tandis que l’autre n’est qu’un vulgaire gestionnaire. Démiurge? On croit en effet souvent que l’innovation de rupture est typiquement un cas de fondation, qu’elle correspond à la création de quelque chose de radicalement nouveau, mais ce n’est pas exact. Si elle comprend évidemment une part de nouveauté, celle-ci n’est pas nécessairement radicale. La rupture du low cost aérien, à partir des années 70, se fait en l’absence totale d’innovation technologique. La technologie de Ryanair, EasyJet et Southwest Airlines est la même que celle d’Air France. L’idée radicalement nouvelle d’Airbnb? Gonfler un matelas pneumatique pour permettre à quelqu’un de dormir dans le salon. Sous-louer une pièce de son logement n’a rien de nouveau; ça se fait à Paris depuis le Moyen-Âge et ça se faisait couramment aux Etats-Unis au début du Siècle dernier durant les grandes vagues de migration vers l’Ouest lorsqu’il n’y avait aucune infrastructure hôtelière. Airbnb ne constitue pas une idée radicalement nouvelle, mais la généralisation d’une idée ancienne grâce à la technologie. Même si sa contribution a été majeure, James Watt n’est pas l’inventeur de la machine à vapeur; sa contribution est venue à la suite de nombreuses autres, et la machine à vapeur est un objet qui émerge au cours d’un processus de plusieurs années. Loin d’un big bang créatif et fondateur basé sur une grande idée, l’innovation de rupture est un processus de transformation, une forme de patchwork travaillé et retravaillé par de nombreux inventeurs et entrepreneurs petits et grands. Small is big.

Les innovateurs qui ont réussi sont ceux qui ont compris la nature de ce processus. Ils ont compris qu’ils ne partent jamais d’une page blanche et qu’une idée est une réalité sociale qui se développe en se négociant avec l’existant. J’ai évoqué l’exemple tout à fait typique d’Edison qui a accepté de dégrader les performances de son système d’éclairage électrique pour mieux le faire accepter. La victoire de ce système n’a donc pas été un big bang fondateur, la victoire du bien contre le mal, mais un arrangement institutionnel où ses idées l’ont emporté. C’est sans doute pour cela que ces innovateurs sont en quelque sorte conservateurs au sens où le définissait le philosophe Edmund Burke: pour lui, le critère d’une bonne politique était « une disposition à protéger et une capacité à améliorer » Protéger ce qui marche, améliorer ce qui ne marche pas et avoir la sagesse de définir ce subtil dosage, nous voilà loin du mythe du démiurge fondateur créant un monde nouveau à coup d’éclairs de génie.

Prestige social

L’idéal de fondation ou de refondation est socialement prestigieux. On admire les grands visionnaires tandis que les réformateurs ennuient. Mais il est très souvent une forme d’enfermement stérile. Peut-être avons-nous besoin de plus de réformateurs ennuyeux, mais effectifs, que de fondateurs ou refondateurs brillants mais inutiles et parfois dangereux.

➕ Sur le même sujet on pourra lire mes articles précédents: 📃Et s’il fallait être conservateur pour innover et (vraiment) changer le monde? 📃Se distinguer ou se conformer, l’arbitrage difficile de l’innovateur… et du stratège.

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Une réflexion au sujet de « Comment le mythe de la fondation empêche l’innovation »

  1. Cette excellente réflexion nous incite à mettre en question la façon dont nous laissons les grands narratifs historiques, politiques, entrepreneuriales nous manipuler, et à examiner les conséquences d’une acceptation quasi-religieuse des “origin stories”. Aux USA, on nous raconte l’invention du Coca Cola avec la même révérence des récits des exploits de Davy Crockett (je suis du Tennessee), de la révolte de Luther contre l’Eglise et du Boston Tea Party contre les Britanniques. Merci d’avoir tiré l’attention sur l’importance d’étudier l’émergence des phénomènes afin de mieux comprendre d’où on vient et où on peut aller!

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