Ce qui détermine la réussite d’une innovation est rarement sa qualité intrinsèque, sa performance technique ou économique. Les cimetières sont remplis d’innovations “géniales” qui n’ont connu aucun succès. La réussite d’une innovation dépend plutôt de sa capacité à se conformer au cadre institutionnel existant pour se faire accepter. Mais comment rester différent si on se conforme? En arbitrant entre les deux. Cet exercice difficile détermine la réussite ou l’échec de l’innovateur. Un exemple historique d’arbitrage réussi est celui de Thomas Edison dans sa promotion de l’éclairage électrique face au gaz.
En 1878, Thomas Edison commence à travailler sur une ampoule à incandescence. Le 4 septembre 1882, il la dévoile officiellement au public avec le système de production et de distribution d’énergie associé. C’est peu dire que son innovation est accueillie avec scepticisme. Par exemple, une commission d’enquête parlementaire britannique conclut, quelques mois après cette démonstration et après une longue série de consultations avec les principaux scientifiques britanniques, que la production commerciale d’éclairage à incandescence est totalement impossible et qu’Edison fait preuve de “l’ignorance la plus désinvolte des principes fondamentaux à la fois de l’électricité et de la dynamique”.
Dès 1892, cependant, le système d’Edison a supplanté une infrastructure gazière pourtant ancrée physiquement, économiquement et politiquement depuis plus d’un demi-siècle. En quinze ans, il est passé du statut d’innovation fragile et peu crédible à celui d’institution, avec son réseau de compagnies d’électricité, de fabricants et de fournisseurs, d’investisseurs, de normes, d’usages, et de clients. Comment Edison a-t-il fait pour s’imposer?
La stratégie institutionnelle de l’innovateur
S’il n’avait fait que compter sur la supériorité technique de son système, Edison aurait échoué en se heurtant à la technologie dominante fortement institutionnalisée. C’est ce qui arrive à nombre d’innovateurs qui ont une vision romantique de leur tâche. Introduire un changement est en effet difficile et risqué. Par définition, l’innovateur va à l’encontre des modèles mentaux dominants, ce qui fait que son innovation n’a souvent littéralement aucun sens. Non seulement on ne la comprend pas, mais on la trouve inutile, irréalisable, nocive, voire moralement suspecte. On oublie souvent que beaucoup de ce que nous trouvons banal aujourd’hui a été accueilli avec hostilité à son origine.
Pour être accepté, l’innovateur doit donc situer son innovation en conformité avec les modèles mentaux dominants, tout en la distinguant de ces derniers. C’est par rapport à ces modèles que les utilisateurs jugeront l’innovation. Les premières automobiles étaient ainsi appelées des “carrioles sans chevaux”. Les actions et les idées radicalement nouvelles ne peuvent pas être assimilées parce qu’il n’existe pas de logique établie pour les décrire. On essaie de comprendre, et de juger, le nouveau à partir des modèles de l’ancien. C’est ce qu’a compris Edison qui va systématiquement promouvoir son système non pas en le distinguant clairement et en l’opposant frontalement au système dominant, mais plutôt en l’enveloppant dans le manteau de ces institutions établies.
Un exemple illustre cette stratégie: En 1882, le gaz permet d’éclairer avec une flamme jaunâtre et crachotante équivalente à celle d’une ampoule de 12 watts. L’électricité permet un éclairage beaucoup plus puissant. Pourtant, Edison limite volontairement ses ampoules pour qu’elles aient un effet global semblable à l’éclairage au gaz afin que personne ne se rende compte que les pièces sont éclairées à l’électricité. Abaisser la luminosité permet de se cacher derrière la technologie dominante. Pour la distribution, Edison insiste pour que ses lignes électriques soient enterrées sous le sol, comme les conduites d’eau et de gaz, plutôt que placées en hauteur, comme c’était le cas pour les compagnies de téléphone ou de télégraphe. Là encore, l’idée est de se comporter comme une compagnie de gaz, et donc de se banaliser. Edison choisit également de produire de l’électricité de manière centralisée, comme les compagnies de gaz établies. Il présente ainsi au public un système d’éclairage qui lui était déjà familier.
L’arbitrage du stratège
La stratégie d’Edison crée néanmoins un dilemme. En se rapprochant des modèles mentaux existants, l’innovateur risque de compromettre le véritable intérêt de son innovation. Le risque est celui d’un grignotage, petit compromis après petit compromis, au bout duquel celle-ci est vidée de sa substance. D’où la nécessité d’un arbitrage qui consiste à choisir les quelques éléments distinctifs qu’on va mettre en avant et ceux qu’on va masquer.
Cette nécessité d’arbitrage n’est pas réservée aux seuls innovateurs. Elle est le lot de tout stratège. Pour exister, une entreprise doit se différencier, mais elle doit aussi s’inscrire dans un contexte institutionnel fait d’usages, de lois et de règlements, de modèles mentaux, etc. À ses débuts, une nouvelle entreprise est généralement fortement différenciée, mais quand elle se développe, des forces importantes la poussent à se conformer aux normes dominantes. Cela peut conduire, par exemple, à remplacer les entrepreneurs des origines par des managers, à adopter des processus et méthodes inspirées des “meilleures pratiques” de son industrie, ou à recruter des cadres plus formatés issus d’écoles prestigieuses. Si cette mise en conformité augmente son efficacité (elle est “mieux gérée”), elle met cependant en danger sa capacité créative et, à terme, sa capacité de différenciation.
Alors que pour l’entrepreneur, le risque est celui d’un excès de distinction qui empêche de faire les compromis nécessaires pour faire accepter son innovation, il est inverse pour l’entreprise établie : il est de céder aux pressions institutionnelles qui la poussent à la conformité et érodent sa singularité. La capacité à conserver cette singularité face à ces pressions est cruciale pour éviter un déclin qui est le lot de tant d’entreprises autrefois innovantes.
🇬🇧Version en anglais ici.
🔍Source: Andrew B. Hargadon & Yellowlees Douglas (2001) When Innovations Meet Institutions: Edison and the Design of the Electric Light, Administrative Science Quarterly, 46.
➕Sur le même sujet on pourra lire mon article précédent: Transformation: Une entreprise en croissance peut-elle rester elle-même? Voir également: Et si la clé de la stratégie, c’était être soi-même? Les quatre enseignements de l’affaire Coinbase
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Une réflexion au sujet de « Se distinguer ou se conformer, l’arbitrage difficile de l’innovateur… et du stratège »
Je ne connaissais pas cette histoire très riche d’enseignements. Merci
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