L’innovation de rupture, facteur-clé de la démocratie

Nous pensons généralement que l’innovation, surtout technologique, est neutre socialement et politiquement, mais il n’en est rien. L’innovation de rupture, en particulier, est subversive, au sens où elle renverse l’ordre établi et les valeurs reçues. Elle est en cela un facteur-clé de la démocratie. Cette nature subversive explique à la fois pourquoi elle est importante et pourquoi elle fait l’objet d’une âpre résistance.

Dans son ouvrage Capitalisme, Socialisme et Démocratie, l’économiste Joseph Schumpeter a fameusement décrit le processus économique capitaliste comme celui d’une “destruction créatrice”, au cours duquel le nouveau émerge par la destruction, au moins partielle, de l’ancien. Ce processus est systémique, il ne s’agit pas seulement d’entreprises remplacées par d’autres; il se fait au niveau de tout un écosystème. Il affecte également la façon de voir le monde. C’est en ce sens qu’on parle de rupture, car il y a discontinuité avec le passé. L’innovation de rupture est une source de renouvellement du système en remettant en cause les rentes, qu’elles soient industrielles, sociales ou politiques ou ouvrant sans arrêt le jeu à de nouveaux acteurs. Elle a donc un caractère démocratique, en agissant sur trois facteurs: elle fait émerger de nouveaux leaders industriels, elle permet l’accès à la technologie au plus grand nombre, et elle offre une chance aux outsiders.

Les trois facteurs démocratiques de l’innovation de rupture

Le premier facteur démocratique de l’innovation de rupture est qu’elle fait émerger de nouveaux leaders. Dans ses travaux sur le sujet, le chercheur américain Clayton Christensen observe que l’innovation continue favorise les acteurs en place: grâce à elle, ils améliorent leur performance et renforcent ainsi les barrières à l’entrée de nouveaux acteurs. Mais en cas de rupture, les leaders de l’industrie périclitent et sont remplacés par de nouveaux entrants qui prennent leur place. Ces nouveaux entrants sont généralement des outsiders, des nouveaux venus. Autrement dit, la rupture change l’ordre industriel établi. En moins de quinze ans, Thomas Edison supplante l’industrie de l’éclairage au gaz qui dominait pourtant le secteur depuis plus de cinquante ans. Blockbuster est remplacé par Netflix. Les fabricants de machine à écrire ne sont pas devenus fabricants d’ordinateurs.

Le second facteur démocratique de l’innovation de rupture est qu’elle permet de rendre accessible au plus grand nombre une technologie jusque-là réservée à quelques privilégiés. Schumpeter écrivait à ce sujet: “La Reine Elizabeth possédait des bas en soie. La réalisation capitaliste ne consiste pas en général à fournir plus de bas de soie pour les reines, mais à mettre ceux-ci à la portée des ouvrières en contrepartie d’une diminution constante des quantités d’effort (…)” Mettre à la portée signifie plus simple et moins cher. Avant Henry Ford, l’automobile est un produit de luxe complexe. Avec la Ford T en 1908, Ford lance une voiture simple à conduire au tiers du prix normal. La technologie est démocratisée. La rupture, c’est ce qui fait que chacun peut aujourd’hui créer une vidéo avec un téléphone, alors qu’il aurait fallu louer un studio avec une équipe pour faire la même chose il y a trente ans. Chris Anderson, auteur de Makers, un ouvrage sur la révolution de l’impression 3D, notait ainsi: “Le changement révolutionnaire se produit lorsque les industries se démocratisent, lorsqu’elles sont arrachées au seul domaine des entreprises, des gouvernements et des institutions pour être confiées aux gens ordinaires.” Cette démocratisation diminue la nécessité d’experts pour une tâche donnée: plus besoin de technicien vidéo pour faire un film, plus besoin de médecin pour faire un test de grossesse. Plus besoin d’être chaperonné.

Entrepreneurs de tous les pays, unissez-vous contre les privilèges (Source: Wikipedia)

Le troisième facteur démocratique de l’innovation de rupture est qu’elle est souvent le fait de gens “ordinaires”, pour reprendre le terme de Chris Anderson, qui ne sont pas issus du système, ni même adoubé par lui. Car la rupture, c’est historiquement la chance des individus hors-système, des outsiders. La Révolution industrielle n’est pas née dans l’élite universitaire, économique ou sociale de l’époque, mais en dehors. James Watt, inventeur (avec d’autres) de la machine à vapeur, était issu d’une famille pauvre. En jouant avec les règles établies, les outsiders n’ont aucune chance, car c’est peu dire qu’ils ne sont pas bien accueillis. Free, jusque-là acteur de services Minitel, devient un fournisseur d’accès Internet majeur en introduisant un modèle d’affaire différent, ce qui lui permet, malgré sa toute petite taille, de damer le pion au mastodonte France Télécom. Modeste entrepreneur du Minitel dans les années 90, Xavier Niel fait aujourd’hui partie de l’establishment. L’innovation de rupture est l’une des façons dont notre système réalise la promesse des Lumières selon laquelle la place dans la société d’un individu ne dépendra plus de sa naissance ou de son statut, mais de son talent et de son travail, quelle que soit sa naissance.

La résistance de l’ordre établi

Dans ce processus de destruction créatrice, il n’est pas surprenant que ce qui est menacé d’être détruit, c’est-à-dire l’ordre établi, essaie de se défendre. Une coalition improbable et hétéroclite va se créer. Elle comprend les clercs et les professeurs de morale, bien-sûr, mais aussi les dirigeants des industries actuelles mises en danger. Cette coalition va tenter de bloquer la rupture sous divers prétextes. Elle va essayer de faire jouer l’argument moral (les jeux vidéo corrompent la jeunesse), l’argument du risque sanitaire (les OGM sont dangereux), et désormais l’argument de la planète (bilan carbone d’Amazon). Elle va attaquer les entrepreneurs intuitu personae, en les accusant de travers personnels et des plus noires intentions (cf les émissions actuelles de dénigrement d’Elon Musk). Se cachant derrière la défense de la morale et de l’intérêt général, ces démarches n’ont en fait qu’un seul but: protéger l’élite contre les effets de la rupture en cours. Elles sont profondément conservatrices. Pour l’élite socio-politique plus spécifiquement, il s’agit d’empêcher que l’entrepreneuriat ne soit un moyen de promotion sociale concurrent de ceux contrôlés par elle (essentiellement l’enseignement supérieur). C’est l’une des raisons pour lesquelles l’innovation et les entrepreneurs sont autant dénigrés dans les faits, derrière un paravent de bons mots, et pourquoi, lorsqu’elle ne réussit pas à les bloquer, elle essaie au moins de les contrôler en les soumettant à des impératifs définis par elle (“Innovation for good”).

Dans sa tentative d’empêcher la rupture, cette coalition conservatrice trouve généralement en l’État un allié fidèle et puissant, surtout en France. On croit souvent que celui-ci est favorable à l’innovation. On a parlé de “startup nation”, on ne compte plus les encouragements à l’innovation, on évoque le TGV, Airbus, et autres grands projets, mais c’est trompeur. Aucun des grands projets n’est jamais disruptif; il sont toujours biens enserrés dans le cadre existant et pilotés par l’élite technocratique. Ils doivent plus à Saint-Simon qu’à Elon Musk, car l’élite ne tolère l’innovation qu’à condition que celle-ci soit au service de son modèle. Sauf durant quelques périodes brèves, l’État français a toujours voulu défendre l’ancien contre le nouveau. Léon Blum l’observait ainsi il y a bien longtemps, qui écrivait: “Tandis que la règle du capitalisme américain est de permettre aux nouvelles entreprises de voir le jour, il semble que celle du capitalisme français soit de permettre aux vieilles entreprises de ne pas mourir.” On se souvient, entre autres exemples, d’un grand plan pour défendre la marine à voile contre la machine à vapeur à la fin du XIXe Siècle. Ainsi l’État français a vigoureusement lutté contre Uber, pourtant véritable opportunité de promotion sociale pour des jeunes de banlieue sans avenir scolaire, et s’est retrouvé défenseur du pire des monopoles malthusiens, le cartel des taxis.

Skin in the game

L’innovation de rupture a nécessairement une dimension sociale. Au contraire de l’innovation continue, qui comme son nom le suggère, consiste à améliorer une technologie en restant dans le cadre existant, l’innovation est dite “de rupture” précisément parce qu’elle a un impact institutionnel profond. Elle est subversive et, pire que ça, démocratique, c’est-à-dire qu’elle est une concurrence pour l’élite actuelle. Elle menace l’ordre établi et ceux qui lui doivent sa réussite. La prochaine fois que vous entendrez un expert s’exprimer doctement sur les dangers de telle ou telle innovation, ne soyez pas dupes; demandez-vous ce qu’il a à perdre du succès de celle-ci. Car derrière l’indignation morale, la protestation éthique et l’appel au bien commun se cache souvent la défense de son intérêt bien compris et la crainte d’une élite concurrente.

➕Sur le même sujet pour aller plus loin, voir mes articles précédents: ▶️Se distinguer ou se conformer, l’arbitrage difficile de l’innovateur… et du stratège; ▶️Ce qu’une conversation avec mon chauffeur Uber m’a appris des VTC, des taxis et de la paupérisation; ▶️Un enjeu français: Le pari de Pascal de l’innovation.

📖 Pour en savoir plus sur les travaux de Clayton Christensen sur l’innovation de rupture, voir mon ouvrage Relevez le défi de l’innovation de rupture.

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2 réflexions au sujet de « L’innovation de rupture, facteur-clé de la démocratie »

  1. Encore un excellent article “de combat”. Le hic, c’est qu’il ne sera probablement lu que par des gens qui partagent votre opinion. Ou alors… vous avez des élèves, je crois ?

    Pour compléter, l’arme de prédilection du vieux monde, quand dénigrement et interdiction ne suffisent pas, c’est le rachat-stérilisation (dans l’idéal, avec l’argent du contribuable), pendant que la cible est financièrement fragile.
    Certaines s’en sortent (et les autres ont disparu), et ont trouvé des astuces. La nature exacte des “activés” de Niel sur Minitel lui a permis de s’auto-financer à l’abri des prédateurs.
    Quant à Apple, comme vous le savez, c’est une “Inc”. Il y a donc quelque part une “Corp” qui la contrôle. Mais de quoi s’agit-il ? et avec quelle surface financière ? Leur capital est probablement complètement dilué de nos jours, mais pas au début, pour repousser les tentatives de rachat qui n’ont pas manqué de se produire. Et ce n’étaient pas des “vulture capitalists” sinon Apple aurait disparu dès la fin des années 70 (vendus à DEC ? ou à IBM ?). Gros capital, fiable, resté dans l’ombre… Peut-être en savez vous plus ?

    En tous cas, pouvoir financer une croissance effrénée sans “vendre son âme” (donc avec une marge déclenchant une “crise de haine” chez les moralistes télévisuels) est le plus important pour des innovateurs de rupture.

    Tout en ayant à se défendre contre les “coups tordus”, et cette attitude, en tant que contribuable, me coûte très cher ! Surtout venant de gens que j’ai (en principe) élu… Et vous avez eu parfaitement raison de le souligner.

  2. L’innovation de rupture pour perpétuer la démocratie. Je plussoie sur le fond.

    Je pose juste un point d’attention concernant l’innovation à l’ère de l’anthropocène: l’innovation de rupture doit alors oser au delà du “solutionisme technique”, et intégrer les éléments de rupture suivants:
    * Changer le référentiel de la comptabilité financière en élargissant au capital Humain et au capital Environnement (modèle CARE).
    * Intégrer le principe de responsabilité projective (responsabilisation des acteurs sur les conséquences long terme de leurs innovations) en changeant le référentiel d’évaluation environnemental extractif à un référentiel régénératif, ou à minima d’innovation sobres.

    Cela revient évidemment à poser le principe de l’intention profonde de l’innovateur de rupture.
    A ce titre je me questionne sur l’intention profonde et la vision du monde de certaines entreprises d’Elon Musk, par exemple.

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