“Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur du monde”, écrivait le philosophe français Brice Parain. Les mots que nous choisissons pour nommer les choses sont importants. Encore plus important est de savoir d’où viennent ces mots et qui les a choisis. C’est le cas pour notre société que nous qualifions, à tort, de capitaliste.
Le terme “capitalisme” a été inventé par l’économiste Werner Sombart pour qualifier la société qui émerge en Europe à partir du XVIIe Siècle, et il était péjoratif. Il la qualifie de capitaliste car selon lui sa caractéristique principale, son moteur essentiel, réside dans l’accumulation du capital. Cette accumulation est à la fois le moyen et la fin et il la considère comme un fait historiquement nouveau. Or, l’accumulation est un désir aussi ancien que l’homme lui-même. Elle ne caractérise en rien le monde qui émerge à partir du XVIIe Siècle. Presque toutes les sociétés humaines ont été accumulatrices. Que l’on songe aux conquistadores espagnols, produits typiques de la société féodale aristocratique, obsédés par l’accumulation de l’or et de l’argent, qui ruinera l’Espagne. Même certaines tribus nomades, qui pillent l’Europe vers la fin de l’empire Romain, sont accumulatrices. L’accumulation, c’est l’objet même du pillage, et il est aussi vieux que l’humanité, et il y a eu des gens très riches dans toutes les sociétés depuis la nuit des temps.
Ce qui définit notre société n’est pas non plus qu’elle donne une part importante au commerce. Là encore, les hommes ont commercé depuis toujours. Le commerce international existait déjà au Néolithique, même s’il ne touchait souvent qu’une faible partie de la société. L’Asie, par exemple, a une très forte culture commerciale, notamment dans la diaspora chinoise que l’on retrouve en Thaïlande et en Malaisie, et cette culture existe également au Moyen-Orient et en Afrique. En fait, elle existe presque partout. Le commerce est source de dynamisme et de richesse, mais il ne correspond pas toujours à une culture d’innovation. Une société peut avoir une communauté marchande très dynamique mais ne pas être innovante et conserver des structures sociales et des modèles mentaux inchangés durant des siècles. D’ailleurs, l’historien David Gress observe que si l’on définit le capitalisme en termes d’entrepreneurs produisant selon des méthodes rationnelles et cherchant à vendre leurs produits sur un marché, alors le capitalisme n’a jamais été spécifique à l’Occident.
Pour l’économiste et historienne Deirdre McCloskey, la société qui émerge approximativement à partir du XVIIe Siècle n’est ni capitaliste, ni commerciale, mais bourgeoise. C’est une société qui reconnaît la dignité par le travail et le talent, en opposition au modèle mental médiéval de la dignité par la naissance. Mais là encore, le terme bourgeois ne semble pas définir correctement cette “nouvelle société”, car on peut être bourgeois et conservateur.
La société entrepreneuriale
Ce qui caractérise cette société, c’est la posture d’innovation. C’est la volonté d’améliorer sans cesse le monde qui nous entoure, et surtout de croire qu’on peut le faire, et le fait que cette amélioration soit socialement valorisée. Il s’agit d’une rupture fondamentale de modèle mental. Jusqu’au XVIIe siècle environ, c’est en effet la stabilité qui est socialement valorisée. Le changement est vu comme une menace. Le modèle mental dominant est en effet que le monde a été créé par Dieu et est donc parfait. Il existe un ordre céleste immuable. Tout ce qui le met en question est dangereux. Le mot innovation est donc péjoratif. La croyance selon laquelle la fixité est une chose plus noble et plus digne que le changement est d’ailleurs une tradition dominante dans la philosophie, qui remonte au moins jusqu’à Platon.
Dans son ouvrage Capitalisme, Socialisme et Démocratie, l’économiste Joseph Schumpeter, qui comme tant d’autres a adopté le terme de capitalisme pour la qualifier, indique en effet que cette société repose sur un processus d’évolution. Évolution du marché et des firmes qui le composent, évolution des technologies, évolution des goûts et des habitudes, etc. Le système est dynamique. Il est au contraire en perpétuel renouvellement, ne revenant jamais au même point, dans un processus de destruction créatrice, pour reprendre l’expression fameuse de Schumpeter, où l’ancien est remplacé par le nouveau, qui sera lui-même remplacé à son tour. L’accumulation, qui est nécessaire pour constituer un capital, est bien plus un préalable qu’un objectif, et ce préalable n’existe que dans certains domaines lorsque, par exemple, le lancement de l’activité nécessite un fort investissement initial, comme construire une usine. Il n’existe quasiment pas dans les activités de service.
Notre société n’est pas capitaliste, au sens d’une recherche d’accumulation, mais entrepreneuriale, au sens où elle repose sur l’innovation. Elle n’est pas innovante de façon gratuite, comme peut l’être l’art, mais elle utilise l’échange pour innover. Les deux sont indissociables. Certaines sociétés innovent sans commercer, d’autres commercent sans innover; la société moderne commerce pour innover, et innove pour commercer. Le changement, qu’il soit technique, moral ou social, est donc au cœur de la société entrepreneuriale.
Critiques morales de la société entrepreneuriale
Placer le changement au cœur de la société n’a jamais été totalement accepté, ni socialement ni intellectuellement. On parle encore aujourd’hui de “peur du changement”. On met souvent en avant plus ce que l’on peut perdre du changement plutôt que ce que l’on peut en gagner. Ainsi, il est caractéristique que l’écho principal donné au développement de Chat-GPT ait été pour en souligner les risques, beaucoup plus que pour en souligner l’intérêt et le potentiel formidable.
La révolution entrepreneuriale a ainsi suscité l’hostilité de nombre d’intellectuels, dès ses débuts. Le mouvement Romantique allemand est un long cri de protestation contre elle, plaidant pour un “réenchantement” du monde, un retour à celui d’avant la technique. Le modèle mental étant que le monde “naturel”, débarrassé de la technique, était “enchanté”. L’hostilité est également venue de ceux qui s’inquiétaient de l’ouverture de la boîte de Pandore que constituait la libération de cette énergie entrepreneuriale. Celle-ci ouvrait des possibilités inimaginables, et donc perçues comme potentiellement très dangereuses. Cette énergie étant subversive par nature, les élites ont très tôt voulu la contrôler.
Cette hostilité n’a pas disparu aujourd’hui, loin s’en faut, en particulier en France. Il y a ceux qui remettent explicitement l’innovation en question en voulant ralentir la société, voir aller vers la décroissance, et qui ont trouvé dans le changement climatique un nouvel argument très utile. Il y a aussi ceux qui veulent placer l’innovation sous tutelle d’une autorité morale, avec des expressions comme “Innovation for good”. Cette hostilité transparaît également dans un discours qui se développe depuis quelques mois selon lequel le monde ne sera pas sauvé par l’innovation, mais par une modification de nos modes de vie, un autre subtil argument pour placer l’innovation sous contrôle politique et moral. Nouveaux arguments bien pratiques pour des courants de pensée finalement très anciens.
La posture entrepreneuriale en question
Reconnaître que ce qui définit notre société depuis 400 ans n’est ni l’accumulation “capitaliste”, ni le commerce, ni la mentalité bourgeoise, mais l’esprit entrepreneurial est important parce que cela permet de mieux comprendre ce qui se joue en ce moment dans notre pays. Car nous vivons une évolution duale: d’une part, l’entrepreneuriat n’a jamais été aussi dynamique en France, et séduit une part croissance de la population; d’autre part, l’hostilité à cette culture entrepreneuriale et au progrès est en pleine ascension. C’est le résultat de cette opposition, en fonction de celui de ces deux courants qui prendra l’ascendant sur l’autre, qui définira la nature de notre société pour longtemps.
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26 réflexions au sujet de « Pourquoi notre société n’est pas capitaliste, mais entrepreneuriale, et pourquoi c’est important »
Oui les mots ont un sens et innovation n’est pas synonyme de progrès. Je vous renvoie a la conférence d’Etienne Klein intitulée “que reste t-il des lumières?” consultable sur you tube. Bonne semaine a vous !
La citation est de A. Camus, d’un commentaire sur Brive parrain.
le phrase est de Parrain citée par Camus
L’entrepreneuriat social serait donc le meilleur des deux mondes ?
tout entrepreneuriat est social
On qualifie généralement d’entrepreneuriat social celui qui – contrairement à la démarche des conquistadors, tribus pilleuses et autres accumulateurs des temps anciens et nouveaux – ne vise pas principalement à l’enrichissement des détenteurs du capital mais à l’amélioration du bien-être de toutes les parties prenantes, incluant notamment les salariés et la société dans son ensemble.
Avez-vous lu mon article???
Sans doute ma question initiale était-elle mal formulée.
Vous postulez que capitalisme = péjoratif = synonyme d’accumulation = pas spécifique à notre époque = pas forcément souhaitable (cf. les conquistadors). Vous déclarez en revanche que entreprenariat = propre à notre ère = innovation = volonté d’améliorer le monde. Il y a donc, me semble-t-il, dans l’entreprenariat social un modèle qui répond aux critères du second sans tomber dans les travers du premier.
certes mais l’entrepreneuriat tout court c’est pareil, il n’a pas vocation à accumuler. Mon article n’a pas d’autre objet que de dire cela. Après les nuances d’entrepreneuriat c’est autre chose.
Article intéressant comme d’habitude pour clarifier les concepts et notamment réagir à la simplification “capitaliste” utilisée à tort et à travers. En revanche, je ne crois qu’il soit ni bon ni pertinent d’opposer comme il est proposé ceux favorable à la culture entrepreneuriale (tenants du progrès et de l’innovation) et ceux qui ne le seraient pas. Déjà, une innovation est-elle un progrès par principe? Je ne le crois pas. Il faudrait aussi définir ce qu’est progrès. Qui me semble une notion bien relative et certainement pas un absolu.
Je crois plutôt que ce qui va caractériser nos temps à venir réside dans notre capacité à déployer des combinatoires de solution et pas de nous focaliser sur telle ou telle approche. En d’autres termes, il faudra être capitaliste, entrepreneur, conservateur, innovant, réactionnaire, etc… selon les circonstances. Ce n’est pas un modèle particulier qui est la clé mais plutôt notre capacité à choisir le bon modèle en fonction des circonstances. Et c’est évidemment bien plus difficile et bien plus incertain.
De quelle société est-il question? : celle de la France, l’Europe, l’occident quid des autres ? (chine, inde? … ).
L’opposition duale parait réductionniste: thèse l’entreprenariat, antithèse les “activistes ” du climat, il y a en gestation des possibilités de construction de “synthèse” dans un système planétaire beaucoup plus complexe: on s’approche des limites du bien-être au travail (des jeunes qui veulent associer leur travail et sens de la vie), de la démocratie, des contraintes de l’environnement, de la confrontation de différents modèles de sociétés (Occident contre l’Orient et les Tiers) ? ect …
lisez l’article svp je n’oppose pas les entrepreneurs et les activistes du climat, je dis que le problème du climat est utilisé par ceux qui s’opposent au progrès (alors que ceux qui ont une culture entrepreneuriale s’efforcent de trouver des solutions à ce problème)
Je pense l’avoir compris, ce qui me gène c’est qu’il ne fait pas allusion à une autre partie de la société qui voit que l’innovation qui n’est pas “canalisée” , produit des effets néfastes: les armes nucléaires, le pillage des ressources avec des produits à profusion, les différentes pollutions, les voitures électriques accidentées non réparables …
Ya des levetôt ici… Le climat est il un problème ? lisez Gérondeau “les chiffres du climat”. Sur le fond de l’article, il me semble manquer un point fondamental … La force disruptive de la société occidentale est de confier le pouvoir d’investissement à ceux qui savent de façon répétée avoir des rendements à deux chiffres. En quelques années, ces entrepreneurs (individus ou équipes) talentueux et chanceux ringardisent les capitalistes qui croissent à la vitesse de l’économie. La base de leurs croissances réside dans la rentabilité très élevée de leurs capitaux propres. Et leurs capitaux, propres, treso, valo en bourse , propriétés d’innovations … deviennent énormes. Les Gafam mais aussi Arnault et son LVMH , Musk … Avec ces capitaux ils décident pour tout le monde, la terre entière, où la société va aller, voire qui va être élu… Un entrepreneur ne vaut au XXIème siècle que s’il a des millions voire des milliards de clients. Les intellectuels, les politiques, les médias , les états, les capitalistes de connivence … ne peuvent que parler et freiner localement la dynamique.
Quelle régulation ? Seuls les clients et consommateurs pourraient dans le futur avoir une influence… mais les business models de leurs éventuelles organisations ne sont pas évidents. Et les grands entrepreneurs savent rendre leurs clients accros et sans capacités de négo voir Apple ou Vuitton.
Bonjour Philippe,
Je suis votre blog avec intérêt, merci pour tous ces éclairages.
Cet article me semble plus manichéen qu’à votre habitude.
Il y a certes des dynamiques entrepreneuriales / d’innovation qui sont prégnantes dans notre société, mais elles cohabitent avec des réflexes de rente et d’accumulation (capitaliste donc) qui sont très prégnants, voire prépondérants, et qui ont été renforcés par la financiarisation de l’économie depuis les années 1970 et son horizon court-termiste.
L’autre point sur lequel je me permets de rebondir est celui de la décroissance. Elle ne s’oppose en rien à l’innovation, elle me semble bien au contraire en être l’un des avatars les plus avancés : low tech, destruction des structures mentales, réinvention des modèles économiques, etc. La décroissance est une nécessité, elle sera subie ou choisie, mais dans tous les cas elle nécessitera des capacités d’innovation phénoménales.
Merci encore et au plaisir de lire vos prochains billets !
merci! la financiarisation et le court-termisme sont des notions morales qui ne reposent selon moi sur aucune réalité. Notre système n’est pas plus court-termiste “qu’avant”. Quant à dire que la décroissance est une nécessité, vous êtes libre de le croire et moi de ne pas le croire…
L’idée d’une accumulation “capitaliste”, ça me fait toujours penser à l’onc’ Picsou, pratiquant le crawl dans son coffre-fort rempli de “capital accumulé”. Et les frères Rapetou qui tentent toujours de percer un trou pour vider la “piscine”. Hélas, je crains que ne soit pas très éloigné de l’image (inconsciente ?) qu’ont pas mal de gens qui veulent “faire payer les riches” : un coup de perceuse et “à moi le kâpitall” (comme disait Marchi la cochonne).
Quant à la relation entre capitaliste et entrepreneurs, elle est quelque peut complexe… si j’ai accumulé du capital, et que je le dépense pour en faire une grosse fusée, tant qu’elle reste dans un coin, c’est un “capital immobilisé”. Je peux même lui définir un amortissement… Mais dès la seconde où je la lance, sauf récupération, elle disparaît du bilan, à l’instant précis où elle sert à quelque chose… Ça marche aussi avec les allumettes ou les doses de vaccin… C’est un capitalisme utilitaire, un outil (comme disait A. Hammer de son avion). Avec le risque de le perdre instantanément (cf. Enron…).
Sinon, à propos de ce que vous avez écrit sur le rapport entre entrepreneuriat et activisme, je dirait que confrontés à un même problème (environnemental ou autre), il y a ceux qui cherchent à le résoudre (et pour qui l’étude du problème n’est qu’un pénible préalable) et ceux qui comptent bien en vivre (et pour qui l’étude du problème est une fin en soi). On comprend que les seconds détestent les premiers, qui menacent leur carrière…
Personnellement, je pense qu’il y a effectivement des vrais entrepreneurs et cela est encouragé avec le statut d’autoentrepreneur (même s’il n’est pas parfait) mais je pense malgré tout que notre société fonctionne sur la base du capitalisme. Donc pour moi il y a bien des individus qui cherchent réellement à contribuer et apporter des idées nouvelles, mais c’est le modèle sociétal est malgré tout capitaliste. Parce que l’on vit dans une société où l’argent a le pouvoir. Où on formate le citoyen (et sa vie) pour qu’il consomme et surconsomme, pour qu’il vive sa vie à crédit (maison, voiture) et que les grosses compagnies s’enrichissent. Il suffit de voir youtube pour s’en apercevoir, maquillage, vêtements, gadgets technologiques, collectionneurs (de funko par exemple, où les gens achètent juste pour posséder, gardent tout dans des boites) etc….Alors oui il y a des entrepreneurs, mais c’est une question d’individus à mon sens, car pour moi le modèle sociétal n’est pas l’entreprenariat mais bien le capitaliste. Certains vont suivre sans réfléchir, d’autres devenir entrepreneurs, et d’autres essayer de vivre sans suivre ce modèle capitaliste, en vivant en autarcie (mais devinez quoi, c’est curieusement pour eux que c’est le plus difficile).
Alors non pour moi l’entreprenariat est plutôt une voie choisie par des individus, alors que le capitalisme est la voie imposée par la société, et on y est dedans dès que l’on nait, on ne fait ce choix que lorsque nous sommes adultes (parfois avant, mais c’est difficile).
Pour moi dire que nous ne sommes pas capitaliste, reviendrait à dire que nous ne sommes pas matérialiste, mais quand on voit le nombre de produits inutiles, déchets, gadgets, que notre société consomme et produit….oui nous sommes matérialistes. car nous sommes dans une société capitaliste. Après, ce sont les individus qui nuancent cela selon les choix qu’ils font.
Mais personnellement, en tant qu’artiste, je ne me suis jamais sentie encouragée par la société à être artiste. On m’a mis de force dans des boulots qui ne me convenaient pas, (et ce que pole emploi ou les autres font, pour répondre à une société capitaliste, puisqu’il faut faire de l’argent, pour consommer ensuite, et on a peu le droit d’avoir des envies différentes), car je devais faire de l’argent avant d’être vraiment heureuse ou de faire quelque chose que j’aimais vraiment. Ce n’est pas ma passion qui a été pris en compte, mais le désir égoiste des autres que je fasse du fric. Et pourquoi? pour consommer et surconsommer. Sinon on ne fait pas partie de la société, si on ne participe pas à ça. Donc oui nous sommes capitalistes.
Les grosses compagnies manipulent pour faire de l’argent et elles sont un pouvoir et une influence sur la masse.
Rendons tout d’abord à César ce qui appartient à César.
La citation : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », a pour auteur Albert Camus et provient d’un texte intitulé Sur une philosophie de l’expression, paru dans la revue Poésie 44 (1944).
Ensuite, je ne pas sûr que l’on puisse attribuer l’invention du mot « capitalisme » à Werner Sombart. En effet, Claude Jessua, professeur émérite à l’Université Panthéon-Assas (Paris II), auteur d’un fascicule intitulé « Le capitalisme » dans la célèbre collection Que sais-je ? indique que ce terme a été forgé au XIXe siècle par des socialistes français, comme Proudhon, Pierre Leroux ou Blanqui, qui désignaient ainsi le système économique et social de leur temps.
Puis, dire qu’il y eu des « gens très riches dans toutes les sociétés depuis la nuit des temps », c’est sans doute méconnaître l’histoire humaine des temps primitifs. En effet, dans des temps très reculés, à l’époque des premiers chasseurs-cueilleurs, il n’y avait pas de richesses à partager. Selon l’anthropologue Alain Testart, à qui l’on doit le fameux ouvrage Avant l’histoire L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac [2012, Gallimard], les richesses apparaissent avec les premières formes de propriété (propriété usufondée et propriété fundiaire), car sans propriété pas de richesses. De la même façon, dire que « les hommes ont commercé depuis toujours » et que « le commerce international existait déjà au Néolithique » est sans doute un peu exagéré.
C’est pourquoi, afin de suivre les recommandations pleines de sagesse d’Albert Camus et ne pas rajouter du désordre dans le monde, il vaudrait mieux clairement distinguer le système capitaliste du capitalisme, car le capitalisme n’est qu’une particularité du système capitaliste. De quoi parle-t-on exactement ? Système capitaliste : modèle économique fondé sur la production et l’échange de biens ou de services, au moyen d’une monnaie, qui s’effectue entre des agents ou des structures économiques dont les besoins en constante évolution sont régulés par des marchés. Ce modèle est aujourd’hui articulé autour d’un appareil, l’Etat, autour duquel gravitent d’autres organisations qui répondent à des besoins biologiques, sociaux ou politiques. Capitalisme : cadre mental primitif qui influence les rapports de domination entre les hommes et touche toutes les sphères de la société. Il institutionnalise ainsi les rapports de domination dans la société. Lorsqu’il se décline à l’économie, ce cadre engendre la structuration d’un régime économique dont le mobile est l’appropriation par les uns, à l’exclusion des autres, de la propriété des moyens de production — caractérisant stricto sensu la domination. Ce cadre mental gardant toujours, en l’occurrence, à l’égard de cette propriété, l’exclusion des autres ou l’inégalité vis à vis des autres comme principe fondamental. Régime économique : système économique institué dans les structures sociales (n’a pas seulement une forme théorique, il est mis concrètement en pratique et se vit au quotidien par des acteurs). Le capitalisme est donc un régime économique, au même titre que le collectivisme, qui d’ailleurs sont les deux seuls régimes économiques que l’humanité a connu depuis qu’elle a développé ses capacités à transformer la nature.
Cela dit, le problème de la société entrepreneuriale, c’est que, comme nous le fait comprendre Schumpeter dans sa Théorie de l’évolution économique [1999, Dalloz], l’acte d’innover ne paye pas. Pour obtenir un gain, il faut produire, c’est-à-dire créer une entreprise. C’est pourquoi, entrepreneur n’est pas un métier, introduire une innovation dans l’économie réclame pour en tirer profit d’aller plus loin ; l’entrepreneur doit ainsi se transformer en chef (ou dirigeant) d’entreprise. Mais de nos jours, en ces temps difficiles, il vaudrait mieux ne pas confondre entrepreneur et dirigeant d’entreprise, deux activités complémentaires mais qui nécessitent des qualités et des compétences humaines tout à fait différentes. C’est un peu comme si l’on comparaît un compositeur de musique avec un chef d’orchestre. Il est vrai que dans les deux cas, le passé avait commencé par confondre les deux.
Pour en revenir à l’innovation, à l’ère où la majeure partie de la population a du mal à « boucler ses fins de mois » et face à la difficulté de la tâche qui reste l’apanage de quelques individus quelque peu hors du commun, on voit mal comment chacun pourrait innover sans moyens conséquents pour y parvenir aisément.
Philippe Tonolo
Camus cite Parain…
“l’histoire humaine des temps primitifs”, dites vous ? C’est un peu le “mythe du bon sauvage” qui ressort, visiblement indestructible en dépit de tous les démentis.
Les “richesses à partager” ? Au paléolithique, il y en a au moins deux :
1) le silex (parce qu’on n’en trouve pas partout, de bonne qualité, et surtout pas dans les plaines alluviales, fertiles et riches en gibier)
2) les femmes (outre que le “brassage des gènes est une nécessité biologique, elles constituent une “monnaie d’échange”)
Quant aux “gens très riches”, ils se distinguent par la possession d’un harem (pour l’époque, c’est un peu une version “qui bosse” du coffre-fort d’onc’picsou)
Faut pas croire, l’étude de la préhistoire a fait quelques progrès depuis le XIXéme siècle “marxiste théorisant à la recherche d’exemples sur mesures”, entre “structures sociales” dans les cimetières et origine géographique du matériel. Surtout dans les régions où le climat et le faible peuplement ont favorisé la conservation des vestiges.
Au néolithique, “ça ne s’arrange pas” : la poterie fait l’objet d’un commerce (au long cours), notamment entre les peuples nilotiques et palestiniens. Et surtout, au néolitique toujours, on voit apparaître des “marques de propriété” sur des poteries de la vallée du nil, qui sont les “racines” de ce qui va devenir les hiéroglyphes. Et toujours les femmes et le silex…
Mais naturellement, avec les débuts du cuivre et (surtout) du bronze, c’est l’explosion d’un commerce “international” sur plusieurs centaine de km. Tout ça, en pleine préhistoire.
Et maitriser une techno est relativement mineur… C’est avant tout un problème de taille de groupe : dans la vallée du nil, avec l’agriculture néolithique, il faut une centaine de productifs (paysans) pour nourrir un seul improductif (forgeron, “chef”, économiste…).
Propriété, commerce : tout est là… Il ne manque que l’écriture.
De vrais petits capitalistes, et tant pis pour “le bon sauvage”.
Je suis resté très primaire.
Pour moi, le rôle de l’économie est de fabriquer les biens et services dont les agents économiques ont besoin.
J’ai appris aussi que la production de ces biens est fonction de la quantité de travail et de capital mis en oeuvre.
J’en déduis donc que plus on dispose de capital, plus on peut espérer produire de biens et services pour le plus grand bien des humains. Sauf bien sûr à produire des biens sans intérêt dans le seul but de retirer un profit de l’opération. Mais des dérives, il y en a dans tous les systèmes.
Je suis donc capitaliste.
Je suis très réservé quant-au “marketting” dont l’objectif est trop souvent de pousser à l’achat de biens inutiles, ou de créer des envies uniquement pour faire du profit.
Je n’ai vu aucune référence aux ressources nécessaires à l’entrepreneuriat. Or, les ressources ne sont pas infinies, et sont déjà surexploitées. Faire l’apologie d’une démarche ultimement vouée à l’échec ne me paraît pas très intelligent.
Un élément essentiel me semble manquer: la propriété privée des moyens de production. Sans cela, on tombe dans la socialisation de la société, et l’histoire nous montre que quand ça arrive, tout fout le camp. Les mages marxistes ont réussi cette combinaison extraordinaire, la servitude ET la pénurie!
Notre société est totalement capitaliste puisqu’il faut du capital pour innover. Le système est complètement trusté par les gros et les puissants, tout entrepreneur sait cela et l’a expérimenté
Il me semble qu’il existe dans notre société une tension entre capitalisme entrepreneurial et capitalisme administré, ainsi qu’entre innovation et conservatisme. Je comprends votre proposition, mais pour moi il s’agit d’un projet et d’une légitimation morale de celui-ci. Même si en France et dans les pays anglo-saxons nous ne sommes pas dans un système soviétique (mais enfin je trouve qu’en France nous sommes dans une processus de soviétisation à différentes échelles) cependant il y a des pans entiers de l’économie qui sont bloqués contre des logiques d’entrepreneuriat (la persistance de l’industrie médiatique traditionnelle me semble en être un bon exemple), sans que cela soit ni marginal ni accidentel.
Je pense que sans argumentation et description systémique, on est ici plus dans l’incantation. Je ne vois par d’argument décisif pour dire que parler de capitalisme est erroné et que parler d’entrepreneuriat est plus précis, même si l’entrepreneuriat est un moteur important de notre dynamisme social. Par contre il me semble que réduire le capitalisme à une logique d’accumulation me semble très restreint : il s’agit plutôt de logiques de concentration de moyens (pas uniquement d’argent) pour créer des leviers dans une projection dans l’action. Évidemment on peut considérer rapidement que toute convocation de moyens dans une action est de l’entrepreneuriat et donc faire passer toutes nos structures sociales avec comme si elles allaient de soi, sans aucune construction historique collective, là encore ça mérite analyse d’une part, et d’autre part s’attarder plutôt sur la question de la concentration me semble plus pertinent. Notamment ça permet de constater que l’état et l’industrie sont aussi du même ordre, et il est alors possible d’avoir une approche critique de l’efficacité du système capitaliste à l’aune de l’entrepreneuriat même si on le considère comme unique forme de convocation des moyens (ce dont je doute sincèrement), quel que soit son niveau d’administration : comment le levier permis par la concentration réussit-il à agir comparativement à une structure en réseau par exemple ? Cette question de structure n’est même pas révolutionnaire ni limitée aux organisations sociales humaines. D’ailleurs si notre système était, en gros, la convocation de moyens d’action (je pars du principe que c’est ce que vous appelez “entrepreneuriat” pour que ça devienne indiscutable), comme de toutes façons nous sommes des être vivants et que c’est complètement général, ça ne peut justement plus être une distinction de système et ça ne décrit plus grand chose.
Pour aller vite, moi aussi, car honnêtement ce sujet mériterait un livre, je dirais que nous sommes bien dans un système capitaliste, avec des dynamiques sociales qui ont toujours été présentes comme l’entrepreneuriat (et d’autres) qui atteignent des niveaux de développement qui mettent à mal le système actuel (si on transformait les salariés en entrepreneurs dans un ordre de grandeur important, on aurait même une révolution de nos institutions très rapidement). On peut toujours dire que notre système est “plus fort” que jamais, on se retrouve avec un niveau qualitatif qui nous oblige à nous réorganiser et où toute tentative de rigidification à partir de maintenant débouchera sur un appauvrissement général, même pour les entrepreneurs, avec une remise en question du contrat social qui, en effet, promet en partie une priorité à l’entrepreneuriat. Les phénomènes de rupture sont relativement bien mesurés désormais, à tous les niveaux d’ailleurs parce qu’on peut aussi regarder ce qui se passe au niveau des structures familiales, et s’il y a rupture donc discontinuité ça ne me semble en effet pas être sur l’entrepreneuriat, donc sur autre chose et je propose qu’il s’agit des logiques de concentration propres au capitalisme, le système en question.
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