Tant pis pour les fourmis: Pourquoi une organisation ne sera jamais simple

Personne n’aime la bureaucratie. Nous rêvons tous d’une organisation simple et efficace, avec des processus clairs, des mécanismes de décision sans ambiguïté, un organigramme pour savoir qui fait quoi. Pourtant c’est impossible, et, oui, c’est plutôt une bonne nouvelle.

L’organisation est une des inventions les plus importantes de Sapiens, notre espèce. En substance, nous sommes un animal social qui, lorsqu’il est confronté à un défi, se tourne vers ses semblables et demande: « Qui peut m’aider à répondre à ce défi? » C’est avec l’organisation que nous répondons aux défis que nous rencontrons. Dans l’évolution, le trait le plus important pour la survie n’a d’ailleurs pas été l’intelligence, mais la sociabilité. Ceux qui survivent ne sont pas les plus intelligents, mais ceux qui réussissent à faire partie d’un groupe qui va les nourrir et les protéger.

Nous ne sommes bien-sûr pas la seule espèce à fonctionner de façon collective. Abeilles, fourmis, singes, loups et éléphants forment également des collectifs. Mais les abeilles et les fourmis ont une existence largement automatique et sont toutes génétiquement liées. Elles font la même chose depuis des millions d’années. Singes, loups et éléphants ont des comportements sociaux plus sophistiqués, mais qui restent relativement inchangés, et visent des buts relativement simples: se nourrir, se défendre, se reproduire. Ils ne peuvent exister que dans des petits groupes car ils doivent se connaître individuellement et être en contact permanent les uns avec les autres pour pouvoir vivre ensemble. Une meute de loups est une création sophistiquée, mais qui ne peut fonctionner que par une gestion directe. Elle ne peut pas créer une filiale en Italie, par exemple, car les loups ne savent pas gérer à distance.

Nous sommes la seule espèce à pouvoir faire travailler ensemble des gens qui ne se connaissent pas, en très grand nombre, et sur des tâches non routinières. Ce qui distingue Sapiens, c’est donc de pouvoir créer des collectifs complexes de très grandes tailles, c’est-à-dire des organisations.

Ces collectifs sont complexes parce qu’ils visent à résoudre des problèmes complexes. Chasser et cueillir peut être fait de façon efficace par des petits groupes. Créer un système d’irrigation, gérer une ville, cultiver des champs, concevoir et fabriquer une voiture, élaborer un contrat d’assurance, nécessitent une organisation complexe. Ces tâches ne peuvent pas être accomplies par une structure simple et immuable, fonctionnant de façon routinière.

Pour faire fonctionner l’organisation complexe, Sapiens a inventé le management. Une fourmilière n’a pas besoin de management. Elle fonctionne de façon automatique. Le management consiste à élaborer et mettre en œuvre des réponses aux défis que l’organisation rencontre. Une partie de ces défis sont routiniers (semer à l’automne et récolter au printemps), mais tous ne le sont pas. Si les défis changent, cela signifie que la réponse doit changer. Pour répondre au défi de l’efficacité économique, par exemple, une structure centralisée sera une meilleure réponse qu’une structure décentralisée. Pour répondre au défi de l’innovation et de l’adaptation, l’inverse sera vrai.

Au cœur de l’organisation: les tensions

Or l’organisation doit souvent répondre aux deux défis à la fois: efficacité économique et innovation. Elle ne peut donc pas décider d’être totalement centralisée ou totalement décentralisée. Elle doit être un peu les deux. Elle doit maintenir un équilibre, ou plutôt une tension, entre les deux. Il ne peut jamais y avoir de solution absolue. Et cette tension se retrouve sur de très nombreux plans. La stratégie doit être directive mais elle doit aussi laisser place à l’initiative des équipes. Il faut avoir une diversité de profils, mais garder des cadres de références communs. Définir les processus mais laisser une part de flexibilité. S’adapter aux besoins des clients, mais contrôler l’explosion des coûts. Et la liste se poursuit à l’infini. Ces tensions jamais résolues sont naturellement génératrices d’ambiguïté et d’incertitude: on ne sait pas vraiment comment et par qui est prise la décision. Les lignes hiérarchiques ne sont pas claires. Les profils de postes non plus. Les responsabilités encore moins. Mais il y a une limite infranchissable au-delà de laquelle cette incertitude ne pourra pas être résolue.

Autrement dit, la croyance qu’il serait possible d’avoir une organisation où tout est clair et simple est largement illusoire. Qu’il y ait parfois des excès de complexité (bureaucratisation) et des pathologies organisationnelles, c’est évident. Mais nous ne sommes pas des fourmis et une organisation humaine n’est pas une fourmilière. Elle a une complexité intrinsèque qu’on ne réduira jamais, pour la simple raison que cette complexité est la condition de son fonctionnement. Le cœur de l’organisation est un paquet de tensions, et leur existence n’est pas une marque de mauvaise gestion. Plutôt que d’espérer les faire disparaître, l’enjeu est au contraire de les accepter, car bien gérée, une tension est aussi une source d’énergie. Un degré de centralisation apporte l’efficacité; un degré de décentralisation apporte la réactivité. Jouer de cette tension, selon les périodes, selon les domaines, selon les pays dans lesquels nous sommes implantés, par exemple, offre un degré de latitude et de créativité qui est l’essence même du management. En bref, n’espérez pas supprimer les tensions pour simplifier; c’est illusoire et cela tuerait l’organisation; apprenez au contraire à les gérer pour en tirer parti!

➕ Sur le même sujet on pourra lire mes articles précédents: 📃La complexité n’est pas synonyme d’impuissance; 📃Faire la peau à la bureaucratie: Et si c’était la mauvaise question?

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3 réflexions au sujet de « Tant pis pour les fourmis: Pourquoi une organisation ne sera jamais simple »

  1. Le code génétique des Sapiens est resté le même. Pourtant Sapiens ira sur Mars. Les fourmis sont restées les mêmes. Et leur condition semble ne pas avoir beaucoup changée. Au delà de la génétique. Peut être au delà de l’epigénétique. La transmission des savoirs semble être une clé. L’organisation seule, celle des fournies par exemple, n’y suffit pas. Cette transmission intergénérationnelle, non génétique, ne peut être le fruit que d’une organisation, complexe et de capacités associées. La capitalisation. Notre capacité d’organisation nous à permis, avec le même génome que nos ancêtres premièrs Sapiens, d’aller dans l’espace.
    La capitalisation semble avoir accélérer l’évolution de Sapiens. Suivant une échelle de temps sans commune mesure avec l’évolution selon Darwin.
    L’intelligence comme architecte du lien social. Transgénerationnel. L’intelligence comme moteur d’évolution. Le lien social comme conséquence. C’est l’intelligence qui permet le lien social avec ses contemporains. Et avec les générations antérieure et postérieure. Par l’éducation notamment. L’écrire certainement.
    Intelligence comme moteur d’évolution.
    L’intelligence comme moteur d’organisation.
    La complexité comme moteur d’intelligence.

  2. Dans le cas de la bureaucratie l’objectif de l’organisation est d’augmenter la complexité en vue de perdurer et de s’étendre. Des objectifs évolutionnistes au rebours de la satisfaction des besoins autres que les siens.

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