La complexité n’est pas synonyme d’impuissance

Nous vivons dans un monde complexe. Le terme est galvaudé mais il correspond à une réalité. Nous pouvons nous sentir dépassés par celle-ci et céder au renoncement. Pourtant, il est possible d’agir en complexité. Pour cela, il faut en comprendre la véritable nature.

Entre 1958 et 1962, Mao lance la campagne dite des « quatre nuisibles », incitant les Chinois à tuer les moineaux, les moustiques, les rats et les mouches. Les moyens techniques étant limités, le gouvernement a l’idée d’inciter les écoliers à capturer des rats et à les rapporter au siège local du parti contre une récompense. La campagne rencontre un énorme succès, jusqu’au jour où on se rend compte que les gens se sont mis à élever des rats. Mao découvrira ainsi que nous vivons dans un monde complexe, où les solutions d’aujourd’hui, si elles ignorent cette nature, créent les problèmes de demain.

Comment les problèmes sont-ils résolus? Principalement par une démarche analytique. Analytique vient du Grec analusis, dérivé de analuein, qui signifie défaire une trame, d’où dissoudre, décomposer et examiner en détail. Le principe de la pensée analytique est donc le découpage: un problème compliqué est décomposé en sous-problèmes plus simples. La démarche est la suivante: dans un premier temps, on formalise le problème de façon explicite, par exemple sous forme de formule mathématique, comme lorsqu’on doit calculer (3+8)x(5+2). Puis on le décompose. Ici, on calcule d’abord 3+8=11, puis 5+2=7. Une fois cela fait, on recompose, ici en effectuant la multiplication 11×7=77. Cet exemple très simple est en fait très général: formalisation, décomposition, recomposition. De façon implicite, mais très importante, il est supposé que la résolution des sous-problèmes entraîne la résolution du problème. Une fois que j’ai résolu les sous-problèmes, je n’ai plus qu’à recomposer, il n’y a plus rien à résoudre.

Cette méthode marche remarquablement bien pour les problèmes compliqués, notamment dans le domaine technique. Une montre est un objet compliqué; le tout est strictement égal à la somme des parties. Le fonctionnement de la montre est parfaitement décrit en décrivant le fonctionnement de ses composants. Elle ne marche plus avec les problèmes complexes. Un problème est complexe notamment lorsque ses composants interagissent entre eux. Une organisation est un système complexe, le tout est largement supérieur à la somme des parties (sinon l’organisation n’aurait pas d’objet et le monde économique ne serait le fait que d’individus indépendants vendant leurs services). On peut parfaitement en analyser tous les départements (comptabilité, production, qualité, etc.) et pourtant ne pas être capable d’en comprendre le fonctionnement. Avec un problème complexe, une partie peut en outre être supérieure au tout: par exemple, le problème de telle banlieue est dû à la pauvreté et au trafic de drogue; ce dernier est un immense problème en lui-même, composé de nombreux sous-problèmes… dont la pauvreté. En outre, parce que ce sont des constructions sociales, et non de la matière morte, ils sont aussi réflexifs. Si j’accentue la lutte contre le trafic de drogue, je peux augmenter la pauvreté parce que les dealers n’ont plus de revenus, ce qui va augmenter la délinquance. Les problèmes s’entremêlent, les causes aussi; surtout ils évoluent avec le temps. Ils sont polymorphes et sujets aux effets pervers: on augmente le prix de la cigarette pour décourager sa consommation dans le cadre d’une politique de santé, ce qui entraîne l’augmentation des trafics.

Nostalgie ou impuissance

La complexité de nos sociétés modernes a depuis longtemps préoccupé les penseurs. Certains, qu’on peut qualifier de réactionnaires, ont souhaité un retour à la société « d’avant », vue comme un idéal pastoral de simplicité. Les appels récurrents à la simplification sont une pensée similaire, car ils supposent qu’on peut simplifier une société complexe, ce qui n’est vrai que dans une certaine mesure. Nous avons bien-sûr tous vécu des exemples de situations ubuesques où la complexité est le produit d’une dérive bureaucratique, et il n’y a aucun doute qu’il faut lutter contre celle-ci. Mais penser qu’on peut simplifier un monde complexe, c’est en ignorer la nature. D’autres penseurs, qu’on peut qualifier de pessimistes, ont eux conclu que la complexité rend impossible l’action humaine.

Pourtant les deux ont tort. On peut à la fois reconnaître la complexité inhérente à la société humaine, qu’on ne réduira jamais totalement, et se donner la capacité d’agir. La clé réside toujours dans notre capacité à décomposer un problème pour considérer un sous-problème qui soit de taille raisonnable. Mais cette décomposition ne peut pas se faire de façon analytique, comme nous l’avons vu. Elle doit se faire différemment. Pour cela, on doit faire appel à une propriété que j’ai déjà évoquée et qui porte un nom barbare, la quasi-décomposabilité (QD). De façon simple, la QD consiste à identifier les composants d’un système complexe qui interagissent fortement entre eux. C’est un « regard » qu’on porte sur le système pour mettre en lumière les composants qui s’influencent fortement et ignorer les autres.

Dans un article, écrit avec mon confrère Dominique Vian, publié dans la Harvard Business Review, je donne l’exemple (très simplifié) du télétravail. Un important frein à son développement est le manque de confiance: le manageur craint que son collaborateur ne travaille pas vraiment, et ce dernier craint qu’éloigné du siège, il ne soit oublié. Le télétravail et la confiance sont donc fortement liés, ce qui suggère des pistes d’action. Qu’en est-il du télétravail et de la guerre en Ukraine ? Les sanctions réduisent l’accès à une énergie peu chère venue de Russie, qui influence le coût du transport, qui augmente l’intérêt pour le télétravail. Il y a donc un lien entre la guerre et le télétravail, mais il est faible et il n’y a pas intérêt à essayer de l’exploiter en priorité. L’idée est donc que si tous les sujets sont liés, certains le sont plus fortement que d’autres, et que c’est sur eux qu’on peut se concentrer. On identifie ainsi des moyens qui n’étaient pas visibles quand les sujets étaient séparés.

La complexité de notre société est inéluctable. Il ne s’agit pas d’essayer de la réduire, car c’est aussi ce qui fait sa richesse. Un monde simplifié de force serait d’un ennui terrible car nous ne sommes pas des fourmis. Cette complexité n’empêche cependant pas l’action transformatrice, pourvu que celui qui agit ait conscience de la véritable nature de cette complexité et qu’il ait compris cette propriété un peu étrange qu’est la quasi-décomposabilité. On peut regretter qu’elle soit à ce point ignorée de gens qui pourtant sont des experts en la matière. Il faut sans doute y trouver là la raison d’une certaine résignation ou au contraire, de la persistance de politiques contre-productives, voire de fuites en avant utopiques. Alors emparez-vous en, et jetez-vous dans la complexité du monde avec joie!

Pour en savoir plus: La quasi-décomposabilité, un concept important pour l’innovation et l’entrepreneuriat.

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4 réflexions au sujet de « La complexité n’est pas synonyme d’impuissance »

  1. La complexité… Cause première de l’inefficience de tout ce qui ressemble à une planification centralisée, qu’elle soit « soviétique » ou « capitaliste ». En fait, tout cela ne fonctionne (plus ou moins) que parce que les gens « trichent » avec le système. Il y a quelques années, la direction de Boeing avait imposé un nouveau système de gestion informatique, avec ordre donné au personnel d’obéir à la machine. Conforté au « choc de la réalité », tout a coincé, et Boeing est resté plusieurs mois sans pouvoir produire un seul avion. Il manquait toujours quelque chose quelque part… Par expérience, je dirais que la production a repris quand le personnel a compris comment « léser » l’ordinateur (personne n’ayant détrompé la direction quant à la pertinence de sa décision : qui a envie d’être un martyr ?).
    Vous citiez les économistes de Mao… Ils ont aussi tué les moineaux, ils ont eu les mouches et les moustiques à la place… En 1940, les anglais ont massacrés les chats (bouches inutiles). Ils ont eu les rats… Ce n’est même pas de la complexité, juste une simple rétroaction.
    Accessoirement, beaucoup de réflexions sur la complexité oublient les notions de temps, et d’objectifs. Je me situe dans une logique d’analyse de la valeur : avec l’heure d’été, le but était d’économiser l’électricité servant à l’éclairage. On a mis en balance les problèmes de rythme circadien (notamment sur le bétail et les enfants), de coût de modification des horaires de trains, etc. C’est la complexité en action, avec des discussion sans fin. Avec l’éclairage par LED, le coût en a été divisé par 5 : le but initial a (quasiment) disparu. J’ai souvent l’impression que personne ne s’en est rendu compte… Le canard sans tête continue sa course.
    D’ailleurs, l’heure unique a été instaurée uniquement pour les besoins des voyages en train. À l’époque de la généralisation des GPS, l’intérêt en est devenu marginal, le coût est toujours là.
    Mais qui connait l’analyse de la valeur ? Avec traçabilité des objectifs ?

    Pour conclure, « La complexité rend impossible l’action humaine » ? Non, mais elle peut rendre impossible sa gestion, ce qui est beaucoup moins grave. Le « monde d’avant » n’était pas « moins complexe », juste beaucoup moins « géré »

  2. Un angle de vue oublié par cet article : les hommes, depuis leur émergence en tant qu’homo sapiens creator , ne cessent de tenter d’augmenter la complexité de leurs organisations. C’est le tâtonnement fondamental . La plupart échouent , mais de temps en temps, une organisation plus complexe est à la fois assez stable et capable de croissance … jusqu’à ce qu’elle bute sur des limites. La nature des sociétés humaines est d’aller aux limites de complexité du moment. Un primate d’autrefois serait étonné de voir comme notre complexification s’est éloigné de sa bande de quelques dizaines pour faire interagir 8 milliards d’individus accumulés sur la même Terre, et ses climats si différents. La complexité augmente sans cesse parce que , globalement, elle est féconde et permet la croissance de la matière pensante… Et tous ceux qui trouvent que c’est trop complexe sont sincères mais les vrais pionniers sont ceux qui travaillent à dépasser les limites sur lesquelles nous butons et augmenter la complexité maitrisée….

  3. Intéressant cette idée de QD. Cela ne porte pas ce nom mais fait partie depuis longtemps de l’intervention clinique en socianalyse.

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