L’attaque surprise est la plus vieille tactique militaire de l’humanité. Elle repose sur l’idée que la stratégie est un paradoxe, c’est-à-dire qu’il peut être payant de faire quelque chose qui va sembler totalement illogique à l’adversaire. Elle repose aussi sur l’idée de tromperie, qui nécessite une fine compréhension de l’adversaire et de ses croyances. Ce sont ces croyances qui rendent la surprise possible. Regardons-le sur un exemple tragique, celui des attaques terroristes toutes récentes du Hamas contre Israël le 7 octobre dernier.
Ces attaques constituent sans aucun doute une surprise stratégique. Surprise, parce qu’il ne fait aucun doute que l’intégralité de l’appareil d’Etat israélien a été totalement surpris, et stratégique, parce que l’attaque a une ampleur extrêmement importante, par son nombre de victimes (environ 1400), par sa nature (atrocités commises sur des civils) et par ses conséquences. Dans mon ouvrage Constructing Cassandra, je définis une surprise stratégique comme “la prise de conscience soudaine que l’on a opéré sur la base d’une estimation erronée rendant incapable d’anticiper un événement ayant un impact significatif sur ses intérêts vitaux”. Autrement dit, nous sommes surpris parce que nous avons basé notre compréhension du monde sur un modèle mental, c’est-à-dire un ensemble de croyances, erroné et les conséquences sont très importantes.
Quel était le modèle, côté Israélien, le 7 octobre? Martin Indyk, un haut responsable de la diplomatie américaine spécialiste du Moyen-Orient, a été l’un des tout premiers à essayer d’analyser les raisons de la surprise des Israéliens dans un entretien qu’il a accordé au magazine Foreign Affairs juste après l’attaque. Cet entretien nous permet d’identifier au moins cinq croyances aveuglantes.

Cinq croyances aveuglantes
Première croyance: “Un mur solide va nous protéger des incursions”. La croyance est que les franchissements ne seront que des incursions sporadiques relativement improvisées. Le jour où les entrées sont une attaque délibérée avec des moyens lourds, le mur ne protège plus. Comme pour la ligne Maginot, le problème vient de ce que l’adversaire ne se comporte pas comme nous l’avions supposé. À l’extrême, le mur oblige l’adversaire à concevoir une attaque massive, les incursions sporadiques n’étant plus possibles. Autrement dit, l’excès de protection limite les petites attaques, mais rend plus probable une attaque massive, et celle-ci a plus de chance de réussir. C’est un effet pervers classique de la protection.
Deuxième croyance: “Si nous laissons le Hamas se renforcer, cela va diviser les Palestiniens, et donc renforcer notre sécurité”. Diviser son ennemi paraît la logique même, mais renforcer l’une de ses factions peut conduire à un effet pervers, surtout quand on en comprend mal la véritable nature (voir cinquième croyance).
Troisième croyance: “Nous savons ce que font les Palestiniens grâce à nos moyens d’espionnage sophistiqués, donc nous ne serons pas surpris.” Nous avons là l’hubris, c’est-à-dire l’excès de confiance, propre à celui qui se sent ultra-dominant grâce à ses moyens, notamment technologiques. Un modèle mental associé, et qui permet cette hubris, c’est de croire que tout savoir d’un adversaire permet d’en anticiper le comportement. Ce qui n’est malheureusement pas vérifié dans l’histoire. Les Américains savaient tout de la marine impériale japonaise en 1941 et ont pourtant été totalement surpris par l’attaque de Pearl Harbor.
Quatrième croyance: “Jamais le Hamas n’osera lancer une attaque majeure”. Ici la croyance est que le Hamas sait qu’il serait battu à plate couture, que la population palestinienne se retournerait contre lui à cause des conséquences. Le modèle mental consiste à projeter sa propre rationalité sur celle de l’adversaire; à croire qu’il pense comme nous. Ces deux croyances sont contestables: d’une part, le Hamas ne cherche pas, dans son attaque, à envahir Israël, mais peut-être simplement à provoquer une sur-réaction de ce dernier pour le pousser à la faute (un gigantesque massacre de Palestiniens qui retournerait l’opinion internationale). D’autre part, le Hamas a les moyens de dominer cette population au besoin de façon violente, comme il l’a montré de nombreuses fois.
Cinquième croyance: “Le Hamas a intérêt à investir dans une paix de long-terme dont tout le monde bénéficiera”. Ici le modèle mental consiste à penser que ce que veut tout mouvement “politique” est la paix. Or tout mouvement n’est pas nécessairement politique, et ce que veut le Hamas c’est la destruction d’Israël. On a ici une incapacité à comprendre la véritable nature de l’adversaire, à croire que ses modèles sont les nôtres, alors que ses intentions sont parfaitement explicites depuis toujours.
Il y a naturellement d’autres croyances à examiner, mais les 5 ci-dessus illustrent bien le mécanisme de génération de la surprise: elle ne résulte pas d’un manque d’informations, mais du sens que l’on donne à ces informations, et ce sens résulte du filtre de nos croyances.
Une discipline impérative: Revisiter ses croyances
Il ne s’agit évidemment pas ici d’établir des conclusions définitives sur les causes d’un événement encore très récent, et sur lequel l’information est donc nécessairement limitée. Il s’agit de montrer le rôle que jouent nos modèles mentaux, c’est-à-dire nos croyances, dans la génération d’une surprise. On peut le résumer ainsi: ce par quoi nous sommes surpris dépend de ce que nous croyons. Car si la surprise résulte en partie de l’intelligence tactique de l’attaquant, bien-sûr, elle repose aussi et peut-être surtout sur un enfermement dans des croyances fausses ou obsolètes de la victime. Même si toutes les surprises ne sont pas inévitables, il est indispensable pour toute organisation, qu’elle soit privée ou publique, civile ou militaire, d’organiser un examen systématique et régulier de ses croyances fondamentales pour éviter cet écueil. Cela doit constituer une discipline à part entière.
📖 Mon ouvrage (en anglais) sur les surprises stratégiques: Constructing Cassandra – Reframing Intelligence Failure at the CIA, 1947-2001
🎧 Cet article est disponible en format audio podcast: Apple Podcast – Google Podcast – Tumult – Deezer – Spotify – Podinstall
📬 Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à vous abonner pour être averti des prochains par mail (“Je m’abonne” en haut à droite sur la page d’accueil). Vous pouvez également me suivre sur linkedIn et sur Twitter.
6 réflexions au sujet de « Comment nous sommes surpris: une analyse de l’attaque terroriste du 7 octobre 2023 en Israël »
Bonjour Philippe, comme d’habitude, vous faites preuve d’un grand discernement. La carte est bien loin d’être le territoire ….
🙏
Très intéressant…
Je me demande quand même si l’expression “modèle mental” est la plus appropriée. S’agissant de la “surprise stratégique” d’octobre 1973, on a écrit (et la commission d’enquête l’a confirmé) que l’erreur des services de renseignements israéliens (et d’abord ceux de l’armée, bien plus que le Mossad) a été de tout analyser au regard d’un “concept”. Mais le mot est le terme anglais, et je crois qu’il faudrait plutôt, en français, parler de “conception”: ils avaient une conception du monde – en tout cas du monde arabe – qui les amenait à écarter ou dévaluer les faits non conformes avec cette conception.
C’est très bien analysé dans le livre “Philosophie du renseignement, Logique et morale de l’espionnage”, d’Isaac Ben-Israël, un ancien général de l’armée de l’air israélienne.
Cette erreur tragique (comme l’est celle d’aujourd’hui) a amené les services de renseignements israéliens à modifier en profondeur leur façon de travailler, en instaurant un service qu’ils ont appelé, si ma mémoire est bonne, “L’avocat du diable”: ce service était chargé de prendre la défense systématique de la thèse inverse de celle qui prévalait dans les services.
On en trouve une illustration cinématographique dans le film “World War Z”, avec Brad Pitt. Dans le contexte d’une épidémie mondiale qui transforme les humains en zombies, Brad Pitt, qui joue le rôle d’un responsable des Nations Unies, va à Jérusalem, où les services secrets ont construit un immense mur pour se protéger des zombies (ce qu’ils n’arriveront pas à faire jusqu’au bout, évidemment…).
Et il y a ce dialogue entre le personnage joué par Brad Pitt, Gerry Lane, et l’officier du Mossad, Warmbrunn (la traduction est de moi) :
Gerry Lane: Comment Israël a-t’il su ?
Warmbrunn: Nous avons intercepté un communiqué d’un général indien qui disait qu’ils combattaient des « zombies », littéralement des « non-morts ».
Lane: Alors vous, Jurgen Warmbrunn, officier supérieur du Mossad, décrit comme prudent, efficace, pas très imaginatif, vous avez fait construire un mur parce que vous avez lu un communiqué qui comportait le mot « zombie » ?
Warmbrunn: Exprimé de cette façon, je serais également sceptique. Dans les années 30, les Juifs refusèrent de croire qu’ils pouvaient être envoyés dans des camps de concentration. En 1972, nous avons refusé d’envisager un massacre pendant les Jeux Olympiques. Dans le mois qui a précédé la Guerre du Kippour, nous avons vu des mouvements de troupes arabes et nous avons unanimement conclu qu’ils ne constituaient pas un danger ; un mois plus tard, l’offensive arabe nous a presque repoussés à la mer. Alors, on a décidé d’opérer un changement radical.
Lane: Un changement ?
Warmbrunn: “Le dixième homme’’. Si neuf d’entre nous disposant de la même information arrivent à la même conclusion, il est du devoir du dixième de ne pas être d’accord. Aussi improbable que ça puisse apparaître, il doit commencer à réfléchir à partir de l’hypothèse que les neuf autres ont tort.
Lane: Et vous avez été ce dixième homme ?
Warmbrunn: Exactement. Puisque tout le monde avait conclu que cette utilisation du mot « Zombie » signifiait tout autre chose, j’ai commencé mes recherches à partir de l’hypothèse que quand ils parlaient de « Zombies », ils voulaient vraiment dire « Zombies ».
Ben, là, comme en octobre 1973, il a manqué “le dixième homme”…
[J’ai voulu en faire un post sur LinkedIn, et puis je me suis dit que j’allais me faire agonir d’insultes pour avoir laissé entendre que les habitants de Gaza étaient des zombies… J’ai laissé tomber…]
Comme il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis, j’en ai fait un post…
https://www.linkedin.com/posts/bruno-sentenac-61065826_comment-nous-sommes-surpris-une-analyse-activity-7125430983922716672-5TM4?utm_source=share&utm_medium=member_desktop
Bonjour,
Je réagis sur votre conclusion qui m’interpelle, à travers une petite digression. Je pense aussi que certains sujets exigent de s’exprimer sur notre propre espace (blog) plutôt que sur les réseaux sociaux.
Evidemment pour les raisons classiques qu’on connaît : explorer des sujets en profondeur, attirer un public plus ciblé, également parce que le contenu d’un blog est considéré comme plus fiable que ce qui est partagé vite fait sur les réseaux sociaux.
Mais aussi parce que l’interaction en temps (quasi) réel sur les réseaux sociaux, qui s’adressent à un public plus large, font craindre des réactions épidermiques… justement comme sur ce type de sujet qui partage beaucoup l’opinion en ce moment. 😣 Linkedin n’est pas épargné, bien entendu.
C’est une évidence, vous avez bien fait. 🤐
Très bonne analyse avec un petit bémol pour la 5ème croyance…
Il me semble que l’histoire est remplie d’exemples qui montrent que le modèle mental “tout mouvement politique veut la paix” est largement à remettre en cause, et ce par-delà le conflit Israëlo-Palestinien.
Les commentaires sont fermés.