Quand l’État est facteur d’incertitude

En théorie, selon notre modèle mental dominant, l’État est l’acteur qui fixe le cadre. Il est un facteur de stabilité, un réducteur d’incertitude dans un monde incertain. Il est, pour reprendre une fameuse expression, le « maître des horloges ». Il est celui qui agit pour le long terme alors que les acteurs privés, et le marché au premier chef, sont fixés sur le court terme. Mais ça, c’est la théorie. En pratique, il en va tout autrement. Aujourd’hui, l’État est devenu un facteur d’incertitude à part entière. Et c’est un véritable problème.

La lecture est édifiante. Dans son ouvrage Dans la machine de l’Etat, Emmanuel Constantin, ancien conseiller au ministère du logement, évoque les conditions dans lesquelles la loi Climat et résilience de 2021 a été préparée et votée, et notamment l’interdiction à la location les logements de classe énergétique E à partir de 2034 (les fameuses passoires thermiques). Il écrit: « Le choix de l’échéance de 2034 n’a néanmoins pas fait l’objet d’un seul débat ou d’une seule question, ni même d’une seule étude d’impact. Pire, seulement fondée sur les calculs de coin de table du cabinet, la décision des ministres sur ce point n’a pas occupé plus de dix minutes de conversation. Ces échéances impliquent pourtant la rénovation de plus de deux millions de logements supplémentaires d’ici à dix ans et embarquent des pans entiers du logement social ou des copropriétés des centres-villes anciens. »

La vie de millions de Français et le fonctionnement de toute une industrie sont bouleversés par un choix fait sans aucune concertation, aucune étude d’impact, et au final aucune vraie raison. Pourquoi 2034? Pourquoi pas 2038 ou 2031? Nul ne le sait. Sur un coin de table! Mais ce n’est pas ce mode décision totalement aberrant qui est le problème le plus grave. Le plus grave, c’est que lorsqu’une décision est prise ainsi, avec des conséquences dont beaucoup sont totalement imprévisibles, il est extrêmement probable qu’il faudra revenir en arrière, modifier la loi, probablement en catastrophe, ce qui est la pire des choses. D’acteur de long terme, l’État se retrouve, par l’inanité de son processus de décision, à multiplier les changements de cap, un coup en arrière, un coup en avant, devenant totalement illisible pour les acteurs concernés. Qui peut planifier quoi que ce soit dans ces conditions? Que ce soit un ménage souhaitant acheter un appartement ou en mettre un en location, ou un promoteur devant décider une mise en chantier, ou une commune devant organiser son urbanisme, plus personne ne peut sereinement agir. Car le vilain petit secret du logement est que le gouvernement sait pertinemment qu’il faudra revenir en arrière. Et tout le monde sait qu’il le sait. Donc nous avons un jeu de poker menteur où on attend les premières catastrophes pour réagir. État stratège? Et si c’était plutôt État pompier pyromane?

On pourrait ainsi multiplier les exemples: la sortie du nucléaire décidée pour de simples calculs électoraux sans aucune étude d’impact, la centrale nucléaire de Fessenheim fermée sur un coup de tête après une rénovation extrêmement coûteuse. La Cour des comptes observait d’ailleurs que cette fermeture avait été caractérisée par un processus de décision chaotique. Chaotique en effet. Puis en 2022, virage à 180° et le nucléaire est relancé, et c’est toute une filière, lentement détruite pendant vingt ans, qui doit soudainement se reconstruire. État stratège? Et la liste peut continuer: le projet de facture électronique qui mobilise les acteurs de l’économie depuis des mois subitement reporté. Les collectivités territoriales soumises à des changements brusques des règles de financement par l’État, et qui ne peuvent plus faire de véritable budget sans avoir à tout refaire en catastrophe. La notice thermique des écoles qui comporte 1.800 pages. Le nombre de pages du code du travail qui a doublé (ou triplé selon les critères de comptage) en 25 ans. Or ce que nous a appris la sociologie, c’est que plus il y a de règles, plus elles se contredisent, donc moins elles sont applicables, et donc plus l’acteur soumis à ces règles est dans l’incertitude de la réaction de celui qui est en charge de les faire respecter, c’est-à-dire l’État, qui lui-même ne sait plus ce qu’il veut. Bien fol qui s’y fie.

Pourquoi l’État est-il devenu facteur d’incertitude? Cela tient beaucoup à la façon dont il fonctionne. Contrairement à ce que l’on croit, et au modèle mental prévalent selon lequel l’État est un acteur de long-terme, la réalité de son fonctionnement est tout autre. Comme me le rappelait récemment un haut fonctionnaire, la durée de vie d’un ministre est de deux ans environ: six mois au minimum pour prendre en main son ministère, et parfois beaucoup plus pour un néophyte, et déjà la perspective de s’en aller ou de prendre un autre ministère au gré des remaniements. Bruno le Maire, ministre des finances depuis 2017 fait figure d’exception rarissime dans le paysage français. Mais plus généralement c’est dû à la dissipation des idéologies: les gouvernements n’ont plus de boussole théorique ou philosophique; ils évoluent au gré du temps, réagissant aux à-coups de l’opinion publique, l’œil rivé sur les sondages. Au lieu de fixer le cadre, l’État se mêle de régler directement les problèmes, dans une dérive du micro-management qui ne fait que refléter la vacuité de son management général. Etat stratège? Soyons sérieux. La moindre boulangerie de province est plus stratège que cela.

Il ne s’agit pas de souhaiter que l’État supprime l’incertitude du monde. A part quelques utopistes, nous savons bien que l’incertitude est irréductible, et personne ne souhaite vraiment essayer de construire un monde dans lequel l’Etat assurerait une stabilité totale. Mais précisément, dans un monde aussi incertain, l’État a un rôle important à jouer de stabilité. Il est important qu’il revienne à son rôle de fixateur du cadre, et que ce cadre soit stable. Qu’il y ait des changements, parce que le monde change de façon imprévisible, c’est dans l’ordre des choses. Mais la remise à plat de ses processus de décision s’impose avec urgence. Il n’est pas normal que des décisions ayant autant d’impact sur la vie des citoyens soient prises de façon aussi légère et que l’inconséquence règne à ce point.

Quelle est la probabilité qu’une telle remise à plat se fasse? Sans doute très faible tant remettre en cause l’État est tabou en France, même si on souhaite en améliorer le fonctionnement. Sans doute faudra-t-il attendre une crise majeure. L’horizon extrêmement sombre sur de nombreux plans rend celle-ci de plus en plus probable. Attachez vos ceintures.

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6 réflexions au sujet de « Quand l’État est facteur d’incertitude »

  1. Texte un peu anti étatique, sachant que ce dernier fait, par ses politiques de passage mais aussi par l’État profond également, de la stratégie au mieux qu’il peut, dans un Occident qui vit le plus gros basculement géopolitique depuis 1945. L’État subit des actions aussi bien externes que internes de rivaux géopolitiques. Oui la Pax Americana était stable pour les affaires de l’UE mais c’est fini. Demain, peut être un boulangisme instrumentalisé par les russes peut faire reculer l’État dans le domaine de la transition écologique. Tout comme un néo-luddisme soudain peut saborder le développement de l’IA en entreprise.
    L’État subit actuellement des surprises stratégiques car il est acteur de changements majeurs à l’échelle civilisationnelle, par son pouvoir législatif et exécutif, dans un contexte où ses adversaires ont encore le pouvoir de l’entraver. Il faut regarder en Allemagne les perspectives économiques et la montée de populismes plus inquiétants que chez nous pour comprendre que notre État n’est pas le moins stratège de l’Union. L’UE subit et tente de reprendre la main dans un contexte explosif: conjuguer Accords de Paris et Défense de l’UE à l’ère des limites physiques, au tassement des PIB, au temps de populismes, au chamboulement des valeurs.
    L’État stratège montre des directions par sa planification et laisse aux innovants la liberté de créer des voies dans ce cadre ou sinon en dehors pour créer un autre futur souhaitable.

  2. Déjà au XVIème siècle, Axel Oxenstierna (grand chancelier de Suède) disait : «Si les peuples savaient avec quelle légèreté ils sont gouvernés il n’y aurait plus de gouvernements».
    La vraie question serait de savoir pourquoi – en France en particulier – notre modèle mental nous pousse à parer l’Etat de vertus qu’il n’a pas.

  3. Bravo Philippe, une fois de plus article plein de bon sens et en même temps quelle tristesse face à tant d’incompétence de la part de nos gouvernants. Je ne peux qu’adhérer totalement à cette analyse et ce d’autant plus qu’elle est également dans la droite lignée de ce qui avait prévalu à la création des nouvelles grandes régions sous la présidence Hollande avait les économies annoncées complètement « fantaisistes » de plusieurs milliards d’euros et décidées de la même manière sur le coin d’une table en 1 heure !!!on en connaît le triste résultat aujourd’hui…

  4. Le problème niveau logement se posera avant d’en arriver au E. Il fut question aussi il y a peu de contraindre à travaux lors de la revente d’un bien car le risque est d’avoir à terme des propriétaires moins bien lotis que les locataires (qui auront encore pu se loger, s’ils n’ont pas dû racheter une passoire bradée): Gageons que cela n’est que partie remise pour ne pas en rajouter au grippage en cours du marché immobilier.
    Et quels travaux? Les aides ont remis l’obligation de bouquets de travaux qui avaient démontré leur échec dans le passé: Trop coûteux en une fois, difficulté pratique… et délais induits qui peuvent faire perdre les aides en tout ou partie car entre le devis validé sur les requis de performance énergétique du moment et les travaux effectifs ces requis peuvent changer d’une année sur l’autre. Des copropriétés surtout, dont les processus de décision/vote sont à plusieurs années, en ont fait l’amère expérience, parfois de manière partielle quand il y a plusieurs bâtiments, histoire de mettre de l’ambiance entre les vernis (par qui le chantier avait démarré) et les baisés (par qui on a fini) de l’histoire.
    Il y a certes d’autres domaines ou l’incertitude étatiquement induite règne, l’automobile en est un autre assez majeur qui se combine aux enjeux de production énergétique non planifiés depuis au moins 2 décennies sauf à considérer les moulins à vent et un photovoltaïque qui n’aurait jamais dû sortir de l’électrification des sites isolés, dont l’échec est désormais clair: Ceux qui y sont le plus allé vont à fond dans le charbon/houille pour parer aux faiblesses de ces moyens non pilotables, le pari risqué du gaz russe ayant été lui aussi perdu.
    L’ironie, ce sera d’avoir des VE qui, rechargés plutôt la nuit (quand le vent baisse statistiquement et que point de soleil = point de production PV) en période d’inutilisation, vont rouler au charbon!
    Nos politiques nous auront menés des usines à gaz au gazogène: Ça rappellera la guerre, qui est une réalité mondialement croissante.
    Si cela ne devait pas nous concerner plus directement, le problème du logement sera explosif: Quand il vous concerne, c’est en effet de très loin votre premier problème.
    Envoyer des millions de personnes de manière prévisible dans un problème aussi majeur, ce n’est jamais très avisé quand on prétends gouverner.

  5. Point de vue intéressant que je partage. J’ajouterai que ce problème n’est pas propre à la France. A mon avis, il y a des variations du même phénomène un peu partout en Occident. J’irai plus loin. Il y a un lien évident avec le système démocratique tel qu’il est mis en œuvre aujourd’hui par le personnel politique. En disant cela, je ne fais pas l’apologie des systèmes autocratiques. Je rappelle juste la maxime de Churchill à propos de la démocratie « le pire des systèmes à l’exception de tous les autres » dont il faudrait se pénétrer. Il faut donc réfléchir à réorienter la proposition démocratique pour qu’elle retrouve sa finalité structurante de temps long. Sans cela, nous allons à la catastrophe et la liste des exemples de décision absurdes non évaluées n’en finira pas. On aurait pu rajouter à la question du logement et du nucléaire celle de la voiture électrique tout aussi absurde et bien d’autres exemples où l’état (et l’union européenne) agissent par calcul électoral et/ou tactique de court terme en l’absence totale de vision stratégique.

  6. Tout a fait pertinent et devrait etre une source de mobilisation citoyenne ! On savait deja que l’Etat -ou plus exactement le gouvernement en place – est obsede par le court-terme des prochaines echeances electorales. Ce n’est pas nouveau en democratie et peu probable que cela change. Mais il y a une imposture alarmante du fait que la communication – la propagande ? – est figee sur des enjeux de moyen/long terme (dereglement climatique, transition energetique pour ne citer que deux exemples). Les processus de decision aleatoires que vous decrivez sont un des symptomes tangibles de cette inaptitude a penser dans le present et agir pour l’avenir. Il ne s’agit pas d’eliminer les incertitudes (voir les utopies communistes, nationalistes et leurs avatars) mais d’agir en incertitude (en France, le programme nucleaire civil est un excellent exemple de choix long terme qui reste a faire).

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