Thomas Hobbes et la curiosité, ou pourquoi l’innovation est le propre de l’Homme

Déterminer ce qui différencie fondamentalement l’homme de l’animal est une question aussi ancienne que l’homme lui-même et les idées à ce sujet sont nombreuses. Un éclairage particulièrement intéressant est fourni par le philosophe Thomas Hobbes pour qui la curiosité est l’une des rares capacités qui différencient les êtres humains des animaux. C’est cette curiosité naturelle qui explique pourquoi l’innovation est le propre de l’Homme.

Avec Machiavel, Thomas Hobbes fait partie des philosophes qui ont mauvaise réputation en raison de sa vision parfois pessimiste – certains diraient réaliste – de l’être humain. Dans sa volonté de décrire l’Homme tel qu’il est, et non tel qu’il devrait être, il évoque une caractéristique selon lui spécifiquement humaine, la curiosité, définie comme un « appétit de connaissance ». Le concept de curiosité a été diversement apprécié dans la philosophie et la morale, signifiant soit une soif inappropriée d’informations (comme par exemple l’attrait pour les ragots), capturée par l’expression « La curiosité est un vilain défaut », soit un appétit intellectuel admirable représenté par l’image du lettré, du savant, et de « l’honnête homme ».

Futurs possibles

Pour Hobbes, la curiosité est à l’origine à la fois de la science et de l’égoïsme. Elle pousse en effet les humains à envisager une vaste étendue de futurs possibles, et donc d’objectifs personnels. La soif de savoir les pousse à réfléchir aux relations causales potentielles et conduit à une anxiété pour le futur, qui à son tour « dispose les hommes à s’enquérir des causes des choses » – un cercle vicieux de prévisions et d’investigations craintives qui condamne tous les hommes à « un état semblable à celui de Prométhée », dans lequel leur cœur est éternellement « rongé par la crainte de la mort, de la pauvreté ou d’une autre calamité » qui pourrait advenir. Car la curiosité fait naître la conscience du temps: elle amène à penser à ce qui pourrait se passer dans le futur. L’avenir, une fois imaginable, devient un motif de conflit et d’anxiété, puisqu’il peut être insatisfaisant, et que le futur de mon voisin peut être plus favorable que le mien. Cette anxiété est étrangère aux animaux, car ils ne s’intéressent qu’à l’anticipation des schémas de causalité qu’ils ont déjà observés, et non à l’inférence de nouvelles possibilités à partir d’expériences passées.

Thomas Hobbes, père de l’effectuation (Photo: Wikipedia)

Si la curiosité est définie comme un appétit de connaissance, Hobbes en propose une définition plus technique, qui n’est pas seulement un plaisir pour les causes, mais un appétit pour un type particulier de connaissance originale : celle des effets jusqu’ici inexpérimentés des causes connues (les moyens dont je dispose). Hobbes oppose en effet la curiosité pour les effets de causes connues (que puis-je faire avec ce bâton?) à l’intérêt prudentiel pour les causes d’effets connus (comment puis capturer cette proie?).

Selon Hobbes, ce qui diffère chez les humains, c’est en effet l’intérêt pour des effets qui, en eux-mêmes, ne sont pas la cible d’une passion ou d’un appétit, autrement dit qui ne sont pas directement utiles. En ce sens, la curiosité a un aspect gratuit tout à fait caractéristique que l’on ne retrouve pas chez les animaux. Un effet est poursuivi pour lui-même. On s’intéresse à ce qui peut advenir. Tous les animaux désirent connaître les relations de cause à effet qui sont pertinentes pour leur bien-être, et cherchent également les moyens d’effectuer des changements conformes à leurs objectifs. La faim pousse l’animal à chasser une proie. L’objectif détermine les moyens nécessaires à son atteinte (faim->proie). Les objectifs restent relativement stables dans le temps, et les moyens également. Il n’y a pas d’innovation parce que les objectifs sont le point de départ et qu’ils changent peu. Le jeu est fermé, en quelque sorte. L’impératif d’utilité immédiate rend impossible l’innovation: il y a un problème à résoudre, on peut le résoudre de manière créative, mais seule sa résolution nous intéresse.

Connaissance désintéressée

La curiosité va donc au-delà de la connaissance intéressée. Ce faisant, elle modifie le fonctionnement de la connexion des idées, remplaçant une structure téléologique (objectif éloigné qui détermine des moyens nécessaires pour l’atteindre) par un processus plus ouvert dans lequel l’objectif n’est ni la synthèse (définition des étapes d’une cause à un effet connu) ni l’analyse (le tracé des étapes d’un effet connu à ses causes), mais la découverte de nouvelles relations de causalité.

La curiosité, quant à elle, s’accompagne de la capacité non seulement de se souvenir des relations causales observées, mais aussi d’imaginer tous les résultats possibles d’une cause donnée : « En imaginant une chose quelconque, nous recherchons tous les effets possibles qu’elle peut produire ; nous imaginons ce que nous pouvons en faire une fois que nous l’avons » écrit Hobbes. La curiosité conduit à la création de nouvelles associations. Impossible de ne pas reconnaître ici l’approche entrepreneuriale de l’effectuation, selon laquelle un entrepreneur part de ses moyens disponibles et imagine les effets possibles. Ce que Hobbes suggère, c’est que ce que nous décrivons comme une approche entrepreneuriale est en fait universelle. C’est une posture humaine au sens large qui existe depuis la nuit des temps. Autrement dit, l’innovation, au sens de l’exploration gratuite d’effets possibles nouveaux et inattendus, est un trait profondément humain. L’être humain ne cherche pas seulement à résoudre des problèmes; il ne peut s’empêcher d’imaginer de nouveaux effets à partir des causes (moyens) dont il dispose. Le chimpanzé prend une branche pour extraire les fourmis du tronc d’arbre, ce qui est une preuve d’intelligence. L’être humain résout aussi ce type de problème, mais il va au-delà et se demande: Que puis-je faire avec cette branche? Creuser un trou, taper sur mon voisin, faire du bruit, apprendre à jongler, m’en servir de béquille, etc. Toutes considérations qui n’intéresseraient pas le chimpanzé, mais qui ouvre de nouveaux possibles. Le paradoxe est que cette recherche de connaissance désintéressée est celle qui s’est avérée la plus utile depuis les origines. L’être humain innove parce qu’il ne peut pas s’en empêcher; et il ne peut pas s’en empêcher parce ce qu’il est curieux, et que la curiosité est sa nature. C’est un vilain défaut qui lui amène plein d’ennuis, mais c’est aussi une qualité extraordinaire qui explique pourquoi nous ne vivons plus dans des cavernes depuis longtemps.

🔎 Source pour cet article: Kathryn Tabb, The Fate of Nebuchadnezzar: Curiosity and Human Nature in Hobbes, Hobbes Studies 27(1): 13-34, (2014).

➕ Pour aller plus loin: ▶️Effectuation: Comment les entrepreneurs pensent et agissent… vraiment.

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8 réflexions au sujet de « Thomas Hobbes et la curiosité, ou pourquoi l’innovation est le propre de l’Homme »

  1. Merveilleux cet article sur Hobbes.

    L’innovation et la curiosité sont deux éléments majeurs et communs de nos jours et c’est extrêmement intéressant ces réflexions précurseurs de Hobbes sur ce que cela impliqua pour l’homme, l’innovation et les lois naturelles de son époque.

    En effet, la curiosité à beau avoir existé depuis la nuit des temps chez les hommes, ces reflexions philosophiques sur les débouchés positives (ie. innovation) et négatives (ie. jalousie) de la curiosité n’ont-ils amené des institutions favorisant la science et limitant les effets des comportements asociaux ?
    L’émergence d’un système complexe des lumières a-t-il été le sciemment d’un nouvel élan pour explorer les domaines inexpérimentés et sanctuariser les droits de libertés et curiosité ?

    En effet, nous ne pouvons aujourd’hui que constater ces libertés. L’état de droit nous en garantit les jouissances et nous protège des comportements asociaux issus d’expériences moins positives. Peut-être protéger de manière trop efficace car la curiosité a été prise de vitesse par le droit de consommer à tout-va.

  2. la curiosité ou la tentation et démangeaison de franchir les limites ? L’univers tâtonne depuis 14 milliards d’années. Ses tâtonnements ont démarré le système solaire ya 5 milliards d’années … la matière pensante ya 300 000 ans . Celle-ci n’existe que parce que l’univers tâtonne inlassablement et que les reproductions des entités existantes sont imparfaites et variables. La force de l’humanité, aka matière pensante, est de tâtonner en groupe et en « partageant » les échecs et les hypothèses et les pistes de dépassements. La curiosité seule sans l’agitation tâtonnante collective malgré les innombrables échecs et coups, me semble insuffisante pour expliquer comment la matière pensante dépasse constamment les limites rencontrées et soit créatrice d’improbable.

  3. Bonjour. Qui n’a jamais observé de curiosité gratuite chez les animaux, ne connaît pas grand chose de la nature! Il me semble que ce n’est pas l’existence de cette curiosité gratuite qui différencie les humains et les animaux. C’est ce qui peut résulter de cette curiosité qui diffère selon les capacités d’abstraction (faire de nouvelles associations par exemple).

    1. La curiosité, c’est bien le truc qui a tué le chat ?

      Après, il semble que, chez les animaux, la curiosité gratuite existe, mais seulement chez les juvéniles. Les adultes « n’ont pas de temps à consacrer à ces enfantillages » (et notre « domestication » du chat consiste à le maintenir en enfance).
      Ce comportement « trop adulte pour être curieux » existe également chez certains humains. Au fond, « notre » curiosité gratuite n’est peut-être que la manifestation d’un infantilisme prolongé ? 🙂

      Par ailleurs, je me demande comment faire entrer dans ce « tableau » certaines découvertes animales (fortuites ? ou fruit d’une réflexion ?), qui sont ensuite intégrées dans l’éducation des jeunes :
      Un dauphin a inventé une nouvelle technique de pêche (se protéger le nez avec une éponge pour fouiller le fond marin à la recherche de poissons enfouis et sans vessie natatoire, donc indétectables au « sonar ») et en a fait bénéficier son groupe.
      Dans une tribu de macaques du Japon, nourris avec des graines déposés sur un sol en gravier, un individu a un jour pris une poignée de mélange « graine + gravier » et l’a déposé sur un plan d’eau. Plus il a mangé les graines qui, seules, flottaient à la surface. Et il l’a enseigné aux autres. Depuis, tous les petits de cette tribu particulière (et d’elle seule) apprennent cette technique.

      Si l’émergence (individuelle) de ce savoir n’avait pas été observé, on aurait pu croire à un « instinct ». Mais là…
      Il est vrai que Hobbes est mort bien avant que ces faits ne soient connus… Il a pu faire son marché parmi les connaissances de son temps. Mais c’est une preuve supplémentaire de ce que la notion même d' »exemple probant » ne vaut pas tripette (ce sont les contre-exemples qui ont une valeur).

      1. le truc du dauphin, c’est de la résolution de problème: il part d’un problème et trouve une solution ingénieuse. La curiosité c’est l’inverse: partir d’un objet et imaginer des effets possibles.

      2. Réponse un peu superficielle, je trouve (« le truc » ??).

        Nous connaissons ces innovations récentes (moins d’un demi-siècle) par le biais (c’est le mot) d’éthologistes humain qui les ont observé à travers les problèmes que ces innovations permettaient de résoudre. D’ou votre interprétation.
        Mais nous ne savons rien des processus sous-jacent. Quel a bien pu être le processus mental d’un « Archimède simien » qui a un jour jeté sa nourriture dans l’étang d’à coté ? Quand tous les autres n’y voyaient nul « problème » ?
        Cela dit, en cherchant bien, on peut toujours trouver une interprétation ad-hoc qui sera « éliminatoire »… En tant qu’humains, c’est nous qui décidons, après tout…

        Mais à contrario, si le critère « chercher à résoudre un problème » est éliminatoire, les ingénieurs, informaticiens, physiciens et autres sont-ils des humains ? J’ai passé de longues années à « résoudre des problèmes » comme un vulgaire dauphin (avec des outils tels que l’analyse de la valeur ou le calcul transformationnel, voire, en de rares occasion, des éponges), et je trouve ce « rejet » un peu osé…

        À moins que Hobbes, comme nombre de « philosophes de profession », n’ait abandonné toute espoir de compréhension du monde, « dépassé » qu’il était par la méthode scientifique émergente, pour se réfugier dans l’abstraction abstraite à usage de s’abstraire. Le « grand penser » de L’Île du Docteur Moreau…

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