Il y a des penseurs très importants qui ont pourtant été oubliés, et nous ferions bien de les redécouvrir. C’est le cas de Mary Parker Follett. Elle fut dans les années 20 une pionnière du management au sens large. Beaucoup de ses idées novatrices ont été reprises et développées par des gens qui sont devenus très célèbres ensuite, comme Peter Drucker, qui a reconnu qu’il lui devait beaucoup. Elle a en particulier écrit des choses très importantes sur la relation entre conflit et créativité qui devraient intéresser non seulement les entrepreneurs et les innovateurs mais aussi les dirigeants d’entreprise et, soyons fous, les politiques.
Mary Parker Follett a eu une longue carrière mais elle s’est principalement illustrée dans le milieu associatif et dans les conflits du travail. Elle s’intéresse à ce qu’elle appelle le “moment de mystère” qui conduit de l’existant au nouveau. Comment ce dernier émerge-t-il? Cette question tout à fait fondamentale lui vient de son expérience dans la gestion des conflits du travail.
Le conflit a mauvaise presse: penseur après penseur a essayé de trouver un moyen de s’en débarrasser en imaginant une cité idéale. Or pour Follett, essayer de supprimer le conflit, c’est nier la nature de l’homme. Dans une société, il y a nécessairement des intérêts divergents et qui se confrontent. Vivre en société, c’est donc être en permanence confronté à des conflits, petits ou grands, et devoir les résoudre pour que la société continue. Nier les conflits, et souhaiter qu’on puisse les supprimer définitivement par quelque moyen d’ingénierie sociale, revient à ignorer que “la plupart d’entre nous, même ceux qui sont enclins à la paix, ne souhaitent pas vivre comme les fourmis et les castors”. Très pragmatique, Follett estime que nous devons accepter la vie telle qu’elle est, et comprendre que la diversité est sa caractéristique la plus essentielle. Mais il ne s’agit pas seulement de se résigner au conflit; elle considère qu’il a des vertus et qu’on peut en tirer parti.
Dans un passage fondamental qui résume sa pensée, Follett estime que la confrontation des intérêts peut en effet aboutir à l’une des quatre choses suivantes : (1) la soumission volontaire d’une partie ; (2) la lutte et la victoire d’une partie sur l’autre ; (3) le compromis ; ou (4) l’intégration.
La soumission volontaire ou la victoire de l’une des deux parties est une démarche de violence. Le conflit est résolu parce que le plus fort impose sa solution. Les alliés gagnent la guerre en 1945. La force peut ainsi régler définitivement le conflit, ou le régler temporairement et créer les bases d’un conflit ultérieur (L’écrasement de l’Allemagne en 1918 pose les bases de la Seconde guerre mondiale). Le compromis est lui aussi dans un rapport de force, mais il est plus équilibré, et semble tout à fait raisonnable: chacun fait un effort, prend sur lui en quelque sorte, et le conflit est résolu. Les syndicats demandaient 15% d’augmentation et le patronat refusait de payer les jours de grève. Finalement, les syndicats acceptent 7% d’augmentation, le patronat accepte de payer une partie des jours de grève, et le travail reprend.
Toutefois pour Follett, le compromis est temporaire et futile. Chacun est à la fois fier de ce qu’il a gagné, et peut crier victoire, mais aussi frustré de ne pas avoir autant qu’il l’espérait, et sans doute un peu humilié d’avoir cédé. Le compromis ne signifie généralement qu’un report de la question car la vérité ne se trouve pas entre les deux parties. Il revient à partager un gâteau sans le faire grandir; c’est un jeu à somme nulle. En outre, le compromis se fait entre les anciennes méthodes, ou il constitue une combinaison des anciennes méthodes; il nous maintient toujours dans l’ancien. Chacun se fait un peu plus petit pour qu’on puisse rentrer ensemble dans un cadre qui ne bouge pas. En outre selon Follett, prôner le compromis, c’est abandonner l’individu : celui-ci doit renoncer à une partie de lui-même pour qu’une action puisse avoir lieu. Le compromis, c’est la suppression. Si vous croyez au compromis, cela signifie que vous considérez toujours l’individu comme statique.
L’intégration, résolution créative du conflit
L’intégration consiste elle à imaginer une solution nouvelle en respectant les objectifs profonds de chacun. Follett donne un exemple très simple (on est dans les années 20): un couple de ses amis n’arrivaient pas à se mettre d’accord sur le choix d’un internat pour leur garçon : le mari en préférait un pour son niveau d’études, tandis que sa femme en préférait un autre pour les compagnons que le garçon aurait. Pour sortir de ce dilemme, ils décident de renoncer à un internat et de garder l’enfant à la maison: sa mère pourra avoir son mot à dire sur ses compagnons et il ira dans une bonne école, mais sans internat. Il ne s’agit pas d’un compromis, car aucun des deux n’a renoncé à quoi que ce soit : le père a une école dont le niveau correspond à ses exigences tandis que la mère est plus satisfaite que dans le cas de l’option envisagée à l’origine. La solution est nouvelle car ce n’est celle d’aucune des parties à l’origine; elle a été créée par la confrontation; il y a donc bien une créativité, et les objectifs de chacun – mais non sa solution – ont été respectés et intégrés pour la formuler. Cette idée importante se retrouve notamment dans l’approche entrepreneuriale de l’effectuation avec son troisième principe d’action basé sur la co-création.
Le secret de l’arbitrage dans les conflits est donc l’invention. Nous nous mettons d’accord non pas en ajustant mais en inventant; non pas en conciliant nos idées par un compromis, mais en trouvant l’idée nouvelle qui est toujours différente de l’addition des idées précédentes. Pour Follett, il ne devrait donc pas y avoir de conflit dans le sens d’une conquête de l’un par l’autre, ou d’un compromis, d’une “voie médiane” futile et frustrante; mais il y aura toujours un conflit dans le sens d’une confrontation, d’un affrontement, qui doit être suivi d’une intégration. Confrontation ne signifie donc pas combat.
Résolution créative
Cette dimension créative de la résolution d’un conflit peut aller plus loin. Dans l’exemple de l’école cité plus haut, Follett ajoute que les parents pourraient décider de créer eux-mêmes une école. S’il s’avère que c’est une bonne école, leur différend initial aura alors eu une valeur communautaire. Tout conflit judicieusement géré peut ainsi conduire au “quelque chose de nouveau”, mais si l’une se soumet à l’autre, ou si un compromis est fait, ce nouveau n’émerge pas. Chacun doit persister jusqu’à ce que l’on trouve un moyen par lequel ni l’un ni l’autre n’est absorbé, mais par lequel tous deux peuvent contribuer à la solution.
Pour Follett, la base de toute activité collective est la diversité intégrée. La question qu’il faut donc se poser dans la résolution d’un conflit, c’est la mesure dans laquelle la façon dont nous résolvons le conflit nous permettra de continuer à vivre en collectivité. Dans quelle mesure cela nous permettra-t-elle même de mieux vivre en collectivité? Car un conflit bien résolu est un progrès. Le conflit n’est donc pas seulement un mal nécessaire, c’est aussi quelque chose qu’on peut rechercher et entretenir car, géré de façon civile, c’est une source d’énergie pour le collectif. Cette vertu créative du conflit est quelque chose que les artistes connaissent bien, comme je l’ai montré avec le guitariste Keith Richards dans un article précédent. Nous avons tous fait cette expérience: le stress initial du conflit fait place à la joie de l’avoir résolu de façon satisfaisante avec l’autre. Chacun s’est respecté, et tous les deux ont grandi ensemble. C’est ce que Follett souligne, dans un passage qui résume l’originalité de sa pensée: “Le cœur du développement, de l’expansion, de la croissance et du progrès de l’humanité est la confrontation et la saisie des opposés”.
➕ Sur le conflit comme source de création artistique, voir mon article Ce que Keith Richards nous apprend sur les vertus des conflits dans l’organisation. 📖 L’ouvrage de Mary Parker Follett: Creative experience.
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6 réflexions au sujet de « Comment le conflit peut être source de créativité: le travail pionnier de Mary Parker Follett »
Dans le même ordre d’idées, lire Getting to Yes, de Roger Fisher et William Ury et suivre les travaux du Harvard Programme of Negotiation
Oui, merci; je ne le précise pas dans l’article mais Follett est l’ancêtre des approches de négociations.
A propos du conflit et du management, il existe une très intéressante vidéo du Pr. Rojot :
Le compromis n’est pas “futile” et l'”integration” pas une solution en soi. Dommage de ne pas parler de negociation dans un article consacre a la resolution des conflits. Parmi les auteurs “oublies” , on peut aussi exhumer Gerard Nierenberg, par exemple.
Follett a été à la base de tous les travaux de négociation qui refusent le compromis pour l’intégration.
MPF constate que dans les entreprises, le compromis est la méthode la plus courante et la mieux admise de régler un conflit. Les deux parties cèdent un peu, afin d’en sortir. Mais en fait chacun repart mécontent d’avoir dû en rabattre. Et le différend resurgira plus tard, sur les mêmes thèmes, avec les mêmes motifs. Follett écrit que “le compromis est temporaire et vain. Il signifie habituellement qu’on reporte le problème. La vérité ne se situe pas “ entre ” les deux positions » (trad. MM). Tout en y étant peu favorable, elle reconnaît qu’il est difficile de procéder autrement, par exemple lors du “bargaining”, la négociation rituelle sur l’évolution des salaires.