La quête de la grande idée, maladie infantile du management

Le modèle de management prédominant exige que le PDG soit visionnaire, qu’il ou elle ait une « grande idée » qui va guider le développement stratégique de l’entreprise. Il proclame que l’existence de cette vision est une condition indispensable à la performance, et qu’elle est en particulier nécessaire si l’entreprise veut être pionnière dans son industrie. Evident? Pas pour tout le monde, et en particulier pas pour Steve Jobs.

En 1995, le journaliste Bob Cringely réalise une longue interview de Steve Jobs. Fondateur d’Apple en 1976, Jobs se fait virer de son entreprise en 1985 après s’être fâché avec John Sculley, le PDG qu’il avait pourtant lui-même recruté. Après Apple, Jobs crée Next, qui développe un ordinateur et un système d’exploitation révolutionnaires. Ni Cringely ni Jobs ne le savent encore au moment de l’interview, mais un an plus tard, Apple rachètera Next et Jobs reprendra les reines de son entreprise, pour réaliser l’un des plus spectaculaires redressements d’entreprise de l’histoire américaine. Au moment de l’interview, Jobs est donc plutôt détendu et parle très librement; Apple semble loin. Il évoque de nombreux sujets, mais un en particulier est intéressant, c’est celui de la croyance qu’il faut une grande idée pour diriger une entreprise.

Voici ce qu’il dit, et le propos vaut la peine d’être cité intégralement: « Une des choses qui ont vraiment abîmé Apple est que, après que je sois parti, Sculley a contracté une maladie très grave. Et cette maladie – j’ai vu d’autres personnes l’avoir aussi – c’est penser qu’avoir une grande idée, c’est 90% du travail. Et vous dites ensuite aux gens ‘voilà cette grande idée’, pensant que bien-sûr, ils peuvent la réaliser. Le problème avec ça est qu’il y a un une quantité énorme d’artisanat entre une grande idée et un grand produit. Et alors que vous faites évoluer cette idée, elle change et elle grandit. Elle ne finit jamais comme elle avait commencé parce que vous apprenez énormément en rentrant dans les subtilités du problème. Vous prenez également conscience qu’il y a énormément de compromis à faire; qu’il y a certaines choses que l’électronique ne peut pas faire, que le logiciel, ou le plastique, ou le verre, ou l’usine ne peut pas faire. Et concevoir le produit signifie avoir 5.000 de ces choses à l’esprit et les arranger ensemble dans des formes nouvelles et différentes pour obtenir ce que vous voulez. Et chaque jour vous découvrez quelque chose de nouveau, qui est un problème ou une opportunité. C’est ce processus qui est la magie. »

Idées en cours (Photo de Tj Holowaychuk sur Unsplash)

L’idée n’est donc qu’un point de départ; elle est une matière première manipulée tout au long du processus et elle se compose d’autres idées toutes aussi importantes sur le logiciel, le plastique, la fabrication, les contraintes, les coûts, dans un processus au cours duquel l’une mène à l’autre, l’une contraint l’autre, l’une rend possible l’autre, l’une suggère l’autre, comme un grand patchwork qui prend forme progressivement.

Plus loin, Jobs utilise une belle métaphore en racontant que quand il était encore gamin, un de ses voisins l’avait invité à regarder une machine qu’il ne connaissait pas, un tambour de polissage de pierres. Le voisin met quelques cailloux, ajoute un liquide et demande à Jobs de revenir un peu plus tard. Et quand il revient, ils ouvrent le tambour. Et Jobs raconte: « Sont sortis de ce tambour ces cailloux polis incroyablement beaux. Ces cailloux, qui avaient passé des heures à se cogner et se frotter les uns contre les autres, en faisant du bruit, étaient devenus de beaux cailloux polis. Ça a toujours été ma métaphore pour une équipe travaillant sur un projet qui les passionne. C’est au travers de l’équipe, des cailloux qui se cognent et qui se frottent, qui s’engueulent et qui se confrontent, qui font du bruit ET qui se polissent eux-mêmes que se polit l’idée. C’est dur à expliquer, mais ce qui en résulte n’est certainement pas le produit d’une personne. »

Jolie métaphore pour montrer combien le management, et plus spécifiquement l’innovation et l’entrepreneuriat, reposent sur une conception erronée de ce qu’est une idée et de son rôle. L’idée n’est pas un point de départ nécessaire, proposée par un génie créatif. Elle est le produit d’un processus collectif, et ce processus est très mal formalisable parce qu’il dépend largement de la dynamique de l’équipe qui le conduit. Et cette dynamique comprend également des conflits et des frottements qui sont résolus de manière créative; ce n’est pas une croisière pour retraités; ces frottements et ces conflits sont la condition du grand produit.

Il est grand temps de cesser de souscrire au modèle du héros visionnaire, celui qui a failli tuer Apple et tant d’autres entreprises, celui qui bloque tant d’entrepreneurs qui ont une idée simple et qui pensent que ça ne suffit pas pour démarrer. Si Steve Jobs l’a fait, vous pouvez le faire sans crainte. L’idée, c’est le processus, et le processus, c’est la magie.

🎥 L’interview de Steve Jobs (en anglais) peut être vue ici: Steve Jobs – The lost interview

➕ Voir mon article précédent sur le même sujet: Entrepreneurs, votre idée ne vaut rien… ou presque! Sur l’importance des conflits dans la création, voir mon article: Ce que Keith Richards nous apprend sur les vertus des conflits dans l’organisation ainsi que Comment le conflit peut être source de créativité: le travail pionnier de Mary Parker Follett.

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5 réflexions au sujet de « La quête de la grande idée, maladie infantile du management »

  1. Merci pour la pertinence du rappel de la posture du dirigeant : les basiques, fondamentaux simples à mettre en œuvre, pour bien faire le job dans tous les compartiments du jeu de l’entreprise !

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