Quel lien y a-t-il entre un condor et une bicyclette? Non, ce n’est pas une blague. La réponse à cette question est fournie par Steve Jobs, et elle nous en apprend beaucoup sur l’inventivité humaine, et pourquoi elle peut être une source d’optimisme.
Dans sa remarquable interview de 1995, Steve Jobs souligne la puissance de l’inventivité humaine. Il évoque un article qu’il a lu dans Scientific American dans lequel un chercheur étudiait l’efficacité du mouvement de différentes espèces. Il mesurait le nombre de calories que chacune consomme pour avancer d’un kilomètre. Le gagnant? Le condor. L’Homme? Bien plus bas dans la liste. Pas très surprenant finalement que la marche soit moins efficace que le vol. Mais, ajoute Jobs, le chercheur eut l’idée brillante de mesurer un humain… sur une bicyclette. Le résultat? La performance dépasse de loin celle du condor! Un humain sur une bicyclette a une incroyable efficacité énergétique (0,15 calorie par gramme par kilomètre). Et Jobs conclut: “Les humains sont des fabricants d’outils. Nous construisons des outils qui peuvent énormément amplifier nos aptitudes naturelles.”
Pour Jobs, l’ordinateur est l’un de ces plus formidables outils. D’où sa métaphore de l’ordinateur comme une “bicyclette pour l’esprit”: un incroyable multiplicateur de potentiel humain. Mais on peut généraliser bien au-delà du seul cas de l’ordinateur avec des exemples qui peuvent sembler triviaux, mais seulement parce qu’ils sont devenus si évidents que nous ne les voyons plus: les habits chauds qui sont plus efficaces que se coller autour d’un feu, et qui permettent de se déplacer, le livre qui libère le cerveau de l’apprentissage par cœur et permet la transmission du savoir de façon exponentielle.
Et dès lors le fait que nos aptitudes naturelles ne soient pas très bonnes ne compte plus vraiment. Nous ne courons pas très vite, nous ne voyons pas très loin, notre capacité olfactive est minable, mais tout ça ne compte pas. Nous sommes moyens en tout par rapport aux autres animaux, mais nous fabriquons des outils pour compenser cela, et pour l’amplifier.
Car aussi extraordinaire qu’il soit, le condor n’améliorera jamais sa performance de déplacement ni son efficacité en tant qu’individu. Son seul espoir serait de compter sur l’évolution naturelle en quelque milliers, ou plutôt millions d’années pour ses descendants. L’Homme, lui, est capable de progrès considérables dans sa propre vie. Ces progrès sont possibles parce que nous ne confions pas notre évolution à l’espèce, ce qui est trop lent et pas contrôlé; nous la déléguons aux outils que nous créons, ce qui est au contraire incroyablement rapide et puissant. C’est grâce aux outils que nous nageons mieux que les poissons (bateau), que nous voyons mieux que n’importe quel animal (radar, longue vue), que nous volons mieux que les oiseaux, etc. Nous inventons même des outils qui permettent de mieux inventer des outils (le livre, l’organisation, l’ordinateur, la R&D)
Tous les êtres vivants sont confrontés aux contraintes de leur environnement. La plupart n’ont quasiment aucune influence dessus. Les castors construisent des barrages, les singes utilisent des tiges pour attraper des fourmis, mais ces actions intelligentes et utiles sont cependant rares et limitées. La construction des barrages est instinctive et l’héritage d’une longue évolution (mettez un castor dans un appartement, il essaiera de construire un barrage avec ce qu’il trouve même si ça n’a aucun sens). L’Homme construit des outils aussi bien pour résoudre les problèmes auxquels il est confronté mais aussi par l’effet de sa curiosité naturelle: il invente les habits parce qu’il a froid, mais il invente aussi un ordinateur et découvre seulement ensuite à quoi ça peut servir.
La pari gagnant de l’optimisme
Cette incroyable capacité d’inventer des outils signifie qu’il n’y a aucune fatalité face aux problèmes que nous rencontrons. Au regard de l’histoire humaine, des problèmes formidablement difficiles ont été résolus. Nous ne sommes pas condamnés à espérer un salut de notre espèce par la seule évolution. En fait, nous ne dépendons plus d’elle, nous l’avons battu. Cette capacité n’est évidemment jamais une garantie de réussite: rien ne dit que nous saurons toujours capables de résoudre nos problèmes grâce à notre inventivité, mais elle devrait cependant être une source d’optimisme. En tous cas, le pari vaut la peine d’être tenté. Il vaut toujours mieux que la résignation et le pessimisme.
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Mise à jour 29/09/2023: un lecteur perspicaces (Laurent Pantanacce, merci à lui) m’a fait remarquer que contrairement à ce qu’affirme Steve Jobs, l’étude initiale ne fait pas mention du Condor, mais d’autres animaux. J’avais pourtant vérifié mais il ne s’agissait apparemment pas de l’étude originale. Le condor est donc une légende urbaine créée par Jobs, Ah quelle surprise! Mais la bicyclette reste une belle métaphore. Moralité, vérifiez vos sources.
9 réflexions au sujet de « Une bicyclette pour l’esprit ou la formidable puissance de l’inventivité humaine »
Dans votre article, il y a un mélange des genres concernant les outils qui mériterait de détailler un peu, notamment distinguer les outils qui transforment (au sens large incluant le transport) de la matière et donc nécessitent de l’énergie (c’est la définition de l’énergie au sens physique) et les outils “informationnels”, c’est à dire qui servent à générer ou transformer de l’information.
Les outils transformant la matière sont les seuls pour lesquels on peut parler de rendement en ce sens que l’on peut évaluer le travail physique que l’on récupère versus l’énergie “investie”. Et pour le vélo, le ratio est excellent. Mais ce ratio devient absolument absurde dans le cas de la voiture : de l’ordre de 25% pour le rendement du moteur thermique en raison du principe de Carnot essentiellement,… et sans compter l’énergie nécessaire pour l’extraction du pétrole, la distillation, etc. et si l’on considère que l’optimum du rendement est le déplacement d’un individu + quelques Kg comme un vélo, alors ce rendement revient très mauvais pour la voiture qui déplace 1 tonne environ de métal pour quelques dizaines de kg de matière biologique. Le cours de J.M. Jancovici aux Mines (n°5 sur les économies d’énergie) est très éloquent à ce sujet. https://invidious.fdn.fr/watch?v=PEY6LmscKc4
Concernant l’exemple du vélo, il est celui que retient Ivan Illitch dans son livre Energie et Equité où il développe l’idée d’une technologie conviviale, qui selon lui doit être optimisée en s’arrêtant à un stade qui maintien la libération et l’autonomie individuelle sans l’asservir à l’outil lui-même.
Vis à vis de ces outils qui transforment la matière (incluant transport) et nécessitent de l’énergie, le réalisme physique est de mise et l’on peut difficile faire l’impasse sur la difficulté à maintenir pour tout le monde le déplacement autonome dans un contexte de réduction de le disponibilité des énergies fossiles (que ce soit par réduction des débits disponibles ou décision de réduire les émissions qui semble devenir impérative). L’optimisme en ce domaine ne peut être une simple extrapolation du passé et je pense que la courbe des progrès humains est davantage une sigmoïde qu’une exponentielle, car les limites physiques existent (vitesse la lumière, taille de l’atome, etc.) et tout mathématicien sait qu’une exponentielle soumise à une limite donne une sigmoïde.
Concernant les outils “informationnels”, les choses sont très différentes car ces outils dépensent unitairement assez peu d’énergie comparativement à ce qu’ils permettent, mais encore faut-il qu’ils laissent à l’individu une réelle marge de manoeuvre et ne soient pas un enfermement, ce qui est assez bien symbolisé par la différence entre un ordinateur et un smartphone pour faire simple. Steve Jobs a beau jeu ici de promouvoir la créativité…. à condition d’utiliser un produit Apple probablement (même si en 1995 il n’était pas encore revenu chez eux) !
En ce domaine informationnel, un réel optimisme est possible, sans oublier cependant qu’un bit n’a jamais produit un seul watt. C’est même l’inverse qui est vrai, la modification d’un bit nécessite une quantité minimale d’énergie (landauer limit)… mais tellement faible qu’elle n’est cependant pas une limite à la manipulation de l’information en quantité massive.
Les outils informationnels peuvent venir aider à optimiser la dépense énergétique des outils qui transforment la matière et utilisent de l’énergie, mais pas de façon illimitée, seulement dans les limites de la physique : un micro-contrôleur peut permettre de gagner quelque point sur le rendement d’un moteur thermique mais pas de repousser la limite de Carnot elle-même (1-T1/T2).
Au final, le réalisme pour ne pas dire la lucidité doit contrebalancer un optimisme béat dans le domaine des outils/machines qui transforment la matière / utilisent énergie (synonyme physique). Par contre, dans le domaine informationnel, les outils peuvent réellement porter à l’optimisme si l’individu est véritablement “empuissanté” (empowerment) sans que rien ne vienne limiter sa créativité, et j’ai plutôt tendance ici à m’en remettre aux logiciels libres pour cela plutôt qu’au logiciels propriétaires.
La bicyclette est ici bien plus un magnifique exemple de technologie raisonnée et imbattable énergétiquement par rapport au service qu’elle rend, sorte d’archétype de la limite technologique à ne pas dépasser pour les outils mécanique (Ivan Illitch – Energie et Equité), qui fonctionnait il y a 150 ans et fonctionnera dans 300 ans ou 1000 ans… à la différence de bien d’autres outils mécaniques et machines qui font le pré-requis d’une abondance énergétique qui n’est pas du tout garantie au-delà de quelques dizaines d’années (la voiture, les camions, les avions). La tension sur l’approvisionnement électrique en plein hiver l’année dernière en France et en Europe nous a cruellement rappelé que switcher la mobilité actuellement fossile vers l’électrique est loin d’être simple sans un accroissement conséquent du parc nucléaire. Du côté de la fusion nucléaire, ce n’est pas gagné non plus puisqu’on parle uniquement des premières fusions réussies actuellement et on est donc très loin d’une diffusion industrielle de centrales à fusion nucléaire dans le monde entier. Pour l’instant, c’est le charbon qui a la côte… et ce n’est pas sûr que ce soit une bonne nouvelle… Il y a un côté XIXème qui n’est pas très rassurant et qui contredit factuellement le discours de progrès et d’optimisme technologique.
Pour les “outils informationnels”, l’optimisme est très largement justifié, les améliorations de bande passante par exemple étant de l’ordre x8000 entre les premières connexions en 56Kb et les connexions actuelles à 500 Mb. Même avec des réductions d’efficacité, qui ne sont pas du tout la tendance observée actuellement, la persistance de ces outils est garantie à long terme effectivement.
La limite est que nous devenons dépendants de notre technologie et pensons que la solution viendra de là.Nous devrions aussi penser à stimuler notre système immunitaire et ne pas le laisser s’atrophier.
et comment?
Oui, on finit toujours par s’en sortir avec des inventions étonnantes, par contre avec beaucoup de gâchis et de morts au passage. Ceci dit, c’est le cas aussi dans l’évolution et la sélection naturelle. C’est toujours ce qui m’a chagriné : ce gâchis énorme qui existe partout. La nature elle même gâche beaucoup : espèces qui disparaissent, animaux, plantes insectes, bactéries qui meurent, etc. avec un taux de réussite final réel de l’évolution, mais au rendement faible. Frustrant, non ?
peut-être est-ce la seule façon? Mais si vous réfléchissez, l’évolution ne marche que par la mort et le gâchis, l’innovation elle est beaucoup plus efficace, le gâchis est infiniment moindre…
Si on lit votre excellent article en pensant à l’un de nos gros soucis du siècle, le dérèglement climatique, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur ce que l’Homme va être capable d’inventer en 2100, 2200, et au-delà, pour rétablir une certaine régulation du climat. Je ne parle pas de l’énergie renouvelable propre et infinie comme la fusion nucléaire ; ça c’est pour bientôt ; mais des inventions qui permettront carrément au climat de faire machine arrière, de revenir à son état de la période préindustrielle. Rien que ce grand suspense « ingéniérique » pourrait donner envie de vivre bien plus que cent ans !
à qui le dites-vous…
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