Et si l’IA était la chance des moins qualifiés?

Les progrès rapides de l’IA suscitent une grande inquiétude. Cette inquiétude concerne notamment les moins qualifiés. Dans un monde de véhicules autonomes, par exemple, que vont devenir les chauffeurs de poids-lourds et de taxis? Et si, pourtant, cette peur était infondée? Et si, au contraire, l’IA était une chance unique pour les moins qualifiés de compenser leur manque d’étude?

Il y a de cela déjà quelques années, je suis allé donner une formation en Russie. Arrivé à l’aéroport, je monte dans un taxi réservé par le client. Je ne parle pas russe, et le chauffeur m’a vite fait comprendre qu’il ne parlait ni français, ni anglais. Mais il avait mon nom, et savait visiblement où m’amener, et nous voilà partis. Je m’attendais donc à un parcours silencieux, mais au bout de quelques minutes, il s’est mis à parler. Interloqué je me suis demandé ce qui lui prenait. Quelle n’a pas été ma surprise d’entendre quelques secondes après une charmante voix féminine m’indiquer, en anglais, que sur la droite se tenait tel musée construit par Pierre le Grand, sur la gauche le monument dédié aux anciens combattants de la seconde guerre mondiale, etc. En fait, le chauffeur parlait dans son téléphone équipé de Google Translate. L’application reconnaissait sa parole, la traduisait, et la ressortait en anglais. Je n’en suis toujours pas vraiment revenu. Google Translate lui permet de transporter des clients dont il ne parle pas la langue. Il peut faire plus, avec moins d’énergie, malgré son manque de qualification évident. Sans Google Translate, il aurait dû se contenter de passagers locaux, moins rémunérateurs. En clair, son manque de qualification a été compensé par l’IA. Grâce à elle, le chauffeur de taxi peut parler 30 langues, ou peut-être 150.

Dans un article précédent, j’évoquais l’image qu’utilisait Steve Jobs pour montrer les effets de la révolution du logiciel lorsqu’il déclarait que l’ordinateur était une bicyclette pour l’esprit. Par cela, il voulait dire que l’Homme avait inventé un outil lui permettant de faire beaucoup plus qu’il ne pouvait faire naturellement. Il concluait: la principale différence entre les humains et les animaux est que les humains fabriquent des outils pour faire plus avec moins d’énergie, et ainsi démultiplier leurs capacités naturelles pourtant limitées. L’intelligence artificielle, c’est la bicyclette… puissance 10. Elle va permettre aux humains de faire plus, considérablement plus, avec moins d’énergie.

Multinationale

Suffisant

Chaque fois que je raconte cette anecdote, il se trouve quelqu’un pour me rétorquer que le chauffeur ne « parle » pas anglais. Que Google Translate ne remplace pas l’apprentissage des langues. Et que va devenir le monde si nous cessons d’apprendre les langues étrangères? Mais c’est se tromper de question. Evidemment qu’il faut continuer à apprendre les langues étrangères (et les langues mortes). Quelqu’un qui apprend une langue découvre aussi une culture. Mais l’alternative ici pour le chauffeur n’est pas entre apprendre ou ne pas apprendre une langue. Parce que cette alternative, il l’a déjà de facto résolue il y a vingt ou trente ans lorsqu’il était à l’école et qu’il n’a pas appris l’anglais (parce qu’il n’a pas pu, parce qu’il n’a pas voulu ou pas su, peu importe). Lorsqu’il m’accueille à l’aéroport, l’alternative est entre pouvoir et ne pas pouvoir me parler. Autrement dit, l’alternative à l’IA, c’est rien. Et là, l’IA, quelles que soient ses limites, c’est mieux que rien. Ce qui importe pour une nouvelle technologie, ce n’est donc pas qu’elle soit parfaite, ou qu’elle soit aussi bien que le naturel (apprendre une langue), c’est qu’elle soit suffisante pour celui qui, sans elle, ne pourrait rien faire. On ne doit donc pas la juger « vu d’en haut », à partir d’un critère de perfection – « Ah mais monsieur rien ne remplace l’apprentissage du Russe pour comprendre Pouchkine », mais à partir du bas – « Grâce à Google Translate je peux parler avec mon client et lui faire une visite guidée même si l’Anglais n’est pas terrible ». Pas terrible, c’est mieux que Rien.

Une école dans la poche

À tous les prophètes de malheur qui nous assènent ce qu’ils pensent être des évidences avec force courbes et slogans marquants (« demain tous au chômage? »), à savoir que l’IA déclassera les moins qualifiés, on peut donc opposer l’idée suivante selon laquelle, au contraire, comme ce chauffeur de taxi russe, elle permettra aux moins qualifiés de cesser d’être pénalisés. Ils auront à tout moment leur « école » universelle sous la main. L’IA est donc profondément subversive. Grâce à elle, la connaissance deviendra une commodité, et ne sera plus réservée à une petite élite. Il ne faut donc pas s’étonner que l’élite lui soit hostile. Car comme le disait Chris Anderson dans son ouvrage La nouvelle révolution industrielle, « Le changement révolutionnaire se produit lorsque les industries se démocratisent, lorsqu’elles sont arrachées au seul domaine des entreprises, des gouvernements et des institutions et cédées aux gens ordinaires. »

Au lieu d’être une grande soustraction, l’IA est peut-être au contraire la grande addition ultime qui va mettre fin à l’inégalité résultant de la formation. Et si l’IA était la chance des gens ordinaires?

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8 réflexions au sujet de « Et si l’IA était la chance des moins qualifiés? »

  1. Le problème, c’est que la traduction automatique n’est pas de l’IA, c’est juste de l’informatique classique. L’IA, c’est ce qui décide que puisque vous avez le teint pâle, vous allez être intéressé par les histoires de Russes blancs…

  2. A contrecourant et pas inintéressant, merci beaucoup !
    Cela dit, il est probable que les personnes hautement qualifiées tireront un profit démultiplié de l’IA par rapport à ce chauffeur et écart se creusera encore.
    Mais souvenons nous en effet qu’au moment de l’invention de l’imprimerie il y a plus de 500 ans, toutes les sommités pensaient que cela consoliderait l’hégémonie du latin… On a vu le résultat ! 😉

  3. L’IA c’est une moyenne = faire ce que tous les autres fond. La normalité devient norme. Donc l’innovation est enterrée ou plutôt réservée à une élite encore plus restreinte, car elle est allée au fond des paradigmes et les a brisés. 

  4. Merci Philippe pour ce questionnement fort pertinent.
    Travaillant au quotidien à la conception de « robots » utilisant les IA génératives, je vais totalement dans ton sens. L’IA peut donner du pouvoir à ceux qui n’en n’ont pas et en retirer à ceux qui en ont. Au minimum en concurrençant ces derniers sur le domaine du prix. Quand aux premiers, ils ne sont souvent concurrençables ni sur le prix – leur revenu est faible – ni sur leurs actions : il est aujourd’hui plus difficile et plus coûteux de créer un robot pour nettoyer les pensionnaires des EHPAD que pour construire des argumentaires commerciaux ou juridiques.
    Le vrai risque est donc à mon sens plus la gestion de ce renversement que d’un « grand remplacement ».

  5. Merci pour cet éclairage de début de semaine, qui donne toujours !

    J’ajouterais que l’impact de l’IA pourrait se faire plus ressentir pour les professions qualifiés. Elle ne remplacera pas les cols bleus, mais de nombreux cols blancs peuvent s’interroger. Je pense par exemple aux scénaristes à Hollywood, qui se sentent directement menacés par les IA génératives, mais aussi les avocats, médecins, comptables, etc.

    1. Pour ma part, je ne pense pas qu’une IA pourrait remplacer un médecin: La partie entretien pourra être biaisée par les mots d’un non spécialiste que l’humain en face voyant à qui il a affaire corrigera instinctivement.

      Puis comment faire la partie examen?

      Je dirais que, comme une recherche internet (bien ciblée et avec un minimum de compréhension des réponses) actuellement, ça permettra peut-être (de manière plus aisée) à certains de se rendre compte qu’ils ont potentiellement un problème et d’aller consulter plus tôt, peut-être parfois se rendre compte d’une erreur de diagnostic du médecin (ça arrive).

      En plus de l’aspect créatif propre à l’humain (des IA qu’on mets en apprentissage sur elles mêmes deviennent d’ailleurs vite totalement dysfonctionnelles) qui vaut aussi pour l’avocat ou le scénariste, il y a ici l’obstacle de la manipulation quasiment toujours nécessaire: Je n’ose imaginer le coût d’un robot ayant les sens (et sensibilités) nécessaires.

  6. Inspirant merci. Et Google translate est gratuit, c’est probablement une des raisons pour laquelle le chauffeur de taxi l’utilise. L’informatique et l’IA rendent aussi le coût des services très faible au point qu’il devient possible que ces services soient gratuits (ou gratuit avec pub). Avec l’IA, tous les humains vont être « augmentés » à coût négligeable, la réorganisation du travail est donc inévitable mais, si l’ingéniosité des gens et la régulation font bien leur travail, cela devrait profiter à tout le monde.

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