Les frasques d’Elon Musk remettent sur le devant de la scène la question du leadership. En particulier, elles nous amènent à nous reposer une ancienne question: faut-il des leaders impossibles pour accomplir de grandes choses? La création du Macintosh sous la houlette de Steve Jobs est très éclairante pour tenter d’y répondre. Le Macintosh existerait-il si Steve Jobs était un leader empathique ou un servant leader? On peut en douter.
Dans sa fameuse interview de 1995 que j’ai citée dans d’autres articles (c’est une mine d’or), Jobs revient longuement sur cet épisode de la création du Macintosh. Il faut rappeler le contexte. Après l’incroyable réussite de ses débuts, Apple vit sur sa rente et, au début des années 80, est devenue une grosse entreprise bureaucratique qui a du mal à se renouveler. Classique. Steve Jobs, pourtant cofondateur de l’entreprise, a été peu à peu marginalisé. Il réussit à monter une équipe pour se lancer dans un projet fou, créer un petit ordinateur avec une interface entièrement graphique. Avec Lisa, Apple a déjà un projet similaire à l’époque, très officiel, mais qui vise à créer un ordinateur professionnel. Ce sera un échec cuisant. Jobs crée son équipe dans un bâtiment isolé sur le toit duquel il plante un drapeau de pirate. Tout est dit. Il recrute une équipe de gens exceptionnellement talentueux. Si l’interface graphique est devenue banale aujourd’hui, elle est entièrement nouvelle à l’époque, et peu y croient vraiment. C’est un pari fou. Tout est à inventer. Les problèmes techniques sont innombrables. Le projet sera incroyablement difficile, une “marche de la mort” pour reprendre une expression que l’on rencontre parfois dans certains projets où l’avancée se fait à un coût très important pour l’équipe et où tout le monde n’arrive pas vivant à la fin (métaphoriquement parlant). Le journaliste Bob Cringley a interviewé plusieurs des membres de cette équipe et tous disent la même chose: le projet a été une expérience d’une incroyable intensité, qui les a marqués à jamais, mais qu’ils ne seraient sans doute pas en mesure de recommencer. On retrouve dans ces témoignages des expressions similaires à ceux qui ont vécu la guerre: un mélange d’horreur et d’excitation, quelque chose d’indicible, dont on est content d’être sorti mais que d’une certaine façon on se sent privilégié d’avoir pu vivre.
Jobs en a parfaitement conscience, de même qu’il a parfaitement conscience d’être un leader extrêmement exigeant, voire impossible (odieux est peut-être plus exact). L’empathie, ce n’est pas son truc. Il est fameux pour sa dureté de jugement du travail de ses équipes. “C’est de la merde” est sa réaction typique lorsque quelqu’un lui présente son travail. Qu’en dit-il dix ans après? Il en dit la chose suivante: “Lorsque vous travaillez avec des gens talentueux (il les appelle “A people” par opposition à B), vous n’avez pas besoin de gérer leur égo. Vous pouvez vous concentrer sur la substance”. Le journaliste tend une perche pour que Jobs adoucisse son propos: “Quand vous dites que ce que le développeur a fait est de la merde, que voulez-vous vraiment lui dire?” Jobs ne fléchit pas: “He bien, généralement, que ce qu’il a fait, c’est de la merde”. La dureté est ici une forme d’exigence, une forme de respect qui n’a de sens que parce que la personne qu’il critique – ou qu’il attaque, plus exactement – est quelqu’un de talentueux, et qui le sait. Avec un médiocre, il faudrait être beaucoup plus circonvenu, beaucoup moins honnête, et quelque part beaucoup moins respectueux: “C’est bien ce que tu fais, mais tu peux mieux faire de telle ou telle façon; bravo, c’est l’effort qui compte.” Mais Jobs ne travaille pas avec des médiocres, seulement avec des gens exceptionnels; donc il estime ne pas avoir à s’embarrasser de fioritures. C’est du lourd, c’est du direct; il les a choisis pour ça.
La cathédrale
Et au bout de la marche de la mort, il y a la cathédrale: Le Macintosh. Lorsqu’il sort en 1984, c’est une révolution. Il est cher, il n’a pas assez de mémoire ce qui le rend difficilement utilisable, mais il change le paradigme de l’informatique, même si comme beaucoup d’autres révolutions avant lui, l’effet n’est pas immédiat. Je me souviens du choc que j’ai ressenti lorsque je l’ai vu et utilisé pour la première fois, en juin 1984. J’avais un Apple II à l’époque, et du jour au lendemain, je ne l’ai plus touché. Le futur de l’informatique, c’était ça, aucun doute. Il faudra dix ans pour que le monde du PC adopte le même paradigme après l’avoir longtemps dénigré. À l’intérieur du Mac, invisible pour les acheteurs, les membres de l’équipe signent de leur main, avec le peu d’énergie qu’il leur reste, sur la coque, comme une œuvre d’art que le Mac est, d’une certaine façon.
On pense qu’un leader comme Steve Jobs ne peut être entouré que d’exécutants sans personnalité, que de médiocres obéissants. C’est notamment la thèse de Jim collins. Ce n’est pas nécessairement vrai. Jobs le dit lui-même: son équipe était constituée de “Joueurs A”, d’ingénieurs exceptionnellement talentueux, qui auraient sans difficulté pu trouver un travail au moins aussi bien payé et beaucoup plus tranquille dans une autre entreprise. Mais ce n’est visiblement pas la tranquillité d’esprit qu’ils recherchaient. Mais alors que cherchaient-ils? Sans doute la cathédrale, le fait de savoir qu’ils travaillaient sur un produit qui allait changer le cours de l’histoire de l’informatique, du moins l’espéraient-ils car rien n’était sûr. Sans doute aussi pour l’expérience elle-même. Jobs l’évoque dans l’interview. Les joueurs A veulent être avec d’autres joueurs A. L’incroyable motivation d’être avec des pairs, des gens aussi talentueux que vous, et l’émulation qui en résulte qui tire tout le monde vers le haut, et de travailler ensemble sur un projet incroyablement difficile. L’expérience même avec son extrême intensité. L’exaltation de résoudre des problèmes radicalement nouveaux et complexes.
“Rien de grand ne s’est fait sans de grands hommes, et ceux-ci le sont pour l’avoir voulu”, écrivait de Gaulle. Des leaders impossibles permettent de faire des choses a priori impossibles. Est-ce pour autant que seuls de tels leaders permettent des révolutions? Pas nécessairement bien-sûr. De même, cette forme de leadership a évidemment des côtés sombres et peut être parfois une cause d’échec. Mais compte tenu des obstacles que rencontre toute innovation radicale, qu’elle soit technologique, sociale ou politique, il est difficile de penser qu’elle puisse réussir sans un leader avec, au moins, une forte personnalité. C’est un domaine dans lequel l’eau tiède est un handicap. Si la question du leadership et des limites et des dangers de certaines de ses formes est loin d’être tranchée, il faut sans doute admettre que le côté sombre est peut-être le prix à payer pour la révolution; le danger étant, bien-sûr, que le côté sombre est certain, alors que la révolution ne l’est pas.
Pour une nuance sur le propos, lire mon article Est-il nécessaire de vouloir bâtir une cathédrale pour donner un sens à son travail?
🎧 Cet article est disponible en format audio podcast: Apple Podcast – Google Podcast – Tumult – Deezer – Spotify – Podinstall
📬 Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à vous abonner pour être averti des prochains par mail (“Je m’abonne” en haut à droite sur la page d’accueil). Vous pouvez également me suivre sur linkedIn et sur Twitter.
5 réflexions au sujet de « La cathédrale finalement… Faut-il des leaders impossibles pour accomplir de grandes choses? »
A contrario, se comporter en despote ne suffit pas à faire de vous un leader. Combien de dirigeants n’ont gardé que le mépris et l’insatisfaction permanente érigée en style de management ?
Il eut été intéressant, au delà du ton cassant de Jobs, de connaître son travail avec l’équipe : privilégiait-il le collectif ? Faisait il naturellement confiance ? Cette « brutalité » assumée avec ses collaborateurs était elle perçue non seulement comme une exigence, mais également comme une vraie sincérité par ceux-ci ? Acceptait-il la réciprocité dans ce type de rapport ?
Bonjour, il me semble que vous oubliez la dimension collective du leadership. On est difficilement un leader si cette qualité n’est pas reconnue par les autres. D’ailleurs on constate souvent un hiatus entre le leadership prescrit (l’organigramme) et le leader réel (sur le terrain). Il me semble aussi que le “servant leadership” ne correspond pas exactement à ce que vous décrivez. Mon interprétation du “servant leadership” c’est plutôt un leader proche de ses équipes, à opposer au leader hors sol “à la française” qui voit sa fonction de “chef” comme un titre de noblesse.
Concernant la création du Macintosh, il faudrait peut-être quand même évoquer le fait que Steve Jobs n’a pas inventé l’interface graphique mais l’a découverte lors d’une visite des laboratoires Xerox. Et il a “vu l’avenir” en la voyant : d’un coup, il a su ce qu’il fallait faire. Voir How Steve Jobs got the ideas of GUI from XEROX : https://invidious.fdn.fr/watch?v=J33pVRdxWbw De son côté, la direction de Xerox n’a pas compris le potentiel de ce qu’un de leur labo de recherche faisait. C’est aussi un bel exemple d’échec de management. On pourrait dans la même veine citer AT&T qui ne voyait pas du tout comment commercialiser le système d’exploitation UNIX (qui a donné POSIX pour les Mac et GNU/LINUX) et a laissé son Bell Lab interne en diffuser des copies gratuites… Ils ont essayé de se rattraper par des procès contre Berkeley dans les années 80… mais ils ont perdu et c’était trop tard.
Puisque vous citez la cathédrale, il faudrait aussi citer le modèle du bazar qui est le modèle dominant actuellement et de très loin : c’est le modèle de développement des logiciels libres et opensource. Linus Torvalds est appelé le “dictateur bienveillant” et il est également réputé pour ne pas mettre les formes quand il donne son avis. Mais son modèle basé sur la contribution d’un très grand nombre de personnes est bien supérieur en terme de résultat : le noyau Linux est à peu près partout de nos jours, 50% des serveurs mondiaux, les box internet, certes seulement quelques % des pc, mais au coeur du système Android, et sur quasiment 100% des meilleurs calculateurs mondiaux. Alors, ok, le gars n’est pas riche à milliards, mais l’impact bénéfique pour tous est quand même assez incroyable. Tout l’écosystème de l’IA actuel par exemple utilise essentiellement des outils opensource, et il suffit de faire un tour sur la plateforme communautaire de l’IA pour comprendre que l’on vit un moment historique où le bazar et la cathedrale sont au coude à coude sur une nouvelle technologie.
Voir : Cathedral vs. Bazaar https://invidious.fdn.fr/watch?v=nM4I4dBw4DQ et Revolution OS (documentary about GNU/Linux) (Multilingual) (HQ) https://invidious.fdn.fr/watch?v=k0RYQVkQmWU
Merci pour ces points. Sur la création du Macintosh j’ai écrit sur ses origines et notamment le rôle de Jeff Raskin. Bien-sûr qu’il existe d’autres modèles mais le sujet de mon article n’était pas d’évoquer tous les modèles mais de poser la question d’un certain style.
La plateforme communautaire de l’IA : https://huggingface.co/ Des centaines (milliers) de modèles disponibles multidomaines : https://huggingface.co/spaces?sort=likes
Les commentaires sont fermés.