Entreprise à mission: Emmanuel Faber, Milton Friedman, un partout balle au centre

Ainsi donc, le conseil d’administration de Danone a fini par écarter son PDG emblématique Emmanuel Faber, sur la sellette depuis plusieurs semaines en raison des mauvaises performances du groupe. Il y a à peine neuf mois, il lançait pourtant triomphalement “Vous avez déboulonné la statue de Milton Friedman” à ses actionnaires qui venaient de voter à 99,42 % pour la transformation de Danone en société à mission, une première pour une entreprise du CAC40. Le bon vieux Milton semble avoir pris sa revanche assez rapidement, et certains s’en réjouiront, mais l’affaire nous en apprend surtout sur les risques d’appuyer sa stratégie sur un mauvais modèle mental, en l’occurrence ici sur la dichotomie entre l’économique et le sociétal, et en prétendant faire passer le second avant le premier.

En un sens, les actionnaires et autres parties prenantes de Danone étaient prévenus: en clouant Friedman au pilori, Emmanuel Faber énonçait clairement qu’avec lui, ce ne seraient pas les profits qui passeraient en premier. Ils n’ont pas été déçus. La sous-performance de ces dernières années ne doit donc pas être une surprise, et elle n’est pas un accident. Pour autant, elle a des conséquences: Danone a très largement sous-performé ses concurrents, son cours de bourse est en berne, et la réorganisation décidée à l’automne se traduit par 2.000 licenciements, ce qui fait désordre pour une entreprise mettant en avant son impact sociétal. Ce coup de barre financier puis le départ du PDG si proche des annonces ambitieuses de juin 2020 compliquent la stratégie du groupe qui est devenue très incertaine. Cette situation résulte d’une double confusion: sur la pensée de Friedman, souvent citée et mal comprise, et sur la relation entre l’économique et le sociétal.

Friedman: une pensée mal comprise

La déclaration d’Emmanuel Faber reposait en premier lieu sur une incompréhension de la pensée de Friedman, très courante. Cette incompréhension prend deux formes. D’une part, sur la citation elle-même. Friedman écrit: “Il n’y a qu’une seule responsabilité de l’entreprise- utiliser ses ressources et s’engager dans des activités conçues pour accroître ses profits” C’est la phrase que tout le monde cite, mais elle est tronquée. Elle se poursuit ainsi: “… à condition qu’elle respecte les règles du jeu, ce qui signifie qu’elle s’engage dans une concurrence ouverte et libre sans tromperie ou fraude.” Cette deuxième partie montre bien que pour Friedman, la recherche du profit ne peut exister sans un respect des règles et de l’éthique. On est bien loin du “sans foi ni loi” caricaturant sa vision du rôle de l’entreprise, et l’économie ne se réduit pas à un flux de profit amoral, existant indépendamment de la société dans laquelle ils prennent place.

La deuxième forme que prend l’incompréhension des propos de Friedman consiste à comprendre sa position comme égoïste, où l’entreprise refuserait de contribuer à la société. Or ce n’est pas du tout ce que dit Friedman. Lorsqu’il dit que la responsabilité de l’entreprise est de faire des profits, il entend dire que l’action sociale et caritative, très importante, doit être faite par d’autres; c’est-à-dire qu’il entend limiter le rôle de l’entreprise privée dans l’espace public. Vouloir que celui-ci ne soit pas accaparé par des entreprises privées, et que d’autres institutions y jouent un rôle, c’est à dire en pratique refuser son appropriation par des intérêts privés, me semble une position défendable, en particulier à gauche, en tout cas très loin d’une position extrémiste “de droite” qu’on attribue à Friedman.

Milton, we have a problem (Crédit photo: Danone)

Le contresens d’opposer responsabilité sociétale et recherche de profit

La déclaration d’Emmanuel Faber repose en second lieu sur une dichotomie entre économique et social. Celle-ci n’est pas nouvelle. Historiquement, la responsabilité sociale de l’entreprise et sa mission ont été conçues comme un supplément d’âme, quelque chose qui devait venir en plus d’une performance économique jugée en elle-même moralement discutable. Récemment, la notion a évolué vers une conception plus radicale selon laquelle elle doit venir avant la performance économique. C’est celle d’Emmanuel Faber lorsqu’il brocarde Friedman.

Mais opposer économique et social est un modèle mental, c’est-à-dire une croyance. Ce modèle repose sur une vision du monde dans lequel il y aurait la société d’un côté et l’économie de l’autre, les deux étant bien séparées, et cette dernière étant un espace purement matériel, physique, bestial en quelque sorte, en tout cas inférieur moralement. Il n’en est rien bien-sûr. L’économie est intrinsèquement sociale, et le social se nourrit d’économie. La distinction entre les deux est contre-productive. Danone emploie 100.000 personnes, gère 80 sites de production, nourrit la planète avec des produits de qualité, maintient un savoir faire français au niveau mondial, fait vivre des fournisseurs français, donne leur fierté à des régions entières et des milliers d’acteurs économiques, enfin bref, comme contribution sociétale c’est plutôt pas mal. Essayez de distinguer l’économique du sociétal là-dedans!

Pas d’argent, pas de Suisse!

Non seulement opposer économique et social est contre-productif, mais inverser la priorité, en faisant passer l’impact sociétal avant l’impact économique, c’est s’enfoncer un peu plus dans l’ornière du mauvais modèle. Une entreprise performante embauche et recrute des employés, fait vivre des régions, cotise à la sécurité sociale et paie des impôts. Elle dégage des ressources pour économiser ses matières premières et avoir un meilleur impact environnemental. Au contraire, le manque de performance économique pénalise l’entreprise qui investit moins. Du coup, elle se développe moins, elle embauche moins et finit même par licencier; elle gaspille des ressources; elle paie moins d’impôts et moins de charges sociales. Son inefficacité est une charge croissante pour la société qui commence à devoir indemniser les chômeurs qu’elle produit. Et donc son “impact sociétal et environnemental positif” diminue. C’est embêtant ça, rapport aux promesses de juin 2020! “Pas d’argent, pas de Suisse!” dit l’adage populaire. Si Emmanuel Faber avait (vraiment) lu Milton Friedman, il aurait compris que pour avoir un impact sociétal et environnemental positif, il faut d’abord bien gérer son entreprise pour qu’elle soit performante économiquement. C’est une condition nécessaire, même si elle n’est pas suffisante bien-sûr. Et ce n’est pas seulement vrai pour les entreprises. Un pays a besoin d’entreprises performantes qui se développent, sinon il s’appauvrit, et un pays pauvre ne peut pas avoir de système social développé. Il ne peut faire de social, et encore moins d’environnemental, sans une économie forte, c’est-à-dire sans des entreprises bien gérées et performantes. Tout le reste est littérature.

Come back Milton, all is forgiven!

La difficulté repose ici sur un mauvais modèle mental, celui qui oppose économique et social. Il nous enfonce dans une ornière, avec les gentils sociaux, qui vont crier à la trahison du grand capital, et les méchants financiers, qui vont à peine cacher leur soulagement d’avoir réussi à virer un PDG militant. Il faut s’affranchir de cette dichotomie. En juin 2020, la mission que les actionnaires de Danone ont approuvée s’énonce ainsi: “La société entend générer un impact social, sociétal et environnemental positif”. Sortir du modèle mental opposant le social et l’économique constituerait un premier pas pour transformer cette mission d’ornière en plateforme. Milton, welcome back.◼︎

Pour aller plus loin sur le sujet, on pourra lire mes articles précédents: ▶︎Société à mission et profit: le « en même temps » est-il possible?, ainsi que ▶︎Entreprise à mission: Le piège à cons? On pourra également lire l’article que j’ai publié dans Harvard Business Review France avec Béatrice Rousset: ▶︎Mission d’entreprise : entre frein et accélérateur, comment sortir du blocage ?

La notion de modèle mental et son importance dans la transformation individuelle, organisationnelle et sociétale sont développées dans mon ouvrage Stratégie Modèle Mental co-écrit avec Béatrice Rousset.

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25 réflexions au sujet de « Entreprise à mission: Emmanuel Faber, Milton Friedman, un partout balle au centre »

  1. S’agissant du cas particulier de Danone, ne s’agirait-il pas avant tout d’une tentative de masquer la baisse de performance économique par un changement de cible?

    1. honni soit qui mal y pense! 🤣 Je ne sais pas, le risque existe évidemment pour beaucoup d’entreprises “mes résultats sont pourris mais je fais du sociétal alors tout est pardonné”…

  2. Que vous avez raison lorsque vous écrivez : ” La difficulté repose ici sur un mauvais modèle mental, celui qui oppose économique et social.”
    Mais ce modèle mental que vous évoquez n’est autre que la pensée binaire et simpliste qui oppose. Voilà pourquoi tous les responsables gagneraient à s’approprier et mettre en valeur la pensée complexe qui relie au lieu d’opposer !

  3. Bien sûr il est stupide d’opposer Friedman et Milton, d’opposer sociétal et économique. Faber a œuvré pour réconcilier les deux dans un grand groupe créé en France, pour apporter une autre vision de la performance et du profit. Suite à son évincement, on peut se poser des questions non de l’utilité du profit mais de sa distribution. Apparemment, beaucoup d’actionnaires (majoritairement fonds de pension US) ne sont pas encore prêts à cela. Le capitalisme financier court terme a encore de beaux jours devant lui. Pourtant un capitalisme socialement responsable est possible ( voir le livre de H. Savall).
    Gérard DESMAISON
    Atelier Du Dirigeant Durable (A3D)
    « Réconcilier l’Economique et l’Humain en Entreprise »

    1. A-t-il œuvré pour réconcilier les deux? Il est permis d’en douter vraiment. Commencer par se moquer d’une partie avec laquelle on veut se réconcilier, cela a-t-il un sens? A quoi bon avoir des prétentions sociétales si on mène son entreprise au tapis?

  4. Bonjour,
    ”Pas d’argent, pas de Suisse ” . . . vous pensez que toutes les entreprises qui inclineront, peu ou prou, leur stratégie vers la RSE deviendront de facto des entreprises mal gérées ?
    Jean-Paul

    1. Je n’ai pas dit cela, j’ai dit qu’une entreprise mal gérée avait de facto un impact négatif sur la société; une bonne gestion et une performance économique constituent déjà en elles-mêmes une contribution sociétale.

  5. Merci Philippe. Emmanuel Faber n’opposait pas vraiment les 2 modèles (sauf dans cette déclaration malencontreuse). Et beaucoup d’entre nous conviennent qu’il faut sortir de la pensée binaire et passer à la pensée complexe.
    Ce qu’il convient de discuter urgemment (au delà de l’urgence climatique), c’est bien de la répartition de la valeur entre les parties prenantes (shareholders et pas seulement stakeholders). Le succès impressionnant d’une société (coopérative) comme C’est Qui Le Patron est emblématique de ce partage qu’il faut ré-équilibrer. Et qui recueille une part de voix rapide des mangeurs que nous sommes. A quand des CQLP dans tous les secteurs de l’économie ?

  6. Une autre explication des faibles résultats de Danone peut également se trouver dans le non-alignement entre la mission prônée à l’extérieur et le type de management (à base de fortes pressions financières) pratiqué à l’intérieur. Avec des troupes désorientées, en perte de sens, et qui découvrent qu’une société à mission peut licencier dans les mêmes conditions qu’une entreprise pas à mission, il est difficile d’obtenir de bons résultats économiques…

    1. Oui – Mais ceci précisément parce qu’il y a dichotomie, parce qu’on est allé chercher à l’extérieur une mission qui ne nous correspond pas. On sépare intellectuellement les deux, ce qu’on fait et comment on le fait. On ne peut être clair sur sa vraie mission qu’en assumant sa singularité, où le quoi et le comment fusionnent.

  7. Vous parlez du mauvais modèle mental qui oppose économique et social.
    Je partage le même constat sur les débats stériles qui, depuis un an, opposent économie et santé.

  8. “Si Emmanuel Faber avait (vraiment) lu Milton Friedman, il aurait compris que pour avoir un impact sociétal et environnemental positif, il faut d’abord bien gérer son entreprise pour qu’elle soit performante économiquement.”

    Oui. Et d’ailleurs, si vos lecteurs lisent l’anglais, l’article de Friedman ne fait que 6 pages, ne comporte pas une seule équation et parle même de la problématique démocratique qu’il y a à exiger d’une entreprise autre chose que la recherche de profit, il est disponible gratos sous: https://miltonfriedman.hoover.org/internal/media/dispatcher/215050/full

  9. Friedman est le symbole d’un demi siécle de pensée unique dans un capitalisme débridé. Ce n’est plus ‘enrichissez vous’ mais “greed is beautiful”

    Donc que chacun otimise son profit, son ROI … sans se préoccuper des effets colatéraux…. et tout sera pour le mieux pour le communauté.

    … et puis patatra ! inégalité au pic et planète aux abois.

    Il faut donc reformer le systmeme libérale en responsabilsant les actuers. Comme post Seveso dans la chimie ” pollueur payeur” pour tous. Pas de libre sans responsabilité !

  10. L’idée de RSE ou CSR date déjà d’un siècle aux USA, dans les années 1920 on parle de “trusteeship” ou “public service” . La première formalisation date de 1953 (Bowen, Social responsability of the businessman) donc avant Friedmann qui doit dater de 1962. Mais même aux US la doctrine “mainstream” a fortement varié sur cette période. Faber a sûrement été un peu “donneur de leçon” et l’a payé. Je veux bien entendre que le rôle de l’entreprise est de faire du profit pour créer de l’activité, des emplois etc…. mais comme toute entité dans son écosystème cela doit aussi se faire en bonne intelligence avec les autres parties prenantes- externes comme internes. La répartition des profits sous la présidence du dit E Faber a par exemple été clairement très favorable à l’actionnaire/ salarié. On pourrait imaginer que le modèle mental des actionnaires change également, et se contente du (confortable) dividence versé par Danone – même s’il est inférieur à celui de Nestlé. Et que ce différentiel est compensé par un supplément – d’âme, de responsabilité collective, de niveau environnemental, whatever ….
    j’ai passé 25 ans dans un groupe du CAC40: à mon entrée la marge opérationnelle était de 8% et c’était remarquable à l’époque! aujourd’hui elle est de 20%….les arbres ne montent pas au ciel.
    De mes cours d’économie le but d’une entreprise est la pérennité. Gagner de l’argent fait partie des moyens d’y arriver. MAis c’est le moyen pas le but ultime.
    Surtout,il me semble que les analyses économiques continuent de penser les choses comme avant , càd comme si l’économie, la croissance allaient de soi. Le changement climatique par exemple est une variable qui va impacter le business très fortement: on le voit avec le covid. Si demain les sécheresses augmentent, et elles vont le faire, Volvic aura moins d’eau à vendre, les rivières étant déjà asséchées en été en aval. Si demain les entreprises veulent attirer les “talents” croyez que bon nombre d’entre eux ne rêvent pas de carrière à la “papa” comme avant….
    Qu’il le veuille ou non le “business” doit évoluer.
    Bien à vous

  11. Drôle comme le mot société s’entremêle un peu partout dans le texte. Société Danone, société anonyme, société tout court, il ne manque que le roquefort !

  12. Je tique un peu sur “Une entreprise performante embauche et recrute des employés, fait vivre des régions, cotise à la sécurité sociale et *paie des impôts*.”…On ne m’avait pas dit que les GAFA (pour prendre des emblèmes) n’étaient pas performants, sinon elles paieraient “normalement” des impôts ?

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