J’ai déjà eu l’occasion dans un article précédent de dire tout le mal que je pensais de la notion de talent, très à la mode dans les grandes entreprises et les directions des ressources humaines. Je montrais que les talents d’aujourd’hui ne sont pas ceux dont l’entreprise aura besoin demain. La plupart des politiques de gestion de talents des grandes entreprises se font donc le nez dans le rétroviseur et ont pour but de préparer la dernière guerre. Une autre difficulté avec cette notion est que les talents de l’entreprise ne sont généralement pas où la direction pense qu’ils sont, c’est à dire parmi les jeunes cadres dynamiques aux dents longues. C’est l’idée-même que les talents de l’entreprise sont les chefs ou les futurs chefs qui pose problème.
Pour parler de talents, la vraie question à poser est la suivante: qui fait vraiment tourner une organisation? Dans la conception cartésienne du management, la réponse est simple: ceux qui pensent. Et c’est bien connu, on ne pense qu’en haut. En bas on exécute. Et donc plus vous êtes haut dans la hiérarchie, plus vous êtes important. Dans cette conception, les chefs sont donc les plus importants, parce qu’ils pensent, et c’est difficile; les autres se contentent de mettre en œuvre, ce qui n’est pas très difficile, et est donc moins considéré.
Normalement un talent, c’est quelqu’un… qui a du talent. Mais comme toujours dans les organisations, les mots ne veulent pas dire que qu’ils paraissent vouloir dire. Dans les organisations, un talent est quelqu’un d’important, quelqu’un qui a du potentiel et qu’on doit soigner. Avoir du potentiel signifie qu’on pense que le talent a un avenir à haut niveau dans l’organisation. Donc être un talent n’est pas propre à l’individu; cela reflète ce que l’organisation pense de l’individu, voire ce qu’elle espère en fonction de ses attente, de ce qu’elle valorise. Ce n’est pas la même chose.

Dans les faits, un talent, c’est souvent quelqu’un qui n’a rien fait d’intéressant mais qui est bien en cour. Quelqu’un qui a soigneusement fait attention d’éviter les projets risqués pour miser sur les valeurs sûres. Qui a passé plus de temps à se faire bien voir au-dessus qu’à travailler en dessous. Quelqu’un qui développe l’idée que tout lui est dû, et que sa réussite ne tient qu’à lui-même. On valorise les bons élèves qui répondent bien aux questions alors que le véritable enjeu stratégique dans un monde de ruptures est la capacité à poser les bonnes questions. On conçoit le talent en termes strictement individuels en ignorant que la performance durable ne peut qu’être collective.
Les talents d’Enron
Il faut rappeler que la notion de talent, et la fameuse expression débile de “guerre des talents” est née d’une étude du cabinet de conseil McKinsey à propos de l’entreprise… Enron, qui en avait fait le cœur de sa stratégie. Enron, entreprise phare des années 90, recrutait des stars du trading et leur laissait tout liberté pour créer de nouvelles activités. Seuls comptaient les résultats. Cette approche a été célébrée par toute une série de gourous de l’entrepreneuriat, notamment Gary Hamel, et de la RH. Tout s’est terminé en chaleur et poussière lorsqu’il s’est avéré que si seuls les résultats comptent, les méthodes pour les atteindre peuvent poser problème; en substance, le talent sans l’éthique mène au désastre.
En plus, on trouve logique de faire tourner les talents de poste en poste pour parfaire leur éducation; c’est très pratique, ça leur permet de partir avant que les résultats de l’inanité de leurs décisions, ou de leur absence de décision, ne soient visibles. Ça leur permet de ne pas jouer leur peau sur leurs décisions. L’idée de la rotation, perle de la RH, fait primer l’éducation des jeunes gens sur l’intérêt de l’organisation, le tourisme plutôt que le travail. Avant tout faire que les talents soient heureux. La rotation est une grande opération de loisirs. Gardons-les occupés! Comme les enfants dont on craint qu’ils s’ennuient, et s’en aillent.
Les talents de l’entreprise, ou plutôt ceux qui sont identifiés comme tels, sont en fait parfois des mercenaires qui la quitteront à la première occasion, persuadés de leur grande valeur – après tout n’a-t-on pas passé notre temps à les en convaincre? Il restera aux petites mains, qui elles restent dans la durée et voient passer les talents par la porte à tourniquet, à recoller les pots cassés et à continuer, comme toujours, à faire tourner la boutique.
La revanche des petites mains
Car pendant que les “talents” mènent leur bataille politique pour leur prochaine promotion, cajolés par une RH aux petits soins, il faut bien en effet qu’il y ait des employés qui fassent tourner la boutique. Dans beaucoup des organisations avec qui je travaille, ceux, et le plus souvent celles, qui font le vrai boulot, sont les assistantes. Elles sont souvent là depuis très longtemps. Elles connaissent l’organisation, sa culture et surtout son histoire. Elles y sont généralement très attachées, bien que celle-ci les traite mal. Elles peuvent vous dire en trois minutes ce qui va bien et ce qui ne va pas dans l’organisation – elles le vivent tous les jours en direct. Elles peuvent vous dire qui travaille et qui se fait mousser; elles peuvent vous régler le plus difficile des problèmes en trois coups de fil. Elles sont ancrées dans le réel. Elles font tourner la boutique en dépit de l’ineptie managériale, protègent tant qu’elles peuvent l’organisation contre les modes du moment en attendant que celles-ci passent (elles finissent toujours par passer, les assistantes restent, les talents passent), mais les considérer comme talents, ça n’est jamais venu à l’idée de personne. Ne font-elles pas qu’exécuter? Ben tiens.
Je songe à ce jour où j’intervenais dans le cadre d’un événement complexe à organiser. La réussite de l’événement dépendait de la présence de quelques chefs importants pour l’organisation. Or ces chefs étaient très occupées et malgré l’intérêt pour l’événement, se décommandaient les uns après les autres au fur et à mesure qu’approchait la date. La responsable RH qui organisait la formation ne savait que faire. Elle n’avait aucun accès à ces chefs, n’ayant aucune légitimité interne. C’est l’assistante du service, mobilisant son réseau construit au sein de l’organisation depuis des années, qui a ramené un par un les grands chefs, qu’elle connaissait depuis leurs débuts, et qui a finalement sauvé l’événement. Réaction de la RH, à qui tout le mérite de la réussite a bien évidemment été attribué, parce qu’elle était chef, à la fin de la formation? l’assistante a été remerciée “pour la logistique de l’événement”. Le travail de cette dernière, crucial, n’a même pas été simplement perçu par la DRH ou il a été nié, ce qui est pire.
Il y a ainsi dans chaque organisation, un petit groupe de gens qui fait tourner la boutique. Ils sont difficiles à identifier de l’intérieur, et parfois même de l’extérieur. Ils ne se font pas mousser. Ils se connaissent. Ils savent. Pour l’observateur superficiel, ils passent inaperçus. Beaucoup de managers “talents” échouent parce qu’ils les ignorent et les méprisent, pensant qu’ils ne doivent fréquenter que des gens “importants” (c’est à dire haut placés). Mais ils se retrouvent fort dépourvus lorsque la bise fut venue.
Il est temps qu’on identifie qui sont les vrais talents, et qu’on cesse de les confondre avec des mercenaires.
➕Voir mon article Quand ses « talents » empêchent l’entreprise d’innover. Voir également George Smiley, ou la revanche des ringards en entreprise.
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13 réflexions au sujet de « Les vrais talents de l’entreprise ne sont pas ceux que l’on croit »
Peut etre cette notion de « talents » est elle hautement discutable et discutee , car en fait elle memange deux notions distinctes
– la « production » de responsables sur lessuels l’entreprise puisse s’appuyer à moyen terme pour conduire les postes cles
– la « valorisation » des qualites et competences de chacune et chacun , souvent non accomplie à cause du carcan produit par les fiches de poste et les « referentiels de competences »
Quant à la « guerre des talents » n’est elle pas une « illusion d’optique » des lors qu’on se souvient que le contexte dans lequel l’entreprise plonge ses employes est un facteur determinant de leur « performance » … autrement , de la même facon que dans un bon vieux systeme scientifique, l’entreprise a in impact fort pour « liberer » – ou pas – les « talents »…
C’est également quand on constate l’évolution du nombre d’assistantes ces 2 dernières décennies, que l’on mesure combien leur rôle n’a pas été perçu. Ce sont en effet les premières victimes de l’informatisation de l’entreprise: Elles ne tapent plus les courriers depuis que les traitements de textes ont permis à tout le monde de le faire, ce qui en soi n’était pas un bien grand mal, ni même n’en assurent désormais la simple gestion… et SAP s’occupe (pour quel coût au fait?) du suivi de vos congés etc. Ce qui donnait au passage l’occasion de voir/connaître tout le monde.
Et vous devrez également désormais vous démerder le jour ou, en déplacement lointain (que vous aurez déjà dû vous même organiser sur votre temps de travail!), vous aurez fait l’erreur de laisser traîner votre billet retour sur le bureau de la chambre d’hôtel… que la femme de ménage aura foutu à la poubelle pensant sans doute à un prospectus! Exemple vécu, heureusement au temps heureux d’une assistante par service.
Leur disparition constitue donc une erreur humaine autant qu’économique car c’est en réalité chacun qui se retrouve à faire une petite part de leur travail passé, mais chacun dans son coin avec bien souvent un coût salarial plus élevé, le tout sans créer de lien.
J’aime bien cette phrase que j’ai entendu de la bouche d’un dirigeant de Michelin : “Les entrepreneurs dans les grands-groupes soit on les casse, soit ils se cassent”.
Faut-il dans ce cas remplacer “entrepreneurs” par “vrais talents” (sic) ?!
Superbement bien vu ! On peut se faire un sérieux souci avec une évolution que je vois de plus en plus : la suppression de nombre d’assistantes, selon l’idée qu’avec les moyens numériques, elles sont de moins en moins utiles.
Tragique erreur !
Merci Michel!!!
Ce texte est magnifique, salvateur,on a lu dans mes pensées,on a vu ce que je vois sans etre capable de le formuler… un grand merci
J’adore la deuxième partie de votre texte sur les assistantes mais je trouve la première partie tellement caricaturale. Je connais quelques talents au sens de ce que les grosses boîtes pensent et ces personnes sont très attachés à leurs boites, jouent parfaitement collectifs et tirent l’ensemble des gens vers le haut avec eux. Ces vrais talents n’ont d’ailleurs souvent pas de plan en tête. Simplement ils sont bons et appréciés professionnellement et humainement. Je ne vois pas le problème. Je vous rejoins toutefois sur le fait que c’est jamais une personne de la base et qui plus est âgé qui sera reconnu comme tel.
Vous avez raison.
Merci ! Tout est dit et c’est tellement rare que ça fait beaucoup de bien.
J’ai eu pour ma part, plusieurs patrons qui ont su reconnaître mon talent d’assistante mais il est vrai que ça n’est pas souvent le cas.
Merci pour votre article
Une façon de ré-équilibrer cela est de supprimer la règle implicite “le manager est le mieux payé de son équipe”
US et UK, pour ce que j’en connais, savent reconnaître la valeur indépendament de la position hiérarchique.
wow ! Redoutable lucidité ! Vous n’allez pas vous faire que des amis dans les étages-à-moquette. En tous cas bravo !
Je n’ai que deux petites choses à ajouter :
1) beaucoup de logiciels dit “de gestion” n’ont pour but que de replonger de force les “talents” dans le rôle d’exécutant qui leur est assigné, en contrôlant leur temps
2) les “talents à tourniquet” savent assez souvent à qui ils doivent les mérites dont ils se parent, et ont un besoin vital que “ceux qui font tourner la boutique” restent à tout jamais enchaînés à leur poste, en tant qu'”environnement stable” à l’intérieur duquel eux seuls bougent, selon leur propre agenda.
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