La stratégie est la prérogative du dirigeant, mais qu’est-ce que cela veut dire en pratique? Lorsqu’on pose la question, la réponse semble évidente: le dirigeant définit la vision, et celle-ci est ensuite mise en œuvre par l’organisation. Le problème est que derrière la logique apparente se cache un modèle mental aux conséquences catastrophiques.
« Le Président fixe le cap et déploie sa vision avec volontarisme et énergie. Je suis là pour rendre possible ce qui est souhaitable : ce n’est pas à lui de s’occuper de la tuyauterie » C’est ainsi qu’Alexis Kohler, Secrétaire général de l’Élysée, définissait son rôle dans un entretien accordé récemment au journal l’Opinion. C’est clair, c’est net, c’est logique. C’est pourtant une conception étrange du management et de la stratégie.
Vision et tuyaux: Une mauvaise analogie
Car comme souvent avec les analogies, celle-ci est mal choisie. La tuyauterie, c’est l’équipement d’une maison. Elle peut être compliquée, mais elle n’est pas complexe. C’est un morceau de mécanique qui n’a pas sa vie propre. Un propriétaire peut laisser des artisans s’en occuper à sa place. Mais un président de la République ne gère pas une maison avec des tuyaux, il gère un pays avec des humains. Ces fameux “tuyaux” qui ne seraient pas du ressort d’un Président visionnaire, ce sont les Français. Considérer qu’il ne s’agit là que de tuyauterie, c’est s’exposer à de graves errements éthiques. C’est également mal comprendre la nature de son métier de conseiller, qui devrait être de penser et de participer à une conversation avec le dirigeant. On passera sur l’inquiétante expression “je suis là pour rendre possible ce qui est souhaitable” qui mériterait à elle seule une longue analyse critique, tant elle repose sur une dichotomie fallacieuse.
Une conception de la stratégie distinguant la vision des “tuyaux”, c’est-à-dire la pensée de la mise en œuvre, traduit un modèle mental cartésien. La déconnexion du terrain que celui-ci induit explique sans doute les difficultés rencontrées par Emmanuel Macron dans son mandat. Il induit également un mépris du détail qui rend très fragile aux événements imprévus. C’est ce qui s’est passé en 2020 au début de l’épidémie lorsque la France a failli basculer parce qu’elle n’avait pas de stock de masques. En situation de crise, certains détails en apparence insignifiants peuvent en effet devenir stratégiques, et leur négligence ruiner les plus beaux plans.
Malheureusement, cette conception du rôle du dirigeant et de la stratégie est très largement partagée, et pas seulement en politique. C’est celle qui prévaut dans le monde des affaires où l’on enseigne aux futurs dirigeants qu’ils devront être visionnaires et laisser aux autres, “en dessous”, la “mise en œuvre” de leur vision; que c’est même ce dédain aristocratique pour “l’intendance” qui les définit comme “leaders”. Résultat? Ils se réfugient dans les idées, le plus souvent fumeuses; ils créent une chambre d’écho dans laquelle ils vivent, entourés de consultants; ils négligent le terrain, voire le méprisent; ils parlent du futur pour ne pas avoir à faire face au présent. Et après, ils se plaignent lorsque les événements leur échappent et qu’ils se trouvent fort dépourvus lorsque la bise fut venue.
Clémenceau: la tête dans les tuyaux
S’ils recherchent une doctrine de gouvernance pour des temps difficiles, les dirigeants seraient inspirés de se tourner vers Georges Clémenceau. Nommé Président du Conseil en novembre 1917 dans une période très difficile de la guerre, Clémenceau passe, à partir de janvier 1918, une journée par semaine sur le front, au plus près des combats. Il sait en effet que rien ne serait pire pour lui que de se couper du terrain. Sans doute en raison de ses années comme journaliste et comme médecin clinique, il connaît l’importance du détail, celui qui est saisi non pas en lisant des rapports ou des notes, mais en regardant les gens dans les yeux et en partageant, même brièvement, leur vie. Face à la complexité et à l’incertitude, il a compris que la connexion directe au réel changeant est une nécessité absolue. Ces visites ne sont pas des obligations protocolaires; elles ne sont pas non plus conçues pour se faire voir et remonter le moral de troupes ; elles sont centrales dans son caractère de chef de guerre: bien que très consommatrices de temps, et très risquées physiquement, elles sont pour lui le moyen indispensable de s’informer, de sentir les événements, et de se donner une chance de les influencer.
L’enjeu de la stratégie: garder un lien organique avec la réalité
Les grands dirigeants savent que leur rôle est de considérer le tout, pas seulement le sommet, et jamais ni Clémenceau, ni Napoléon, ni Churchill n’auraient commis l’erreur de parler de “tuyauterie”. De même, les entreprises qui ont survécu au choc du premier confinement sont celles qui avaient gardé, au plus haut niveau, un lien organique avec la réalité de leurs opérations. Elles avaient compris que celles-ci n’étaient pas de simples tuyaux, mais le cœur de leur raison d’être, l’objet même de leur stratégie. Vous voulez faire de la stratégie? Ignorez les cartésiens en costume avec leur fausses évidences dangereuses; faites comme Clémenceau, et plongez la tête dans les tuyaux!◼︎
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➕Pour aller plus loin sur le sujet, on pourra lire mes articles précédents: 📄Face à l’incertitude: Est-ce d’une stratégie dont votre organisation a besoin? 📄Les modèles mentaux, outil-clé du stratège face à la crise; 📄Redéfinir le concept de vision dans un monde incertain: la vision comme modèle mental
🔍 La source au sujet de Clémenceau est l’ouvrage (en anglais) de Eliot A. Cohen, Supreme command, disponible ici.
13 réflexions au sujet de « Stratégie: Le dirigeant doit-il se concentrer sur la vision et ignorer la “tuyauterie”? »
Très chouette ton passage sur Clémenceau !
Excellente journée,
🙏
Très bel article, 100% d’accord !
👍
n’est-ce pas au fond un syndrôme partagé par la plupart des Dirigeants publics et privés issus de l’énarchie et des grandes écoles françaises? une autre formule résume la même idée : “l’intendance suivra” penser pour au lieu de penser avec ; la pensée descendante contre le modèle bottom-up qui enrichit la pensée du Dirigeant et rend possible sa réalisation en suscitant l’adhésion. Qu’en pensez-vous?
👍
Bonjour,
Niveau illustration, j’aurais pour ma part choisi Beaubourg pour illustrer que la présidence n’a pas toujours dénigré les tuyaux!
Bien d’accord, sinon, pour souligner que détaché des réalités aucune vision réaliste, donc réalisable, n’est envisageable. C’est bien le problème, en politique comme dans l’entreprise, à mettre des gestionnaires financiers tout en haut des organigrammes: Il en faut, car il y a des comptes à tenir, mais jamais tout en haut sauf à vouloir avoir également un jour des comptes à rendre faute d’avoir su donner une direction.
Cdt.
Bien vu Beaubourg 😋
Bonjour,
Il en est ainsi des Capitaines ou des simples Skippers qui font long feu et font couler le navire lorsqu’ils n’ont pas pris, dans l’arrogance, la connaissance de la moindre vanne, passe coque, de l’armement ou de l’accastillage de route du navire…
Ce qui est troublant serait que l’équipage ressent normalement immédiatement ces absences de discernement. Le chef de bord perd alors toute autorité…mais empêche le navire d’aller aux cailloux !
Marc Ferrié
Bravo !
Bonjour,
Bravo !
Il en est ainsi des Capitaines ou des simples Skippers qui font long feu et font couler le navire lorsqu’ils n’ont pas pris, dans l’arrogance, la connaissance de la moindre vanne, passe coque, de l’armement ou de l’accastillage de route du navire…
Ce qui est troublant serait que l’équipage ressent normalement immédiatement ces absences de discernement. Le chef de bord perd alors toute autorité…mais empêche le navire d’aller aux cailloux !
Marc Ferrié
Article d’une abosolue lucidité.
Le directeur d’un grand groupe d’Ehpad aurait peut-etre mieux fait de s’occuper de la tuyauterie justement. Cela aurait pu éviter beaucoup de souffrance…
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