Le supplice des mille coupures ou comment l’innovation est tuée par ceux qui la défendent

On pense souvent que l’innovation ne réussit pas au sein d’une organisation parce que la direction met fin au projet ou lui refuse les moyens nécessaires à son développement. Cela arrive, mais c’est assez rarement le cas. Très souvent, l’innovation, en particulier l’innovation de rupture, meurt lorsqu’elle est repérée par la direction, et que cette dernière, pour prix de son soutien, exige d’elle qu’elle rentre dans les clous de l’organisation actuelle.

Le moment le plus dangereux pour une innovation de rupture, c’est lorsque la direction générale se rend compte de son existence et, pire encore, prend conscience de l’intérêt du projet. Elle décide donc de le soutenir, voire de le pousser pour qu’il réussisse à grande échelle. Bonne nouvelle, les crocodiles vont se tenir à distance et le projet a soudain tout plein de nouveaux amis parmi la superstructure.

Oui mais. Pour prix de son soutien, la direction générale va demander, et c’est normal, que le projet soit “bien géré” (je mets des guillemets naturellement). Par bonne gestion, la direction générale entend en fait avant tout que l’ordre règne. Il faut dire que, né dans la clandestinité, le projet a souvent vu ses promoteurs avoir recours au bricolage et à l’effectuation: commencer petit, utiliser les ressources disponibles, travailler en co-création, etc. Tout cela n’est pas très sexy, pas très vendeur, pas très Océan Bleu: et puis c’est trop petit; comment va-t-on avoir un vrai impact sur le chiffre d’affaire avec ce bricolage? Non, il faut voir grand! Mais surtout il faut passer du bricolage au “vrai” management. Il faut mieux contrôler ses coûts.

Exit donc les bricoleurs et mise en place d’un vrai management. Dans la logique d’une rationalisation, le management va consister à rabioter tout ce qui fait la spécificité du projet innovant. Il faut se brancher sur le système informatique de l’entreprise et cesser d’utiliser ces plates formes ouvertes (chasse au shadow IT). Il faut s’appuyer sur les fonctions de l’organisation et réduire l’autonomie du projet. Il faut aligner l’offre innovante avec l’offre existante, être plus cohérent. Il faut savoir où on va. Il faut faire comme les autres, il faut simplifier.

Le projet, ou plutôt sa dimension de rupture, meurt du fameux supplice chinois des mille coupures (Lingchi), qui consiste à entailler et retirer successivement des parties et des membres du condamné avant de lui trancher la tête, en dernier.

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Au final, des dizaines de petites modifications, toutes avec de bonnes raisons et parfaitement défendables, remodèlent le projet pour le faire rentrer dans le moule de l’organisation actuelle. Mais ces modifications transforment le projet de rupture en un projet d’innovation continue, c’est à dire en une extension de la gamme actuelle (la même chose en mieux), ou plus spécifiquement du modèle d’affaire actuel, une dérive que j’ai appelée “bourrage organisationnel” dans un article précédent: au lieu d’adapter l’organisation à l’innovation, on adapte l’innovation à l’organisation existante en essayant de la forcer dans le cadre existant, ce qui a nécessairement pour objet de la dénaturer.

La difficulté pour l’innovateur dans cette logique de mille coupures est que la défense du projet nécessite une énergie considérable. Telles les vagues de la mer, la superstructure revient toujours à la charge, et chaque attaque repoussée n’est qu’un répit gagné avant la prochaine attaque. Toutes les attaques ne peuvent être repoussées, et sur les mille attaques, certaines sont nécessairement couronnées de succès. L’innovateur finit épuisé et est en général éjecté du système sous une forme ou sous une autre. Pour reprendre la citation d’un document de Netflix, “Mavericks get exhausted trying to innovate.”

➕A propos du bourrage organisationnel, lire mon article “La source du dilemme de l’innovateur ou la tragédie du modèle d’affaire: 6 – Le bourrage“. Cette notion est développée dans mon ouvrage “Relevez le défi de l’innovation de rupture.”

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10 réflexions au sujet de « Le supplice des mille coupures ou comment l’innovation est tuée par ceux qui la défendent »

  1. Nous y voilà ! L’innovation un virus et l’organisation une belle armée de globules blancs et le pire est que la guerre, comme tu le dis si bien, n’est pas déclarée… Il s ´agit bien d’un enjeu de transformation de l’organisation pour que le virus soit enfin pris pour une vitamine par les globules blancs…et la laisse agir pleinement selon sa nature ! Condition sine qua non à ce qu’elle soit eficace.

  2. Bonjour Philippe.
    Le post date de plus d’un an mais comme je sens que nous allons vivre la situation des “mille et une coupures” sur un projet intrapreneurial d’un outil de matching de compétences basés sur un outil externe (MVP avec une startup + expé de 6 mois + décision de déployer en interne face au succès), existe-t-il des remèdes / des parades / des secrets pour essayer de ne pas voir “une sphère utile et avec une UX appréciée par les salariés” se voir raboter en un “cube avec une UX atroce et non utilisée par ces mêmes salariés” (ce qui est appelé “dénaturer”)… avec des précédents chez nous concernant notamment une mauvaise transposition / intégration d’outils externes super efficaces sur une plateforme interne qui en a complètement détruit les usages positifs (… on continue d’utiliser l’outil externe!) ?

    1. Bonjour Edouard
      Malheureusement pas de solution standard face au rouleau compresseur. la rançon du succès est la récupération du projet par les bureaucrates qui vont vous montrer comment ça se gère, un projet. On peut argumenter auprès de la DG sur la base d’exemples historiques (Nespresso isolé dans une spinoff) mais mon expérience est qu’il faut une DG sacrément à la page côté innovation pour piger le truc. Il reste la tactique: cacher, louvoyer, se battre pied à pied sur chaque truc, jouer la montre, grêve du zèle, résistance passive, monter des coalitions, trouver des parrains, etc.

  3. Une innovation qui ne rentre pas dans un des processus opérationnels de votre société restera cependant à côté avec une utilisation médiocre voire sera abandonnée rapidement. Un vrai novateur va plus loin qu’une bonne nouvelle idée et se bat aussi pour intégrer son idée dans un processus quitte à le bousculer, c’est plus difficile mais la valeur ajoutée est supérieure.

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