Ce que l’histoire du tracteur peut nous apprendre sur l’impact prévisible de l’IA

Lorsqu’émerge une nouvelle technologie, nous pensons toujours qu’elle va tout transformer brutalement. Or si l’histoire de l’innovation montre une chose, c’est qu’elle met généralement très longtemps à avoir un impact. Un exemple emblématique est celui du tracteur il y a un siècle.

Les premiers tracteurs équipés d’un moteur à explosion se développent à la toute fin du XIXe siècle et sont progressivement commercialisés dans les années suivantes. Sur le papier, les avantages du tracteur sont évidents: contrairement à un cheval, un tracteur n’a pas besoin de se reposer, il développe beaucoup plus de puissance et permet de traiter des surfaces beaucoup plus grandes. Il est donc un facteur d’augmentation majeure de productivité. Autrement dit, il permet de produire plus, plus facilement et pour moins cher. Il devrait donc être adopté rapidement par les agriculteurs.

Et pourtant, malgré ses avantages évidents, le tracteur mettra près de quarante ans à détrôner le cheval dans l’agriculture américaine, et plus longtemps en Europe. En 1920, vingt ans après son introduction, seulement 4% des exploitations agricoles américaines possédaient un tracteur. Même en 1940, elles n’étaient encore que 23%. Qu’est-ce qui explique une diffusion aussi lente, sachant que les mouvements d’opposition à cette technologie ont été rares et que la presse professionnelle s’est très vite enthousiasmée pour elle?

Il y a au moins trois raisons. La première, c’est que comme toute nouvelle technologie, le tracteur à ses débuts reste primitif et ses performances sont modestes. C’est une énorme machine. Il est compliqué à conduire. Il est dangereux à manipuler (on peut se casser le bras en le démarrant à la manivelle si on s’y prend mal). Dans la plupart des cas, utiliser un cheval ou une mule reste plus efficace, plus simple et moins dangereux, d’autant que c’est ce dont on a l’habitude. C’est aussi beaucoup moins cher. Bien-sûr, comme toute nouvelle technologie, il améliore ses performances sur ces différents points, mais seulement progressivement. Il faut par exemple attendre 1920 pour qu’il soit adapté aux champs de maïs, 1933 pour qu’il soit équipé de pneus et l’après-guerre pour qu’il puisse être utilisé pour le coton.

La seconde raison tient au travail. Comme pour tout facteur de productivité, l’adoption du tracteur est très sensible au coût du travail. Le cheval nécessite beaucoup de main d’œuvre: les chevaux doivent être nourris, nettoyés et soignés, même lorsqu’ils ne travaillent pas. Mais alors que le tracteur commence à se développer, la crise économique des années 30 fait fortement baisser les salaires moyens dans l’agriculture. L’intérêt du tracteur diminue donc. En outre, beaucoup des salariés sont des journaliers. Il est facile de les renvoyer ou de ne pas les embaucher si la ferme va mal. En revanche, si vous avez investi dans un tracteur, le remboursement doit continuer. En situation économique difficile, le tracteur induit une moindre flexibilité et un risque important qui fait reculer les acheteurs potentiels. Tout change avec la Seconde Guerre mondiale où les hommes deviennent rares, et où le tracteur retrouve donc tout son intérêt. La diffusion d’un outil de productivité, si avantageux soit-il sur le papier, est donc dépendante du marché du travail et du contexte économique qui la rend attractive ou pas.

La troisième raison tient au modèle des fermes. Le tracteur représente un investissement important. C’est un coût fixe qui est d’autant mieux amorti que l’exploitation est grande. Au début, acheter un tracteur pour une petite exploitation n’a aucun sens, ce qui freine sa diffusion. Mais l’effet inverse joue aussi: une fois que l’on a investi dans un tracteur, il est sensé de vouloir augmenter la taille de son exploitation pour mieux l’amortir. La diffusion du tracteur s’accompagnera donc d’une augmentation de la surface moyenne des exploitations, résultant de leur concentration, les plus gros rachetant les petits qui disparaissent. Mais là aussi, ce mouvement de concentration prend du temps et il faudra attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour avoir des grandes exploitations extrêmement productives aux États-Unis.

Technologie et société

Quelles leçons peut-on tirer de la diffusion du tracteur pour estimer celle de l’IA? La première est que quelle que soit la qualité intrinsèque de la technologie, et même lorsque tout le monde est enthousiaste, comme ce fut le cas pour le tracteur, cette diffusion prend du temps. La raison est que pour que la technologie ait vraiment un impact, il faut que la société s’adapte. La seconde leçon est donc que l’émergence de la technologie va nécessiter, et entraîner en retour, des effets structurels qui vont porter aussi bien sur les organisations que les modèles d’affaires, les métiers ou la réglementation. La troisième leçon est que ces effets sont largement imprévisibles. La diffusion d’une nouvelle technologie est donc une danse entre l’offre et la demande, pas un processus purement linéaire où une offre nouvelle « rencontre » une demande toute prête. Cette danse est un processus créatif où les usages de la nouvelle technologie ainsi que les dimensions institutionnelles nécessaires sont souvent inventés de façon émergente et que celle-ci évolue également durant le processus. Pour ce qui concerne l’IA, on évitera donc les poncifs habituels et les prévisions simplistes, qu’elles soient utopiques ou dystopiques, et on s’attellera à imaginer des usages au cas par cas, en gardant bien en tête que l’émergence réussie d’une nouvelle technologie est un processus social.

➕ Sur l’IA, lire mes articles précédents: 📃Ce qu’un chien peut vous apprendre sur les dangers de l’IA; 📃Évaluer le potentiel de ChatGPT: Sept leçons d’histoire de l’innovation; sur l’innovation de rupture, lire 📃Une technologie de rupture ça n’existe pas.

🔎 Source pour cet article: The Economist, A short history of tractors in English.

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3 réflexions au sujet de « Ce que l’histoire du tracteur peut nous apprendre sur l’impact prévisible de l’IA »

  1. Je ne suis pas certain du tout que la comparaison entre tracteurs et IA soit le meilleur exemple. Ce qui se passe avec l’IA est inédit et reste vertigineux. Voici pourquoi :

    – Les contextes, les sociétés, les cultures, les compétences et les infrastructures étaient complétements différents à l’époque…. Voir les commentaires ci-dessus.
    – Quand on fabrique une chaudière, un moteur ou une machine, on rencontre une limite matérielle, de par les flux physiques, pour la disponibilité, la transformation des matériaux (Aciers, plastiques, etc…) et des délais pour la livraison…
    – Le cout d’un tracteur n’est pas tout à fait le mème que celui d’une appli ou d’un logiciel.

    L’IA est très différente :
    – Elle se duplique en quelques secondes. COPY/PASTE. Les business modèles des logiciels sont « scalables ».
    – Le retour sur certains investissements est vu comme potentiellement assez rapides.
    Les milliards ont déjà été investis aux USA et en chine sur le développements des technologies IA… La dynamique des investissements, et donc des moyens mis en œuvre pour développer les IA, est devenu exponentielle.
    – Les compétences et les demandes d’utilisateurs pour prendre en main l’IA sont déjà bien là. En parlant à certains adolescents et jeunes diplômés, on peut mesurer leur volonté, leur appétence pour cet univers.
    – Les nombreuses infrastructures matérielles (Réseaux internet, Téléphones, Ordinateurs, 4G…) pour le déploiement des IA sont déjà en place ou sont en cours de déploiement avancé… Il peut y avoir une diffusion express des applications qui vont offrir les meilleurs retours sur l’investissement.
    ….

    Heureusement pour le moment, les IA ont seulement la capacité de concevoir leurs propositions à partir des sources de données qui les alimentent. Elles sont très peu capables de faire des choses matérielles, du terrain et des actions physiques simples…

    Il y a aussi des opportunités. De nombreuses IA ne sont pas en opposition avec le travail humain. Elles se combinent à l’intelligence humaine pour la décupler et donner une puissance hors du commun…

    Il est certain qu’il va y avoir des résistances, des dénis et des cygnes noirs dans l’expansion des l’IA mais certains métiers vont devoir quand mème très vite se transformer en profondeur.

  2. En ce qui me concerne, je pense que l’adoption de l’IA ressemblera plus à celle du téléphone mobile, ou celle de google (search).

  3. Je suis d’accord avec vous sur un point : une innovation, ça prend du temps pour se généraliser. Chance, c’est votre conclusion…
    Par contre, votre « monstration » (on ne peut pas parler de « démonstration ») pèche sur un certain nombre de choses :
    –> Les économistes qui vous fournissent en statistiques ne semblent pas avoir réalisé l’existence d’une guerre en Europe, entre 1914 et 1920. En quelques années, les travailleurs qui faisaient « tourner » les fermes (une centaine de personnes pour une seule grosse ferme) se sont transformés en noms sur le monument au morts. Les chevaux, réquisitionnés en masse, ont largement subi la même hécatombe. Nul besoin de licencier : pour plusieurs décennies, impossible de reconstituer le cheptel humain ou animal. Il n’y avait pas d’alternative au tracteur ! Ce qui, du coup, a créé le « cercle vertueux » habituel : augmentation des volumes donc baisse des coûts et progrès des performances.
    Vous me direz, ça ne concerne que l’Europe… mais l’Europe, à l’époque, jouait un rôle de premier plan.
    –> Contrairement à un tracteur (ou toute autre machine agricole), un cheval a une valeur résiduelle, et pas uniquement sous forme de « ravioli pur bœuf ». La viande de cheval était nettement plus valorisée que la viande de tracteur (ou même de bœuf)…
    –> Le cheval n’est pas le seul concurrent du tracteur : les grosses fermes s’étaient équipée de locomobiles : il s’agissait de machines à vapeur (à charbon), montées sur roues (et tirées par un cheval pour leur mise à poste), qui servaient à actionner des machines agricoles (l’exemple « de référence » était la batteuse, mais d’autres machines pouvaient être raccordées, selon besoin). Incapables de « tracter » quoi que ce soit (une machine a vapeur est beaucoup trop lourde pour « crapahuter » dans les champs), elles n’en contribuaient pas moins à la productivité agricole. Et elles étaient déjà bien implantées à l’apparition des tracteurs, réduisant d’autant l’intérêt économique de ces derniers.
    Nombre de tracteurs anciens comportaient une poulie, permettant de remplacer une locomobile hors d’usage (le concept d’amortissement n’est pas très agricole…), et tous les tracteurs actuels comportent une « prise de force », actionnant une machine externe, mobile ou fixe.

    Quant à la montée en puissance des céréaliers nord-américain, elle vient au moins autant des moissonneuses-batteuses (« combines » en anglais) que des tracteurs

    Beaucoup d’a-peu-près, de réductions « binaires » crées ex-nihilo, pour, au final, enfoncer une porte ouverte, je trouve.

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