Entrez dans une salle de cours dans n’importe quelle grande école de commerce aujourd’hui, et il est très probable que quelle que soit la matière enseignée, elle reposera sur la rationalité causale. La rationalité causale consiste à choisir le moyen le plus efficace en termes de ressources (le moins cher, le plus rapide, etc.) pour atteindre un but donné. En marketing, on cherchera le segment le plus attractif; en ressources humaines, on cherchera à recruter le meilleur profil pour un poste, en stratégie, on cherchera à obtenir la plus grosse part de marché, etc. La rationalité causale implique une logique d’optimisation et met l’accent sur l’importance de la prévision et de l’analyse préalables pour éviter les mauvaises surprises qui empêcheront l’optimisation poursuivie. La rationalité causale implique naturellement qu’il soit possible de définir un but clair. Elle fonctionne bien dans des marchés établis, dans lesquels les structures, les concepts produits et les marchés sont connus. Par exemple, une entreprise qui décide de lancer un nouveau dentifrice peut se procurer facilement des études très complètes sur ce marché ; il lui est donc possible de définir ce qu’elle peut attendre de ce lancement compte tenu de la concurrence et de la dynamique du marché, elles aussi connues avec précision. L’entreprise définira son objectif en terme de part de marché, de chiffre d’affaire, ou de marge et jugera de sa réussite au regard des résultats atteints et du budget mis en œuvre. Il s’agit bien évidemment d’atteindre l’objectif maximal avec le budget minimal, conformément à la logique d’optimisation.
Des études récentes sur le mode de raisonnement des entrepreneurs a montré qu’il existe une approche radicalement opposée, appelée effectuation. L’Effectuation consiste non pas à partir des objectifs pour déterminer les ressources nécessaires pour les atteindre, mais au contraire de considérer les ressources dont on dispose pour déterminer les buts possibles. Le premier mode est dit “causal” en ce qu’il fait varier les causes (ressources) pour un effet (objectif) donné; le second est dit “effectual” en ce qu’il fait varier les effets pour des causes données. Un exemple de raisonnement causal est le suivant: “Je veux faire des frites, de quoi ai-je besoin?” Réponse: de pommes de terres. Un exemple de raisonnement effectual est le suivant: “J’ai des pommes de terres, que puis-je faire avec?” Réponse: des frites, mais aussi de la purée, des projectiles, une pile, un tampon encreur, de l’alcool, je peux aussi les vendre, les replanter, les offrir à ma voisine, etc.
La raison pour laquelle les entrepreneurs ont tendance à utiliser le raisonnement effectual est qu’ils agissent en général dans des contextes de rupture forte, dans lesquels ni les produits, ni même les marchés qui leur correspondent, n’existent encore au moment de leur création. Dans une telle situation, la rationalité causale ne fonctionne plus, car définir des objectifs est impossible : on ne peut viser une part d’un marché qui n’existe pas, et encore moins un chiffre d’affaire, et l’absence d’information objective rend inutile la prévision. En situation d’incertitude, il s’agit moins d’optimiser que de créer, les deux démarches sont totalement différentes.
Tandis que l’approche causale correspond à une approche délibérée de la stratégie, fixant des buts clairs et stables dans le temps, le raisonnement effectual est non déterministe et émergent. La notion de but ‘ultime’ disparaît presque totalement au profit d’une série de buts se présentant comme des étapes intermédiaires établis en fonctions des moyens disponibles à un instant t, une proposition très réaliste lorsque l’on sait que la caractéristique principale d’une jeune entreprise est d’être très contrainte au niveau de ses ressources.
Les logiques causales et effectuales font toutes les deux parties du raisonnement humain. L’une n’est pas meilleure que l’autre, mais simplement elles sont pertinentes dans des situations différentes. Et pourtant, la plus grande partie de notre enseignement repose sur une logique causale. Pour simplifier, on dira que la logique causale repose sur le paradigme du choix: la question de la décision est en effet formulée en termes de choix parmi un certain nombre d’options existantes. A l’extrême, l’enseignement forme à la résolution de problème clairement défini auquel il existe une solution unique. La logique effectuale repose sur un paradigme de création: on ne résout pas un problème mais on définit de nouvelles possibilités à partir des ressources existantes. Seule cette approche est génératrice de nouveauté. Il faut souhaiter que notre enseignement fasse un peu plus la part à la création et un peu moins à l’optimisation.
Nb: cette complète celle portant sur la distinction entre risque et incertitude. Les deux sujets sont très proches dans la mesure où l’on peut estimer que l’approche causale est pertinente en situation de risque, tandis que l’approche effectuale est pertinente en incertitude. Voir également mon article d’introduction à l’effectuation.
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7 réflexions au sujet de « Rationalité effectuale, rationalité causale: les deux paradigmes de pensée »
Bonjour
Je suis vos articles avec grand intérêt.le thème que vous évoquez là est crucial, … et paradoxalement peu ou pas enseigné dans les masters d’entrepreneuriat.
Il me semble toutefois que vous opposez deux notions appartenant à deux champs différents. Il s’agit dans un cas de penser le monde environnant, de se le représenter, dans l’autre de penser l’action dans ce monde.
Dans le premier champs, la rationalité causale, ou disjonctive, s’opposerait plutôt à la pensée complexe au sens de Edgar Morin. Dans le second,on pourrait opposer logique stratégique et logique effectuale.
Bien évidemment rationalité causale et logique stratégique sont liées, de même que pensée complexe et effectuation.
Cette façon de voir les choses permettrait également d’éviter de restreindre la pensée effectuale à un logique de création, de même qu’elle ouvre la possibilité d’une pensée causale associée à la création.
qu’en pensez vous ?
Bonjour Didier
Merci de ce commentaire tout à fait intéressant. L’opposition entre causal et effectual vient de l’inversion d’un certain nombre de principes de bases ce qui explique que seules ces deux logiques sont évoquées. Je ne suis pas sûr que l’on puisse opposer représentation du monde et action. Cette opposition est très classique dans la pensée occidentale et nous vient de Descartes, via Platon, lourd héritage. En fait, Sarasvathy, remarque que l’action est souvent la cause première de la nouveauté dans le monde, par opposition à l’action simplement comme mise en oeuvre de la pensée. Il est indéniable que derrière l’approche causale se trouve la dichotomie pensée-action, inexistante dans la logique effectuale. J’avoue ne pas être très au fait de la pensée complexe de Morin, mais il y aurait certainement intérêt à développer la réflexion sur ces logiques. Une autre piste de réflexion qui va dans votre sens est que l’effectuation ne signifie pas absence de but; dans tout action il y a un but, simplement dans l’effectuation le but est très localement déterminé, et surtout il est conçu comme étant défini conjointement entre deux parties. La limite de la pensée causale dans la création vient de ce qu’elle est avant tout conçu comme optimisante, ce qui est a priori antinomique avec la création. A creuser…
PhS.
la logique causale repose sur le paradigme du choix, tandis que la logique effectuale repose sur un paradigme de création. Très intéressant! Bravo!
Merci Philippe pour cet excellent article.
Le commentaire de Didier BERNARD me parait tout à fait intéressant.
Il me semble même pour renforcer cette idée que le ET s’impose et que l’entrepreneur orchestre en permanence rationalité causale ET rationalité effectuale, un peu comme le dit BERGSON “Penser en homme d’action et Agir en Homme de Pensée”.
La capacité de l’entrepreneur à passer d’une logique à l’autre est une des clés de la réussite. Cette habilité peut se développer grâce à la métaposition – métacognition.
L’entrepreneur ne peut raisonner autrement que dans une logique de moyen ET de résultat.
Lors de l’enseignement / l’apprentissage de l’entrepreneuriat, il est intéressant de voir comment les logique causale et effectuale peuvent entrer en résonance via le PAR. Comment renforcer la logique effectuale par la logique causale et vice versa… afin de développer l’habilité à orchestre ces deux logiques en simultanée.
Qu’en pensez-vous ?
Bonjour Jean-Luc
Vous avez raison et je viens de “répondre” à Didier, ou plutôt de poursuivre la réflexion à partir de ses remarques. Je vous invite à jeter un oeil à mon billet de demain qui – ça tombe bien – parle justement de la combinaison des logiques causales et effectuales par l’entrepreneur. Par ailleurs, qu’est-ce que PAR?
Merci
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