La singularité, clé de votre stratégie en incertitude

Comment faire de la stratégie en incertitude, quand les modèles sur lesquels on s’est appuyé historiquement sont fragilisés, et qu’on fait face à des défis inédits? Assez naturellement, on est tentés d’aller chercher des modèles à l’extérieur parce qu’inventer nos propres modèles est difficile, parce que les modèles extérieurs existent déjà et qu’ils se présentent comme des évidences, alors que nous sommes fragilisés par l’obsolescence des nôtres. Il faut pourtant résister à cette tentation et assumer sa singularité pour construire une réponse propre.

L’enjeu de la singularité m’est notamment apparu auprès d’une ETI française particulièrement originale, qui a connu une croissance régulière depuis plusieurs années. L’équipe dirigeante ne ressemble pas à l’idée qu’on s’en fait habituellement : elle est constituée d’un petit groupe composé du dirigeant et de quelques associés ; il n’y a pas de rôle bien défini parmi eux. L’entreprise n’a ni directeur financier, ni directeur des ressources humaines en titre. Les dirigeants font aussi bien de la stratégie que de l’opérationnel, et s’appuient sur des spécialistes fonctionnels au besoin. Venant du terrain, ils maîtrisent les arcanes de leur métier, et sont aussi à l’aise avec un banquier qu’avec un contremaître dans l’usine. Ce fonctionnement complètement organique est inhabituel, mais ça marche plutôt bien ; très bien même.

Mais le dirigeant s’interroge. Ne faut-il pas évoluer et se « normaliser » pour soutenir la croissance ? Un expert est mobilisé. Il a conseillé de nombreuses entreprises. Il est catégorique : il faut absolument que l’entreprise se structure si elle veut lever des fonds, ce qui est indispensable pour financer la croissance visée. Elle doit recruter des managers professionnels, constituer un comité stratégique avec des « pointures » pour rassurer les banques et les investisseurs potentiels. Enfin bref, il faut tout changer pour passer à l’étape suivante.

Ici, le regard porté par l’expert sur l’entreprise est que le manque de clarté des rôles et des fonctionnements, le mélange des genres et l’ambiguïté des responsabilités sont des scories d’un développement initial qu’il faut nettoyer. Le modèle mental est: « L’organisation actuelle correspond à un désordre entrepreneurial qui doit céder la place à l’ordre managérial. » C’est une façon de voir les choses, et elle est parfaitement défendable. Mais il y en a une autre : ce modèle organique est peut-être précisément ce qui a fait le succès de cette entreprise; il est ce qu’elle a inventé pour croître aussi vite et avec autant de succès. Il exprime sa singularité, et cette singularité – construite à rebours des fausses évidences – est la clé de son avantage concurrentiel. L’expert y voit un désordre; on peut y voir une construction organique fluide et réactive très adaptée aux situations incertaines et changeantes.

Les feux extérieurs

Les fausses évidences, comme ici le fait qu’une entreprise qui grandit doive se conformer à des standards d’organisation, sont comme des feux extérieurs qui menacent de nous dévorer. Leur force et le fait que nos propres modèles soient fragilisés nous font douter qu’on puisse leur résister. Y résister, pour notre dirigeant, peut consister à reformuler la question : au lieu de dire « Maintenant que nous sommes grands, fini l’amateurisme ; nous devons avoir un(e) DRH », il pourra poser une question en ces termes: « Quel est le sens que nous donnons à l’idée de ‘gestion des ressources humaines’ compte tenu de qui nous sommes ? Comment cette réponse peut-elle nous aider à grandir encore ? » Ce qui sera créé ne sera pas plaqué sur l’organisation, mais en sera l’émanation : ce sera à la fois innovant et ancré dans l’identité. Par ce mouvement de retour sur soi, ce recentrage, on oppose sa flamme intérieure aux feux extérieurs. L’entreprise pourra se transformer – c’est indispensable – sans perdre son âme. La clé est de réfléchir au sens que l’on donne, compte tenu de qui nous sommes, à une question particulière. C’est ici que s’exprime la singularité, car le sens que l’on donne, par exemple au mot « gestion des ressources humaines » ou au mot « processus », ne sera pas le même d’une organisation à l’autre.

Ce qui est intéressant ici est le cercle vertueux à l’œuvre. Face à un défi, l’organisation résiste aux feux extérieurs des fausses évidences en assumant sa singularité. Elle s’appuie sur cette singularité pour inventer une réponse propre à ce défi. Cette réponse propre améliore sa position stratégique, alimente sa flamme intérieure et renforce sa singularité. Cette singularité renforcée permet de résister plus facilement aux feux extérieurs.

Être capable de se différencier, bien-sûr, est un des préceptes classiques de la stratégie. On gagne rarement en copiant les recettes des autres. Mais ici l’idée est que la différenciation ne concerne pas que les produits ; elle concerne aussi l’organisation, la façon dont on fait les choses, et au final qui on est. On n’est pas singulier parce qu’on fait des produits différents. C’est parce qu’on cultive notre singularité que ce qu’on fait est différent, y compris nos produits. Naturellement, en ne se conformant pas aux préceptes normalisés, on s’expose aux réticences de certains partenaires. Le banquier sera choqué de ne pas avoir un directeur financier comme interlocuteur. Eh bien qu’il en soit ainsi ! Après tout, les cash-flows sont le seul principe de réalité auquel il doit faire attention. Il faut se méfier de ceux qui énoncent comme une évidence qu’il faut se conformer aux normes. Les entreprises extraordinaires ne le sont pas devenues en suivant les normes, mais en les créant, et elles les ont créées en assumant leur singularité parfois contre vents et marées.

🇬🇧 Une version en anglais de cet article est disponible ici

➕ Sur le même sujet on pourra lire mes articles précédents: 📃Raison d’être et stratégie: La création ultime de votre entreprise; 📃La raison d’être est morte; vive la raison d’être!

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