Covid-19: Tirer les leçons, mais de quoi?

Tout le monde est d’accord: il faut tirer les leçons de l’épidémie de coronavirus. Mais quelles leçons? Tirer les leçons d’un événement complexe n’est pas évident, et dans un monde de surprises, la prochaine catastrophe risque bien de ne rien avoir à voir avec celle que nous vivons. Dès lors, le véritable risque est de se préparer à la dernière guerre, la volonté d’apprendre d’une catastrophe créant les conditions pour la prochaine ou pire, d’être aveuglé par nos modèles mentaux.

Tirer les mauvaises leçons peut s’avérer catastrophique

Lorsqu’il prend ses fonctions en 1961, le président Kennedy trouve sur son bureau un projet d’invasion de Cuba préparé par la CIA pour son prédécesseur. Un peu sceptique, il interroge ses conseillers qui recommandent l’opération. Il donne son feu vert, et celle-ci tourne au fiasco. La CIA avait estimé que le régime cubain s’effondrerait dès les premiers coups de feu, mais il n’en a rien été. La leçon que tire Kennedy? Il n’écoutera désormais la CIA que sur la base de preuves tangibles, pas de spéculations ou d’hypothèses. Un an plus tard, l’agence observe des mouvements suspects à Cuba: Les soviétiques sont en fait en train d’installer secrètement des missiles nucléaires, mais pour avertir le président, la CIA doit avoir des preuves tangibles, en l’occurrence des photos des installations en construction. La seule façon de prendre ces photos c’est d’utiliser l’avion espion U2, mais c’est difficile politiquement (chaque vol suscite des protestations dans le monde entier). Prisonnière de l’exigence présidentielle, l’agence met des semaines à réussir à faire voler l’U2 et ne photographie les missiles qu’à quelques jours de leur activation. Les leçons tirées par le président du fiasco de la baie des cochons un an plus tôt ont fait passer l’Amérique à deux doigts de la catastrophe.

Il est très difficile de tirer des leçons d’un événement complexe, les sages le savent, les fous l’ignorent. Interrogé dans les années 60 sur l’impact de la Révolution française, le Premier ministre chinois Zhou Enlai avait fameusement répondu: « Il est trop tôt pour se prononcer. » La réponse est probablement apocryphe mais elle montre bien la difficulté d’évaluer les événements complexes. Les experts se déchirent sur les leçons à tirer de tous les grands événements, de la fin de l’empire Romain au fondamentalisme religieux en passant par la guerre de 1914 et la crise de 1929, et la pandémie du Covid-19 ne fera pas exception, et ce d’autant moins qu’elle est loin d’être terminé.

Les leçons de premier ordre sont faciles à tirer… mais peu utiles pour l’avenir

Bien-sûr certaines leçons sont faciles à tirer. Appelons-les leçons de premier ordre. Nous savons maintenant qu’il aurait fallu avoir plus de masques et plus de gel hydro-alcoolique, et qu’il aurait mieux valu annuler le premier tour des élections municipales. Et quelques autres. Ça c’est pour le passé. Mais quelles leçons tirer pour l’avenir? Qu’il faut avoir un stock plus important de masques? C’est évident! Vu ce qui s’est passé, la France en aura d’ailleurs, et pour longtemps, un stock considérable. Ces masques seront utiles s’il survient une nouvelle épidémie. Mais ils ne seront d’aucune utilité si la prochaine crise est une canicule ou un attentat à l’arme chimique. Si la leçon tirée c’est « il faut avoir plus de masques en réserve », nous risquons de nous trouver forts dépourvus lorsqu’une bise différente viendra.

Tirer des leçons pour l’avenir! (Source: Wikipedia)

Il faudrait mieux se préparer à une épidémie? De toute évidence! La relativement bonne gestion de l’épidémie par les pays asiatiques (surtout Taïwan et Corée du Sud, et Chine après un faux départ) vient du fait qu’ils ont beaucoup appris des épidémies précédentes (SARS et H1N1) et mis en place divers dispositifs pour s’y préparer. Mais là encore, si la crise avait consisté en un tremblement de terre ou une émeute, l’apprentissage n’aurait servi à rien.

Il faudrait fabriquer des masques en France pour ne pas dépendre de l’étranger? Cela semble en effet raisonnable. Le manque de masques est très problématique. Il est cependant dû à une combinaison de conditions exceptionnelles: apparition soudaine d’une épidémie, développement rapide de celle-ci à l’échelle mondiale, et mauvaise gestion du stock par les autorités médicales. À cause de cela, le système productif mondial est soumis à un pic de demande massif et brutal. Les chaînes de fabrication se mettent en marche et bientôt le monde sera sous un déluge de masques; Est-ce une bonne leçon à tirer que de décréter ces masques stratégiques et d’investir du temps et de l’énergie pour créer une capacité de fabrication française qui deviendra opérationnelle lorsque ceux-ci seront devenus disponibles en quantité abondante? Ce qui est stratégique en avril peut être banal en juin, car le système réagit et s’adapte assez rapidement, et on risque toujours d’être en retard d’une guerre. Pour tirer des leçons, il faut s’inspirer du grand joueur de hockey Wayne Gretzky qui recommandait de viser là où le palet se dirige, pas là où il est.

Il faudrait être indépendant? L’interdépendance des chaînes de fabrication s’est énormément développée depuis l’émergence de la Chine comme puissance industrielle. Elle est de toute évidence une source de fragilité: que les usines s’arrêtent en Chine et beaucoup d’usines françaises sont bloquées. Mais elle est également source de force: on le voit avec le pont aérien de masques envoyés par la Chine et par l’incroyable coopération scientifique et industrielle au niveau mondial pour fabriquer des respirateurs et trouver un vaccin. Personne ne peut prospérer en étant indépendant car on ne pourrait plus fabriquer que des produits basiques, et on deviendrait encore plus dépendant pour les autres.

Limites de l’apprentissage dans les situations inédites et complexes

Tirer des leçons, c’est apprendre de ce qui marche ou ne marche pas dans une situation qu’on vit pour savoir quoi faire lorsque la situation se reproduira. Cela fonctionne dans les situations où les causalités sont sans ambiguïté. C’est par exemple le cas dans le traitement des malades, qui a beaucoup progressé depuis le début de l’épidémie. Avec des dizaines de milliers de cas, on peut voir ce qui marche et ce qui ne marche pas sans ambiguïté. Mais face à l’incertitude générée par un événement complexe et en large partie inédit, l’apprentissage fonctionne moins bien: il n’y a pas de situation passée identique à laquelle se référer. Il peut y avoir à la rigueur des événement analogues ou antérieurs (précédents historiques) mais le risque est grand de s’inspirer de la mauvaise analogie et d’oublier les différences, qui peuvent être très importantes. Ce n’est pas la première épidémie que nous vivons, mais elle n’est pas semblables aux précédentes. Toutes les situations d’urgence que nous avons vécues ces dernières années ont été des surprises totales et largement inédites. Essayons de ne pas nous préparer pour la dernière guerre, et reconnaissons que nous savons pas ce que sera la prochaine.

Tirer des leçons d’ordre supérieur

Les leçons à tirer évoquées ci-dessus sont des leçons de premier ordre. Elles sont tactiques, et elles ne serviront que dans le cas d’une prochaine épidémie. Ce n’est pas inutile, mais c’est limité. Les véritables leçons à tirer doivent être d’un ordre supérieur. Et là c’est évidemment beaucoup plus difficile.

On peut tirer des leçons sur la capacité de notre système de santé à absorber des chocs massifs, sur la capacité inégale de l’État à gérer des crises, sur le rôle des entreprises et des particuliers dans l’absorption du choc, sur la façon sans doute simpliste d’optimiser nos chaînes logistiques et de production sans tenir compte de l’incertitude, ce qui génère de la fragilité, et sur bien d’autres choses encore, mais on perçoit très vite que l’accord sur ces leçons sera impossible à obtenir.

La raison est que les leçons que l’on tire d’un événement sont colorées par nos modèles mentaux, c’est à dire nos croyances profondes. Beaucoup se contenteront d’y voir la confirmation de croyances préalables (« ça prouve bien » les dangers de la mondialisation, la nécessité d’une transition écologique, la mauvaise gestion de l’hôpital, le cynisme ou l’incompétence de ceux qui nous gouvernent, etc.) D’autres essayeront de tirer parti de l’événement pour imposer leurs propres modèles pour construire le récit de la crise. Face à cela, et sous peine de se faire imposer un récit dont nous regretterions les conséquences, l’exposition et l’examen critique des modèles mentaux à l’œuvre dans la période actuelle est notre seule arme pour en tirer les bonnes leçons.

Sur l’impact de l’épidémie de coronavirus sur nos modèles mentaux et comment ceux-ci sont la clé de ce qui se joue en ce moment, lire mon article: Le coronavirus ou comment les crises bouleversent nos modèles mentaux. Sur les modèles mentaux, constitutifs de notre identité et sur la base desquels nous prenons nos décisions, voir mon ouvrage Stratégie Modèle Mental co-écrit avec Béatrice Rousset.

16 réflexions au sujet de « Covid-19: Tirer les leçons, mais de quoi? »

  1. Clairement, l’article est intéressant.

    Mais on aimerait qu’il aille plus loin : « face à cela, et sous peine de se faire imposer un récit dont nous regretterions les conséquences, l’exposition et l’examen critique des modèles mentaux à l’œuvre dans la période actuelle est notre seule arme pour en tirer les bonnes leçons. » OK, mais comment ?

  2. Rollback ou SpaceX ?

    La crise sanitaire que nous vivons nous apprend beaucoup de choses sur nous-même. Saurons-nous tirer les conséquences de nos échecs et de nos succès, saurons-nous inventer un nouveau (nouveau ?) monde ou serons-nous tentés de revenir à ce que nous avons connu ?

    Depuis longtemps, on oppose l’agilité des startups à la lourdeur des grands Groupe, la capacité d’adaptation du privé au manque de réactivité du public, le goût du challenge des managers à la passivité du personnel protégé sous statut. Ce que nous vivons actuellement contribue à rebattre les cartes. Avant, c’était comme ça : des procédures dont le sens originel n’avait jamais requestionné, des délais « incompressibles » qui rendaient certains déploiements caducs en termes d’efficience, des collaborateurs qui attendaient les instructions, le « système » remis en cause en oubliant que le système c’est nous. J’en oublie mais nous pourrions compléter la liste à l’infini.

    Et puis survint la crise sanitaire COVID-19… Et là, la signature physique ou le coup de tampon dans la case en bas à droite est remplacée par un pdf avec signature électronique, 6 mois de développement deviennent 6 semaines, le BILD est privilégié au profit du RUN, des collaborateurs se révèlent, s’engagent, se dépassent, se battent pour maintenir l’entreprise à flot et servir les clients, les perfectionnistes acceptent le mode dégradé plutôt que le néant. Tout ceci paraît magique. Que s’est-il passé pour qu’en moins de 2 mois, tout devienne possible ? Ceux qui en avaient envie ont, souvent sans en avoir conscience, appliqué quelques principes de l’effectuation : faire avec ce dont on dispose, agir en perte acceptable, obtenir des engagements, tirer partie des surprises, créer un contexte favorable. Voilà, « tout simplement » pourquoi ça marche !

    Alors, immanquablement, surgit une question : quand cette crise sera derrière nous (question à laquelle personne n’est en capacité de répondre, première incertitude), est-ce que ce dont nous avons été capable de nous affranchir reviendra à grand galop ou saurons-nous tirer des leçons, poursuivre l’assouplissement des contraintes, libérer notre intelligence collective ? Là encore, personne ne sait (deuxième incertitude). Certains, s’appuyant sur des faits récents (le grand public embrasse les policiers après les attentats et les attaque violemment pendant les manifestations des gilets jaunes) pensent que non. L’être humain est trop versatile. D’autres, au contraire, pensent que nous saurons tirer des leçons des événements récents et que des progrès constatés resteront acquis. En d’autres termes, Rollback général ou projets de conquête à la SpaceX ! Nul ne peut répondre.

    Deux choses subsisteront : la fierté d’avoir fait tout ce qui a été fait, la responsabilité qui est devant nous d’influer, de tordre le système pour en inventer un nouveau. Ce sont nos choix, nos interactions avec les autres, nos mémoires, notre volonté qui feront le système de demain. A nous de l’inventer !
    Philippe Maillet

    1. Merci Philippe. Le choix entre rollback ou SpaceX dépend en effet de nous. Il n’y a pas à attendre, mais à faire. Beaucoup de gens me parlent de leur crainte de voir cet « état de grâce » disparaître, comme s’ils n’avaient aucune part dans ce qui allait arriver. C’est dommage.

      1. Ce que je dis souvent à mes équipes qui me parlent du « système » : le système, c’est nous. Alors, courage, engageons nous dans l’action pour changer celui qui ne nous convient pas et imaginer et mettre en action celui que nous désirons.

  3. Bonjour Philippe, tout à fait d’accord, quand on lit les avis sur les leçons à tirer de cette crise, qu’il s’agisse de pourfendre le capitalisme, la mondialisation, l’incapacité de l’Etat ou encore d’en déduire des liens avec la nécessité écologique, on voit bien l’effet du biais de confirmation !

  4. Merci pour ce billet au regard toujours aiguisé qui m’a fait découvrir un grand joueur de hockey.
    Une autre de ses citations pourrait inspirer les donneurs de leçons qui au sortir de cette crise diront avoir gagné et compris ce qu’il faudra faire désormais : “When you win, say nothing, when you lose say less.”

  5. D’ailleurs une des leçons du H1N1 en 2009 avait été qu’on n’avait pas besoin de stocks de masques!

  6. Excellent article. D’ailleurs une des leçons de la crise du H1N1 en France avait été qu’on avait pas besoin de masques!

  7. Bonjour

    Le lien de l email ne fonctionne pas. Bien cordialement

    Hélène Bédon-Rouanet Responsable du pôle Communication FEEF. Fédération des Entreprises et Entrepreneurs de France

    Tel. 01 47 42 35 01 Port. 06 88 96 72 80 ________________________________

  8. Merci Philippe pour ce rappel à l’hygiène mentale, et surtout à la salutaire exposition et mise en discussion de nos modèles mentaux, et des récits qui vont avec.
    Je m’interroge cependant : bien sûr nous allons analyser les leçons à tirer avec le prisme nos modèles mentaux (avec quoi d’autre ?), et bien sûr il y a un risque de biais de confirmation.
    Mais n’est pas – cette confrontation d’idées et de modèles différents – ce que l’on appelle la politique (au sens noble du terme) ? Hors des gué-guerres politiciennes, et des jeux de personnes et de partis, il me semble que la politique, et le débat politique, c’est justement cela. Confrontation de modèles mentaux différents, et combats pour savoir lesquels décrivent le mieux le réel (dans les sens du terme : adéquation aux faits, alignement avec les attentes et des imaginaires des gens, etc.). Il faut donc exposer les modèles mentaux, certes. Mais il faut aussi exposer les faits, et les décisions qui semblent en découler.
    dernier point pour illustrer : des faits sont connus depuis longtemps, et n’ont pas été modifiés par la « crise ». l’Etat français et la fonction publique sont obèses. avant la crise, je pensais qu’il fallait en restreindre grandement le périmètre. Après la crise, cela me parait toujours vrai. C’est la rhétorique même de la crise (et la narration implicite qui va avec) que nous devons aussi exposer. merci encore pour ces réflexions qui nous forcent à être au clair avec les nôtres….

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