Crise du Covid-19: ce que traduit la quête du monde d’après

Passée la période de stupéfaction face à l’épidémie soudaine du coronavirus, tout le monde se précipite aujourd’hui pour nous parler du « monde d’après » qu’il faudrait construire. Le monde d’après, mais après quoi? Nous sommes encore dans le pendant! Déporter le débat sur le monde d’après traduit une incompréhension de ce que nous vivons et nous détourne de l’action pour résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.

Plutôt qu’un « après », il y aura peut-être un long « pendant »

Parler du monde d’après traduit une incompréhension de ce que nous vivons, qui dès lors est caractérisé avec le mauvais modèle mental. Dans ce modèle, l’épidémie de coronavirus est vue comme un événement désagréable mais relativement bref, et donc après lequel nous pourrons rapidement passer à autre chose. Mais rien n’est moins sûr. L’épidémie a débuté aux alentours de novembre 2019 en Chine (et peut-être bien avant) et se développe aujourd’hui progressivement dans le monde entier, pays après pays dans une espèce de long tsunami. Ce qu’on découvre peu à peu du virus peut laisser penser qu’il n’est pas une sorte de grippe qui disparaîtra bientôt, mais plutôt une maladie complexe, qu’on sait très mal soigner. Il subsiste énormément d’incertitude: On n’est même pas certain que ceux qui en sont guéris aient acquis une immunité. Le coronavirus est donc probablement avec nous pour longtemps, devenant une sorte de maladie chronique – au mieux – avec son cortège de malades et de morts au long cours, et d’habitudes sanitaires contraignantes qu’il faudra garder. Plutôt que regarder le coronavirus comme un événement bientôt terminé, il faudrait dès lors plutôt le voir comme un long processus qui se développera encore plusieurs semaines, voire plusieurs mois ou même plusieurs années. En cela le coronavirus est peut-être moins proche de la grippe espagnole (très mortelle mais très brève) que du Sida (un peu moins mortel mais très long), du moins dans sa nature: il a fallu près de trente ans pour réussir à maîtriser ce dernier à peu près. C’est donc bien un long « pendant » qu’il faut gérer, et non pas un « après ». L’après ne doit probablement pas être conçu comme une sorte de 11 novembre 1918, quand tout à coup les canons se sont tus, mais plutôt comme une lente, très lente émergence.

Un modèle mental, celui de l’idéal

Plus généralement la quête du « monde d’après » qui se développe en ce moment traduit un modèle mental tout à fait dominant dans notre pensée et dans identité, surtout française, celui de l’idéal. Ce modèle mental de l’idéal conduit le chef d’entreprise à développer une vision ambitieuse et lointaine, il conduit les stratèges à viser haut et à viser loin, mais il conduit aussi les responsables politiques à tracer de grands desseins, et à le faire avec des grands mots: pacte républicain, transition écologique, vivre ensemble, nouvelles solidarités, enfin plein de choses relativement vagues, suffisamment vagues en tout cas pour que personne ne puisse vraiment être contre et que tout le monde s’y retrouve, enfin presque.

Ô Monde d’après comme tu me ressembles! (Source: Wikipedia)

C’est d’ailleurs la grande utilité du « monde d’après »: elle permet à chacun de placer ses propres modèles mentaux, de récupérer l’événement pour le mettre au service de sa propre cause. « Le coronavirus montre bien que le monde de demain devra …… » remplis toi-même les pointillés avec la cause de ton choix et gagne deux places dans la commission citoyenne de ton quartier. Même Arnaud Montebourg et sa démondialisation semblent ressuscités par le virus, c’est dire! Bien souvent, le mode d’après ressemble plutôt au monde d’avant rêvé depuis longtemps par des utopistes de tous bords, de droite à gauche, mais c’est un autre sujet.

Le paradoxe de tout cela, bien-sûr, est que le coronavirus a bouleversé toutes les visions et toutes les prédictions sur le monde futur; la réaction normale aurait pu être de cesser de faire de telles prédictions, mais non: rien n’a été appris, et on recommence à en faire. « Le monde d’après sera comme ci », « Le monde d’après sera comme ça », etc. Il ne sera rien de tout ça.

Évoquer le monde « d’après » nous éloigne du monde « de maintenant »

Mais ce n’est pas tout: le modèle mental de l’idéal nous amène surtout à disserter sur ce que devrait être le monde idéal de l’après coronavirus, plutôt que s’intéresser à ce qui se passe maintenant. Pourquoi cette préférence pour là-bas, demain, dans l’idéal, plutôt que ici et maintenant? Une des raisons est qu’il est naturellement plus facile de parler d’un idéal lointain que de se plonger dans la gestion de la dure réalité. Je l’ai observé chez beaucoup de chefs d’entreprises, mais c’est aussi la posture de la plupart des responsables politiques: quand la réalité nous échappe, et qu’au fond elle nous répugne, parlons d’un idéal lointain et de lendemains qui chantent. Au fond, l’idée du monde d’après est une illusion, une forme d’opium du peuple, de religion qui permet d’accepter la souffrance d’aujourd’hui parce qu’il y a un demain, ailleurs, rédempteur. L’idéal est le refuge des ectoplasmes et des mouches du coche. On parle du monde d’après et on est toujours incapable de fournir des masques aux infirmières et de tester la population.

Cette illusion traduit en outre deux convictions étonnantes, chez ceux qui promeuvent ce monde d’après: la première conviction, c’est que l’épidémie appelle nécessairement un monde d’après, que plus rien ne sera comme avant; or ce n’est pas ce qu’on a observé avec les épidémies précédentes, cela n’a donc rien d’évident. On peut très bien imaginer un retour à la normale après une grosse frayeur, c’est ce qui s’est passé avec la grippe espagnole et la grippe dite asiatique de 1956.

La seconde conviction des promoteurs du monde d’après, c’est qu’ils seront en mesure de définir celui-ci. Quelle présomption! Ainsi le député écologiste Yannick Jadot déclarait-il récemment : « Organisons un Grenelle du monde d’après ». Le choix du mot « Grenelle » n’étant évidemment pas anodin, il traduit un fort modèle mental selon lequel le monde devrait être organisé et régi par quelques démiurges autour d’une table, en France bien-sûr, et à Paris cela va de soi. On n’est pas certain que les chinois soient d’accord, si tant est qu’ils prêtent la moindre attention à ce projet. La cruelle vérité est que le monde se fiche bien de ce que pensent les intellectuels français, tout officiellement estampillés qu’ils soient, du monde d’après. Il se fera sans eux.

Opérer un renversement: ici, et maintenant

Opérons plutôt un renversement. Si l’épidémie soudaine du coronavirus montre une seule chose, au moins une, c’est que le monde correspond rarement à ce que nous prévoyons. Nous sommes dans un monde d’incertitude et de surprises. Ce qui arrivera ne sera pas ce que nous aurons prévu, et ce que nous aurons prévu n’arrivera probablement pas. Il faut donc abandonner ce terrible modèle mental de l’idéal, cette idée que nous ne pouvons avancer que si nous avons une grande ambition, un grand dessein, une vision ambitieuse. Non seulement comme nous l’avons vu, elle permet aux dirigeants d’échapper à leurs responsabilités en nous parlant de demain plutôt qu’en gérant aujourd’hui, mais en outre elle nous envoie dans le mur. Le monde d’après est celui de la parole gratuite, celui des imposteurs intellectuels, celui des soldats de rencontre, des ralliés de la 25e heure, des prédateurs et de tous ceux qui ont quelque chose à nous vendre. Ayons simplement en tête que nous ne sommes pas obligés de leur acheter.

Le renversement à opérer, c’est celui proposé par le philosophe Clément Rosset et par la pensée entrepreneuriale de l’effectuation: il faut tuer notre double idéal, cette marionnette que nous créons avec nos objectifs inatteignables, et revenir à nous-même, à aujourd’hui, à ici et maintenant, au « pendant » le virus, et non plus au « après le virus ». Car chacun l’aura compris, nous ne pouvons agir que dans l’ici et maintenant, en acceptant ce qui est ici et maintenant, à partir de ce que nous avons sous la main et en fonction de la façon dont se déroulent les événements.

Sur l’impact de l’épidémie de coronavirus sur nos modèles mentaux et comment ceux-ci sont la clé de ce qui se joue en ce moment, lire mon article: Le coronavirus ou comment les crises bouleversent nos modèles mentaux. Sur Clément Rosset et la notion d’idéal, lire mon article: Vive l’idiotie! Principe de vie à l’usage des entrepreneurs et des managers. Sur les modèles mentaux, constitutifs de notre identité et sur la base desquels nous prenons nos décisions, voir mon ouvrage Stratégie Modèle Mental co-écrit avec Béatrice Rousset.

22 réflexions au sujet de « Crise du Covid-19: ce que traduit la quête du monde d’après »

  1. Je ne saisis pas trop en quoi imaginer le monde d’après nous empêcherait de vivre le monde de maintenant, quitte de temps à autre à se remémorer le monde d’avant d’ailleurs. Dans un mouvement d’aller retour accompagnant des prises de conscience et permettant de se projeter. Non ?

  2. J’ai été séduit par votre article, je l’ai partagé avec mes proches et j’en ai retiré deux objections :
    • « Pas d’accord avec « Grenelle modèle mental selon lequel le monde devrait être organisé et régi par quelques démiurges autour d’une table ». Là il y va fort ! C’était une négociation entre patronat et syndicats. »
    • « Regarder le maintenant parce que c’est le seul moment sur lequel on peut agir est certes important mais ne sert à rien si on ne change pas le système sur le temps long. »
    A propos de la première objection, je pense que le mot « Grenelle » a deux sens :
    • celui de 36 et de 68, qui étaient des négociations entre patronat et syndicats, et à propos desquelles je souscris à la remarque,
    • celui des « Grenelle » plus récents, à commencer par le « Grenelle de l’environnement », qui a consisté en une négociation entre le gouvernement et les écologistes, en l’absence des acteurs affectés par les externalités négatives des engagements environnementaux; il a fallu les bonnets rouges pour écouter ces derniers et faire une piteuse marche arrière. Ceci n’a d’ailleurs pas servi de leçon, les engagements environnementaux obtenus par Nicolas Hulot en 2017 (la hausse des taxes sur le gazole) étant à l’origine de l’étincelle du mouvement des gilets jaunes.
    Une véritable négociation met autour de la table les représentants de tous les gens impactés. Il est trop facile de s’entendre sur le dos des autres.
    Mais il ne suffit pas d’inviter tout le monde à la table de négociation. Il y a souvent dans les oppositions les plus catégoriques un fond de légitimité masqué sous de mauvais arguments et des procédés inacceptables. Si on n’aide pas ce fond de légitimité à trouver une forme et des arguments légitimes, on crée le lit du populisme.
    A propos de la seconde objection, penser le long terme sans penser le chemin pour y parvenir est certes irréaliste, mais penser le chemin, c’est penser l’impact sur tous ceux que ce chemin affectera et le penser avec ces derniers.

    1. Merci pour ces précisions très utiles et très pertinentes. Mais je persiste à penser, même avec vos précisions, qu’un problème complexe ne peut se régler autour d’une table, si large soit-elle. Par ailleurs et sur le point 2, vous restez enfermé dans un modèle mental qui est de l’opposition entre temps court et temps long, que si on fait quelque chose aujourd’hui on ne pense pas temps long. Je vous invite à revisiter ce modèle en considérant que le monde a de multiples fois été changé par des gens qui pensaient aujourd’hui et pas temps long.
      Merci

  3. Bravo et merci pour ce partage. Je vais lire les autres references mentionnées mais j ai une reflexion « a chaud » sur votre billet d humeur si je peux l appeler ainsi.

    Il manque a mon humble avis une explication sur le Pourquoi? originel … Pourquoi les penseurs du monde d après se sont mis (si vite) a penser le monde d après? Il me semble qu une raison et que depuis la mi-mars et l intervention de Macron nos elites (desole pour le terme mais je brasse large et entends par là toute personne qui peut exercer une forme de pouvoir – dans une sphere publique ou privee en entreprise – se sont heurtées a une difficulté énorme: elle n etait pas plus competente ou douée que la masse pour gérer le pendant … nous maitrisons si peu face a ce virus que les solutions de bon sens sont les plus efficaces. Inutile les plans complexes elabores en codir, copil, coproj … il faut (et il faudra) prendre ses distances, se laver les mains, eviter tout deplacement ou contact inutile bref une vie matérielle minimaliste et une sociabilité bridée.

    Puisque nos grands dirigeants ont pas qu ils n avaient que peu de valeur ajoutee pour gerer le pendant, ils se sont mis a penser l après… pendant que les tranches modestes gèrent le pendant… C est un peu une nouvelle fracture sociale: les penseurs de l apres en teletravail exilés depuis leur residence secondaire contre les faiseurs du pendant bien ancrés dans leur quartier.

    NB: ecrit depuis un mobile donc desole pour les fautes.

  4. bravo et merci pour cet article éclairant. Oui, une partie de notre éducation/culture nous fait baigner dans un bain idéologique et souvent utopique. Revel disait que « L’utopie n’est astreinte à aucune obligation de résultats. Sa seule fonction est de permettre à ses adeptes de condamner ce qui existe au nom de ce qui n’existe pas. » Cela rejoint l’excellent Rosset dont je vois que nous constatons le goût… 🙂
    Il me semble que cette obsession utopique, très française effectivement, cache également un constructivisme crasse, incapable d’intégrer les apports des économistes et des philosophes, sur l’ordre spontané, la liberté, etc..

  5. Article brillant !
    Puisqu’il est question de modèle mental, j’ai tendance à penser que cette « obsession » à créer des « Grenelle » pour tous les sujets traduit aussi un modèle hérité de Descartes, des Lumières, de cette époque où on l’on pensait que le monde était une horloge dont l’homme pouvait saisir tous les mécanismes.
    Beaucoup restent accrochés à cette conception, n’ont pas intégré la notion de chaos, la complexité extrême de notre univers et surtout ne comprennent pas (mais alors pas du tout) la notion d’imprévisibilité.

      1. « Maître et possesseur de la nature »…. amusant pour un écologiste.

  6. Pierre Silberzahn
    Gorz (Le vieillissement) avait dit tout ça : le résultat est à ce prix.il faut accepter d’être fini : d’être ici et nulle part ailleurs; de faire ça et pas autre chose, maintenant et pas jamais ou toujours, ici seulement,ça seulement, maintenant seulement_ d’avoir cette vie seulement.
    Mais il faut bien rêver à des lendemains qui chantent…..

  7. Tres bel article ! « revenir a nous-memes, a ici, a maintenant », ca me rappelle les livres d’Eckhart Tolle (The Power of Now, A New Earth)

  8. Avoir les mains dans le cambouis et la tête dans les étoiles, voici le challenge. Seulement les mains dans le cambouis mle semble un peu court.

      1. Par ce que l’s deux sont nécessaires, inhérents à la composition du cerveau d’homo sapiens, doué d’un cortex frontal qui lui permet d’imaginer ce qui n’existe pas encore. Deux manières de penser: le raisonnement déductif, causal, cartésien et la pensée par analogie, inductive artistique. A moins de prendre Bach, Michel Ange, Steve Jobs pour des imbéciles.
        Il n’est pas question d’avoir le choix entre les deux, car on e sait pas faire autrement. Reste à nous méfier de l’application exclusive de l’un ou l’autre.
        Hugues Chevalier.

  9. Tout à fait d’accord, mais l’être humain est aussi un rêveur. Il faut veiller à ce que cette part de rêve (consciente ou non) ne soit pas accaparée par des bonimenteurs en tous genres.

  10. Merci Philippe !
    C’est certes ici une acception valide du « monde d’après », mais il me semble que les positions sont plus variées. J’ai l’impression qu’il y a deux modèle mentaux dominants, chacun ayant sa propre acception du « monde d’après ».
    Le premier, qui me semble celui que tu analyses, utilise en effet l’idée fantasmatique d’une page blanche sur laquelle les nouveaux planificateurs vont être libres de dessiner ce qu’ils « savent être souhaitable depuis longtemps », et se trouvent donc affranchis de toute action préalable à l’effondrement.
    L’autre qui me semble majoritaire chez les dirigeants – et ont-ils le choix dans leur position ? – pousse à croire que pour franchir la crise conjoncturelle que nous connaissons, il va falloir se retrousser les manches pour réparer une machine que nous pensons ne pas avoir changer.
    Il en existe au moins un troisième dans lequel, dans un mode effectual et pour filer la métaphore du réfrigérateur, nous prenons conscience que ce qui va s’y trouver va changer de façon importante et ce sans que nous ayons a priori un grand contrôle dessus. Il va donc falloir que nous utilisions notre liberté d’imaginer de nouvelles recettes capables de tirer parti d’anciens comme de nouveaux ingrédients, sans que nous puissions savoir le contenu du frigo avant de l’ouvrir. Dans celui-ci, accepter dès maintenant de changer de modèle mental, en reconnaissant notre incapacité à contrôler les choses mais notre devoir de les influer et de participer à leur organisation, dans un patchwork fou d’ampleur rarement égalée, me semble nécessaire.

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