Pizzas et promesses: La stratégie organisationnelle d’Amazon pour rester entrepreneuriale

Comment conserver une dynamique entrepreneuriale même lorsque l’on grandit à vitesse grand V? C’est la question à 5 milliards de dollars que se pose toute entreprise qui réussit. Peu trouvent la bonne réponse. Jeff Bezos, patron d’Amazon et confronté à cette situation, a semble-t-il trouvé une réponse originale, où il est question de pizzas et de promesses.

La doxa managériale veut que, lorsqu’une startup réussit et grandit, elle développe des procédures pour structurer son fonctionnement et s’assurer que les mêmes règles soient observées partout. Au début, le management s’appuie sur les ressources, essentiellement les fondateurs, pour résoudre les problèmes rencontrés. A partir d’une certaine taille, ce n’est plus possible et il est nécessaire de développer des procédures définissant ce qu’il faut faire en la présence de certaines situations. Les procédures remplacent, incarnent si l’on veut, l’approche des fondateurs face à des problèmes rencontrés dans le passé. Les procédures sont donc le résultat d’un apprentissage. Puis, la taille devenant trop importante, les procédures deviennent incapables de couvrir toutes les situations possibles, les décisions sont alors progressivement prises sur la base de valeurs ou de modèles mentaux relativement génériques.

Confronté à cette situation, Jeff Bezos a utilisé une approche différente. Sa hantise, c’est de perdre la dynamique entrepreneuriale de son entreprise. Il faut dire qu’Amazon n’est plus depuis longtemps une petite startup, étant active dans des domaines parfois très différents (commerce électronique, services informatiques, etc.) Il aurait donc pu renforcer son middle management, développer des règles, des fiches de postes et des méthodes.

La stratégie de croissance d’Amazon (Source image Wikimedia)

Au lieu de cela Bezos a imposé deux règles: d’abord celle des deux pizzas; toute équipe doit pouvoir être nourrie par deux pizzas, ce qui en limite forcément la taille. Ensuite, celle des promesses basées sur les API. En informatique, une API (Application Program Interface) décrit comment un composant client peut en utiliser un autre sans rien connaître de ce qui se passe à l’intérieur de celui-ci. Il suffit de connaître les points d’interface. Il en va de même pour chaque équipe d’Amazon. Elle rend publique ses conditions d’interaction avec l’extérieur, rien de plus, rien de moins, ce que Bezos appelle la théorie de la promesse, la promesse étant ce que l’équipe promet de faire si on lui parle correctement. Amazon préserve ainsi une très grande souplesse de fonctionnement en évitant une organisation pyramidale, qui bloquerait rapidement l’innovation et menacerait de faire s’effondrer l’entreprise sous son propre poids.

Mais l’approche API garantit également une cohérence d’ensemble préservant l’identité de l’organisation: elle empêche l’enfermement et le repli sur soi en structurant les équipes en fonction de leur interaction avec l’extérieur, au sein ou en dehors de l’organisation. Elle maintient ainsi une bonne tension entre le local et le global, entre l’identité et la flexibilité et à ce titre est une bonne illustration de la notion de quasi-décomposabilité que j’évoquais dans un article précédent. Le terme « quasi-décomposable » signifie qu’il est possible de décomposer le système en sous-ensembles ou composants, dans une structure arborescente, mais pas complètement, parce que les composants interagissent plus ou moins fortement entre eux. L’approche quasi décomposable consiste donc à découper un système en sous-système locaux denses, reliés les uns aux autres par des liens plus faibles. Chaque sous-système peut donc innover localement facilement et faire ensuite bénéficier de ses résultats le reste de l’organisation via les liens faibles (les API chez Amazon). Ainsi, Jeff Bezos exige une communication libre et fluide sans faille au sein des équipes, associée à une communication très structurée entre les équipes, reflétant ainsi le modèle de communication qui permet aux applications Internet modernes de fonctionner.

Dans un monde rapidement changeant où la forme organisationnelle devient plus que jamais une source d’avantage concurrentiel, l’approche d’Amazon offre une piste intéressante à suivre et à méditer. En particulier dans un contexte de transformation digitale, elle montre que faire du digital ne suffit pas; ce qu’il faut c’est être digital. L’approche d’Amazon représente une façon originale et puissante d’être digital.

La source pour cet article: chapitre 6 de l’ouvrage de Tim O’Reilly (par ailleurs plutôt médiocre): WTF?: What’s the Future and Why It’s Up to Us.

➕Sur la quasi-décomposabilité, notion peu connue et pourtant importante du management, lire mon article ici. A propos de l’évolution de la structuration d’une startup vers une grande entreprise, voir mon article: Pourquoi transformer une organisation est difficile: Ressources, processus, valeurs et la migration des compétences.

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6 réflexions au sujet de « Pizzas et promesses: La stratégie organisationnelle d’Amazon pour rester entrepreneuriale »

  1. Très intéresssant, merci. A mon avis, le concept de la quasi-décomposabilité peut éclairer et bénéficier des travaux sur les objets-frontières (boundary objects) entre groupes hétérogènes. Comme l’ont démontré Star & Griesemer, les collaborateurs interprofessionnels n’ont pas besoin – et auraient du mal à – tout partager pour mener à bien un projet. Il convient, disent-ils, de partager des objets qui sont à la fois « plastic enough to adapt to local needs and the constraints of the several parties employing them, yet robust enough to maintain a common identity across sites » (1989, p. 393). Au fond, les deux concepts (QD et Boundary Objects) reflètent le caractère semi-familier, semi-universel des signes proposé par Peirce, et méritent plus d’attention en management, je suis d’accord avec vous.

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