Le défi de la prévision: L’illusion d’optique de l’horizon temporel

On pense souvent qu’une prévision sur le court terme a « plus de chances » d’être exacte qu’une prévision sur le long terme. Dans les environnements dans lesquels nous évoluons, qui sont caractérisés par leur non-linéarité, cette idée est fausse et dangereuse. Regardons pourquoi.

Lorsque je donne un séminaire sur l’incertitude, j’arrive à peu près à convaincre les participants que la prévision est un art difficile et dangereux. Compte tenu des multiples surprises de toutes natures que nous avons vécues et que nous continuons à vivre dans quelque domaine que ce soit -politique, géopolitique, économique, financier, technologique, social notamment- l’idée selon laquelle il est impossible de prévoir l’avenir est assez facilement admise (même s’il y a toujours des résistants accrochés à leur feuille Excel et à leur modèle magique).

Mais on m’oppose souvent l’argument suivant en réponse: oui certes, sur le long terme, on se trompe très certainement en faisant des prévisions. Mais sur le court terme, on a « plus de chances » d’être correct, donc la prévision reste possible et utile. Un tel argument repose sur deux erreurs à mon sens.

La première erreur est qu’on utilise un vocabulaire de probabilités pour une situation d’incertitude. L’incertitude, c’est-à-dire le manque d’information relatif à un environnement considéré, se traduit par une incapacité à prévoir. On ne peut mobiliser un outillage statistique sur un environnement incertain: la statistique n’est possible que si on connait la population et qu’on est capable d’extraire un échantillon représentatif, c’est à dire qu’on est capable de créer des classes d’événements homogènes dans un ensemble fini. On peut ainsi faire des statistiques sur les vols de voitures ou sur les matches de football. Mais en incertitude, ce n’est pas possible car nous sommes confrontés à des événements inédits. Les événements peuvent se ressembler, mais ils sont cependant uniques. Il n’y a eu qu’une seule élection présidentielle américaine de 2016 et la prochaine sera très différente. L’incertitude signifie qu’on ne saura pas vraiment en quoi elle est différente avant qu’elle ne soit terminée. De même, il n’y aura jamais qu’une guerre du Vietnam et qu’une émergence d’Internet. Si nous voulons penser l’incertitude du monde et de son évolution, nous devons nous débarrasser du vocabulaire statistique: personne n’est capable de calculer la probabilité de succès de la voiture électrique ou des voyages sur Mars (il y a une infinité d’infinités de possibilités).

La deuxième erreur est de penser qu’on sera plus facilement juste dans une prédiction à court terme que dans une prédiction à long terme. Penser cela, c’est supposer que notre environnement évolue de façon linéaire, c’est à dire que l’avenir devient un peu plus incertain chaque jour, que l’incertitude est donc une espèce de cône qui grandit progressivement au cours du temps de manière continue. Demain, le cône est tout petit, après-demain il sera un peu plus grand, et dans un an il sera encore plus grand.

Mais ce n’est pas la leçon qu’on peut tirer de l’histoire, et encore moins de l’histoire récente. Nassim Taleb, auteur du Cygne Noir, observe que nos environnements n’évoluent pas principalement par petites touches, mais par grands sauts. La Tunisie a ainsi été un pays stable pendant des décennies avant d’exploser brutalement fin 2010. Le Franc Suisse, point référent de stabilité durant des siècles, a brutalement décroché et augmenté de plus de 20% en une journée en 2015, prenant des millions d’experts financiers par surprise. La crise de 2008 a mis fin à quinze ans de croissance économique américaine. Beaucoup de choses sont vraies pendant très longtemps puis soudainement deviennent fausses. Dit autrement, nos environnements ne sont pas linéaires. Ils peuvent se comporter comme tels pendant un certain temps, parfois pendant très longtemps, donnant ainsi l’illusion de linéarité et trompant nos sens et notre intellect sur leur véritable nature. Mais inévitablement, un jour, cette véritable nature se révèle, et le système fait un bond qui change radicalement l’échelle de ce qu’on avait pu observer jusque-là.

Cela explique pourquoi on n’est pas forcément plus certain de notre prévision concernant demain que concernant l’année prochaine. Imaginez que vous êtes le 16 décembre 2010. Vous regardez l’historique de la stabilité de la Tunisie, vous faites une extrapolation sur les prochains mois. Mais le lendemain, les premières manifestations éclatent et votre prévision s’effondre. Comme cet étudiant tunisien qui me présentait un plan d’affaire en novembre 2010 en m’expliquant que son avantage concurrentiel était son contact avec la famille du président, à l’époque clé pour l’obtention des différents permis. Un mois après seulement, le président était en exil, et ses contacts étaient devenu un désavantage concurrentiel. Toute personne associée à l’ancienne famille présidentielle était radioactive. La roue tourne vite, et soudainement.

On peut ainsi se trouver juste avant une discontinuité majeure qui faussera toutes nos prévisions et rendra notre « marge d’erreur » caduque. Or évidemment, comme mon étudiant tunisien (et tout le monde à l’époque), on ne sait en général pas quand on est sur le point de vivre une discontinuité majeure.

Encore une fois la difficulté est que cette roue peut ne pas tourner parfois pendant de très longues périodes, ce qui explique pourquoi tant de prévisions s’avèrent correctes. Dit autrement, la prévision est un art qui marche très bien… entre deux catastrophes. La question est dès lors de savoir si vous voulez miser votre carrière, ou votre entreprise, sur une approche dangereuse lorsqu’elle est utilisée juste avant une telle catastrophe.

Sur l’incertitude, lire mon article sur le travail pionnier de Frank Knight: Entrepreneuriat, risque et incertitude: L’apport de l’économiste Frank Knight.

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5 réflexions au sujet de « Le défi de la prévision: L’illusion d’optique de l’horizon temporel »

  1. Il y a une raison, bien connu des gens qui font des estimations de charge, pour que le prévisions à court terme ne soient pas forcément plus solides qu’a long terme.

    Je vis déjà deux phénomènes.
    l’un est statistique : la prédiction à long terme est souven un aggrégat de microprédiction, dont chacune est en fait incertaine (quel temps pour monter le lavabo), mais qui au final obéit a une vague gaussienne (une log normale plutot, la somme logarithmique des emmerdements imprévus).

    Mais il y a aussi une raison sous jacente, c’est les rétroactions.
    dans uns système comme le climat ou dans la construction d’une maison, ou la délivrance de billet de train, il y a des rétroactiosn stabilisatrices plus ou moins cachées.
    Quand on est en avance on traine, quand on est en retard on se bouge, quand on a le temps on fignole, sinon on bacle…
    les systèmes non linéaires eux, notamment les cahotiques, présente souvent à long terme un ordre moyen, selon des moments pas toujours très évident, sauf peut être pour l’homme d’expérience.
    la trajectoire des planetes est cahotique aux millions d’années, mais si la phase change, la forme des orbites change plus lentement, et au final la théorie chaotique donne une poignée de scénarios plus ou moins stables selon le systèm (genre 30% éjection, 70% dans un couloir de stabilité à une date donnée).

    l’importanec des rétroactions est l’occasion de tacler les prédictions malthusiennes et autres exponentielles optimiste ou pessimistes.
    La grande faibless des Francais dans toutes les législation, la pensée climatique, fiscale, environnementale, démographique, est de penser « toute choses égales par ailleurs ».

    durant mes cours d’automatique je me souvient d’une clé : seules comptent pratiquement les gains des boucles de rétroactions… les gains en boucle ouverte n’ont que peu d’importance, c’est la contre réaction qui détermine le résultat (ya des conditions quand même, gain de boucle ouverte important notamment)…
    traduit en économique, seule comptent les boucles de motivation/répression, les incitations/punitions.

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