« fail fast » (Echouer vite), le danger d’un slogan simpliste pour l’innovation de rupture

Faut-il essayer d’échouer vite pour réussir à innover? L’idée est que comme on ne peut pas trop savoir où l’on va, il faut essayer quelque chose, voir rapidement si ça marche et si ça ne marche pas, abandonner et essayer autre chose. Cette idée est séduisante: elle appelle à une ouverture d’esprit et flatte l’entrepreneur en mettant en avant sa capacité à prendre de difficiles décisions. Elle est toutefois dangereuse car, comme souvent dans ces cas-là, elle repose sur une conception implicite, mais erronée, du processus d’innovation, que ce soit pour l’entrepreneur ou pour l’entreprise existante. Regardons pourquoi

Dans un article précédent, je montrais au travers du cas des kits photoélectriques en Afrique en quoi l’innovation est un processus social dans lequel l’action de l’innovateur (ou de l’entrepreneur) consiste à créer un réseau de valeur constitué d’un ensemble d’acteurs (clients, fournisseurs, préconisateurs, partenaires, régulateurs, etc.) qui deviennent parties prenantes au projet. La nature sociale de la démarche de l’innovateur en fait donc un processus extrêmement complexe et fastidieux. Il faut convaincre les parties prenantes de s’engager dans le projet une à une.

De cela il résulte la phase initiale d’un projet d’innovation de rupture (en gros jusqu’au moment où le modèle d’affaire est déterminé) peut durer très longtemps : Adobe a mis près de dix ans pour que sa technologie PDF soit rentable, Nestlé en a mis plus de vingt pour Nespresso. On voit au travers de ces exemple les limites des impératifs que l’on entend souvent dans le domaine de l’innovation selon lesquels ce qu’il faut c’est échouer le plus vite possible pour essayer autre chose. Bien au contraire, l’innovation de rupture n’est pas un jeu statistique, elle n’est pas non plus une suite d’essais-erreur, mais beaucoup plus la construction patiente d’un réseau de valeur, une partie prenante à la fois. Il est parfaitement possible que le projet ne produise pas grand-chose en termes de chiffre d’affaire pendant longtemps, mais il serait suicidaire de l’interrompre à cause de cela. C’est un peu comme un viaduc : vous devez construire dix-sept piliers ; vous en construisez seize, et à ce moment-là le financier de l’entreprise arrive et dit : « ça fait seize piliers que je finance et pas une seule voiture n’a encore pu traverser le viaduc, on arrête tout. » En fait le viaduc n’est pas une image si bonne que cela car au moins, dans ce cas, on sait où l’on va et combien de piliers il reste à construire. Dans le processus d’innovation, on sait très rarement où l’on en est, et ce n’est que lorsqu’il est terminé qu’on sait qu’on a effectivement terminé.

Plus le projet est un projet de rupture, plus il se développe dans un environnement incertain. Dans ce type d’environnement, la démarche d’essai-erreur fonctionne mal. Quelque chose peut échouer, mais on peut avoir intérêt à continuer néanmoins: Nespresso a ainsi connu deux échecs de lancement avant de réussir la troisième fois. Le risque avec le credo « échouer vite pour essayer autre chose » n’est pas seulement d’abandonner trop tôt, mais surtout d’abandonner pour de mauvaises raisons sans pouvoir tirer les leçons d’un premier échec. Cet impératif est plus une attitude macho de gens peu au fait de ce qu’est l’innovation qu’un guide pratique pour l’innovateur.

Marc Andreessen, pionnier de l’Internet et depuis investisseur, résume bien l’idée: « My goal is not to fail fast. My goal is to succeed over the long run. They are not the same thing. »

Voir mon article « L’innovation est un processus social d’intéressement« . La notion de partie prenante et l’idée selon laquelle le processus d’innovation et d’entrepreneuriat consiste à mobiliser des parties prenantes est développée dans la théorie entrepreneuriale de l’Effectuation. Pour en savoir plus, lire mon article introductif à l’Effectuation ici.

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4 réflexions au sujet de « « fail fast » (Echouer vite), le danger d’un slogan simpliste pour l’innovation de rupture »

  1. « Fail fast Fail early » est effectivement réducteur, comme tous les slogans il a son utilité pour lutter contre les dogmes existants à un instant t. Typiquement, le fait que la plupart des processus d’innovation des grands groupes requiert de savoir très précisément le temps de développement, le budget, les ventes à maturité… et que le marché fasse une taille minimum de X0 ou X00 M€ bien entendu.

    Mais comme toujours quand le slogan devient dogme à son tour on risque de tomber dans l’excès inverse. Le but de la démarche est en fait « d’échouer bien » c’est à dire d’échouer avec des pertes limitées, et toujours en apprenant, ce qui permet d’itérer avec une meilleure proposition.

    C’est Marc Andreessen je crois qui décrivait le processus entrepreneurial comme une « thèse » un peu folle que l’entrepreneur essayait de prouver. Tant que les échecs vont dans le sens d’une meilleure compréhension de la thèse, un plus grand niveau de confiance, il faut continuer à essayer. Ce n’est que lorsqu’on est à court d’idée « d’expériences » pour prouver la thèse, qu’il faut se résoudre à pivoter.

  2. Merci Philippe de combattre les méthodes ou postures qui sont à la mode et que beaucoup suivent sans discernement sous prétexte qu’elle font du buzz. Le processus d’innovation est complexe. Ceux qui veulent l’ignorer se trompent. L’enjeu est de composer avec de façon intelligente et non pas feindre de l’ignorer.

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