Effectuation: Pourquoi la décision entrepreneuriale est de nature créative

On admet facilement que les entrepreneurs sont créatifs. On parle d’ailleurs de “créateurs” d’entreprise, mais on ne sait pas vraiment pourquoi. On imagine simplement qu’étant entrepreneurs, ils doivent nécessairement être créatifs. Or la créativité des entrepreneurs ne vient pas de qui ils sont, aucune étude ne montre qu’ils sont naturellement plus créatifs que les autres, mais de ce qu’ils font. Regardons comment.

L’effectuation, logique d’action des entrepreneurs experts, modélise l’action des entrepreneurs au moyen de cinq principes que nous avons longuement détaillé sur ce blog (voir l’article introductif à l’effectuation ici). Que dit l’effectuation? Que les entrepreneurs démarrent avec ce qu’ils ont sous la main pour déterminer ce qu’ils peuvent faire. C’est contraire à ce qu’on dit souvent sur l’entrepreneuriat, où l’on enjoint aux entrepreneurs de définir un but ambitieux pour ensuite réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour atteindre ces buts. On illustre cette différence avec la fameuse métaphore du frigo: si vous souhaitez inviter des amis à dîner, vous avez deux possibilités. Première possibilité, vous déterminez un menu, puis faites la liste des ingrédients, allez faire les courses, cuisinez puis servez. C’est ce qu’on appelle la logique causale: pour un effet recherché donné (le repas), vous déterminez les causes permettant d’obtenir cet effet (les ingrédients, la recette). La deuxième possibilité est d’ouvrir le frigo, regarder ce qu’il y a dedans, et imaginer ce qui peut être cuisiné. C’est la logique effectuale, c’est à dire qu’à partir d’une cause donnée (les ingrédients disponibles), on imagine les effets possibles (ce qui peut être cuisiné).

Ce qui est intéressant, c’est que la logique causale consiste à fermer, le plus tôt possible, le domaine des possibles en déterminant le but à atteindre. Une fois la recette déterminée, il n’y a plus qu’à la réaliser. Cela peut être compliqué et nécessiter une grande dextérité, mais la recette ne varie plus. On a là un découpage très net entre une phase créative, relativement brève, et une phase de mise en œuvre . Encore cette phase créative est-elle limitée dans sa portée: elle consiste à choisir une recette qui existe déjà. On est là dans un paradigme de choix.

La logique effectuale laisse elle ouverte la partie créative tout au long du processus. On part de ce qu’on a sous la main, ses moyens disponibles, et on se demande: “Que faire à partir de ça?” On est dans un paradigme de création car il n’y a potentiellement pas de limite à ce qu’on peut imaginer. En outre, l’effectuation souligne la dimension sociale de cette imagination: pour reprendre la métaphore du frigo, que faites-vous s’il vous manque du vinaigre balsamique? Eh bien vous demandez à l’un de vos convives de vous l’apporter. En discutant avec lui, il peut vous faire remarquer qu’il vaudrait d’ailleurs mieux utiliser du vinaigre de Xerxès, pour le goût, et vous suggérer une nouvelle piste pour le dessert. La créativité n’est donc pas l’apanage d’un individu génial, mais l’application d’un processus simple, l’imagination comme produit de l’action collective. C’est de là que naissent les choses nouvelles parce qu’au final, ce que l’entrepreneur finit par faire n’était pas connu, ni imaginé, ni même parfois possible au départ.

Voir mon article introductif à l’effectuation ici.

6 réflexions au sujet de « Effectuation: Pourquoi la décision entrepreneuriale est de nature créative »

  1. J’apprécie l’approche que vous développez avec brio. La prise de décision, premier “métier” du chef d’entreprise, est un sujet complexe. Vous apportez donc une belle pierre à l’édifice, mais … il n’en reste pas moins que les décisions successives doivent avoir un minimum de cohérence entre elles et qu’en conséquence, … il n’est de bon vent a qui ne sait où il veut aller? D’où l’intérêt e d’une vision (sans chiffre).

  2. Bonjour Philippe, je partage toutes vos réflexions, à ceci près : la part de l’imaginaire dans le processus créatif dépasse à mon avis le seul paradigme du choix, même si cet imaginaire réemploie parfois des objets présents en leur donnant un sens et un rôle inédit. Cet imaginaire vient combler par la pensée voire le rêve le vide laissé par une réalité qui ne satisfait pas. Cette créativité là est aussi un moteur pour l’entrepreneur, qu’en pensez-vous ?
    bien à vous,
    Renaud

    1. Renaud
      Bien évidemment! Peut-être l’article n’est-il pas clair, mais c’est précisément son objet: montrer que l’entrepreneur (au sens large) va bien au-delà du choix entre des solutions existantes, il crée des “choix” nouveaux, inexistants sans lui, et la part de l’imaginaire est prépondérante. C’est ce que souligne un auteur comme Shackle, sur lequel je reviendrai bientôt.
      Merci
      PhS.

  3. Bonjour Philippe, grâce à la Tribune, je découvre votre existence (enfin ?!). Pour abonder en votre “sens”, la phrase de Victor Hugo : “Il n’y a rien de plus puissant qu’une idée dont le temps est venu”.
    Persévérez Philippe à changer les conservatismes. Kaim

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