On cherche souvent des exemples de transformation réussie dans le monde économique, voire dans le monde politique, et on oublie d’aller chercher dans le monde militaire. Et pourtant! Un des exemples les plus extraordinaires est celui de la transformation de l’Armée française en 1914.
En août 1914, l’armée française entre en guerre avec une doctrine rétrograde entièrement basée sur la revanche de la guerre de 1870. L’heure est à l’offensive à tout crin. Les nouvelles technologies (avion, téléphone, fusils automatiques, etc.) sont méprisées au profit d’une conception héroïque de l’action militaire, triomphe de l’esprit sur la matière: on refuse ainsi d’apprendre aux soldats à se protéger des tirs ennemis car cela serait contraire à l’honneur du soldat.
Le résultat est connu: La guerre commence très mal, et les premières semaines se transforment en une boucherie effroyable. Pourtant, dès les premiers échecs, l’Armée se renouvelle profondément à tel point qu’à la fin de la guerre, elle est devenue la plus moderne du monde. Comment cette transformation aussi profonde a-t-elle été possible?
Le choc avec l’ennemi et les premiers déboires sont des facteurs de prise de conscience de la nécessité de changer. Mais encore faut-il pouvoir changer. Ce qui rend le changement aussi rapide et aussi profond possible dans le cas de 1914, c’est que dans les années qui ont précédé la guerre, les militaires n’ont pas cessé d’expérimenter de nouvelles armes, de nouvelles technologies et de nouvelles formes organisationnelles. Rien de tout cela n’était officiel, ces expérimentations remettaient même la doctrine officielle en question, mais elles étaient tolérées et l’expérimentation était très répandue: utilisation des vélos, qui permettaient des liaisons beaucoup plus rapides et discrètes, nouveaux fusils, nouvelles poudres, ballons dirigeables, avions de reconnaissance et de soutien à l’artillerie, protection des canons, modes d’attaque, etc. Lorsque l’échec de la doctrine officielle est devenu patent, toutes ces innovations réalisées clandestinement ont été mobilisées et mises en œuvres en un temps parfois record.
On retrouve, avec cet exemple tragique, des situations très fréquentes dans les entreprises et on peut de manière intéressante caractériser ce déroulement en trois temps.
Premier temps: L’orchestre joue mais personne ne danse. L’entreprise améliore sa performance sur ses marchés historiques. Sa doctrine, ou stratégie, consiste largement à figer ce qui a fait son succès au début de ces marchés, parfois très longtemps auparavant. Les ruptures en marche ne sont pas ignorées, mais leur importance est minimisée, et ce d’autant que le modèle actuel fonctionne mieux. Ainsi, alors que la révolution numérique se développait à la fin des années 90, le marché des films argentiques a continué à croître jusqu’en 2000, retardant ainsi la réponse de Kodak. Par ailleurs, des individus ou groupes d’individus, au travers de ce qu’on appelle “l’action autonome”, expérimentent avec une nouvelle technologie, un nouveau modèle économique, de nouvelles approches, loin de la direction générale, parfois en prenant de grands risques personnels. Dans l’état actuel, ce temps et cette énergie sont des gaspillages qui amenuisent la performance de l’organisation. Mais ces “gaspillages” sont soit conduits clandestinement, soi tolérés par la hiérarchie qui, si elle ne saisit pas forcément l’intérêt de telle ou telle expérimentation, a néanmoins confiance en ses hommes et laisse faire.
Deuxième temps: le bal commence, certains couples se forment, d’autres pas. Lorsque la prise de conscience du danger arrive enfin et que celui-ci ne peut plus être nié, l’entreprise passe en mode panique. L’inutile, l’hérétique et le ridicule d’hier devient l’indispensable d’aujourd’hui. Deux choses sont alors possibles. L’innovateur et le dirigeant se rencontrent et l’organisation se convertit aux nécessités nouvelles. La capacité créée clandestinement par l’innovateur est officialisée, tout le monde vole au secours de la victoire, la danse commence. C’est le cas de l’Armée française à l’automne 1914, ou de Intel en 1986 qui abandonne les mémoires pour les processeurs. Mais l’organisation peut aussi tergiverser, hésiter à choisir le partenaire de danse, tel l’âne de Buridan. C’est Kodak qui ne réussira jamais à tout miser sur le numérique avant qu’il ne soit trop tard.
Troisième temps: Le bal se termine, certains couples perdurent, d’autres se déforment. Si l’innovation réussit, l’innovateur peut en tirer gloire et légitimité: L’innovation est alors officialisée en nouvelle unité d’affaire dont il ou elle prend la direction. Mais il peut également être remercié sans ménagement: après la période de bricolage que tout le monde accepte rétroactivement, d’autant mieux qu’elle est terminée, il est temps de mettre en place un “vrai” management; on reproche à l’innovateur ses approximations, ses choix techniques parfois superficiels, l’absence de respect de telle ou telle norme, etc. La normalisation prend le relais, et on recrée une situation figée en attendant la prochaine rupture.
En conclusion, sans préjuger de la possibilité d’avoir toujours un bal où tout le monde danse, ce qu’illustre l’exemple de l’armée française de 1914, c’est l’intérêt de permettre l’expérimentation “inutile” dans une organisation, et donc le danger de tout mesurer pour améliorer toujours la performance. L’optimisation extrême pour un milieu donné rend l’organisation plus fragile et l’empêche de s’adapter lorsque la rupture survient. Il faut donc deux compétences organisationnelles fortes pour survivre aux ruptures: celle consistant à permettre à ces poches de créativité d’exister au sein de l’organisation, et celle permettant la remise en question de la doctrine actuelle lorsque cela est nécessaire et la “conversion” de ces innovations clandestines en choix officiels. Les deux sont difficiles: la première va directement à l’encontre de la performance à court-terme et de l’obsession actuelle pour la mesure objective et quantitative à tout crin; la seconde parce qu’elle suppose une culture favorisant la remise en question de modèles mentaux parfois anciens et solidement ancrés.
Cet article tire son origine d’une discussion sur l’innovation militaire avec le Colonel Michel Goya, historien militaire et à l’époque chef du bureau recherche au Centre de Doctrine de l’Emploi des Forces (renommé depuis)au ministère de la défense. Le Colonel Goya est notamment auteur de La chair et l’acier, l’armée française et l’invention de la guerre moderne. Son blog est accessible ici. En particulier, lire son excellent article sur la transformation de l’armée française en 1914 “Les poilus et l’anti-fragilité“.
Première mise à jour février 2014: voir son article paru dans le CDEF ici. Mis à jour en 2023.
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4 réflexions au sujet de « L’incroyable transformation de l’Armée française en 1914 »
En matière de décision politique, le système permet toujours les poches d’élaboration de solutions alternatives : ce sont les partis d’opposition (notamment certains petits partis surnommés “laboratoires d’idées”), les autorités indépendantes (au moins certaines, celles qui ne sont pas “places de marché”), etc.
La deuxième compétence-clé est celle qui manque à notre bureaucratie politico-administrative : incapacité à changer le modèle dominant, à inverser le rapport de visibilité entre choix anciens et innovations clandestines.
Le dernier “début de cela” est 1969-71 (la “nouvelle société” dont il n’est pas resté grand chose), le dernier cas où cela ait fonctionné est 1958 (plan Pinay-Rueff, imposé par De Gaulle contre toute la bureaucratie y compris Antoine Pinay). Ça fait 55 ans 🙁 et entre temps le poids et l’inertie de la bureaucratie publique ont considérablement augmenté.
(Pour mémoire, 1981 est bien sûr une date de changement important, mais qui ne suivait en rien le modèle de “l’innovation réussie que l’on généralise”, au contraire, c’était un retour à un modèle ancien et qui avait partout échoué, contre les innovations de la période Barre/Monory).
une question surement anecdotique, mais elle me trotte dans la tête depuis ce matin
vous écrivez, parlant de la guerre de 14-18 :
“Les nouvelles technologies (avion, téléphone, fusils automatiques, etc.) sont méprisées au profit d’une conception héroïque de l’action militaire”
qu’appelez vous “fusil automatique”?
l’arme en dotation pour les fantassin anglais est le lee enfield en calibre 303 bristish, à réarmement manuel. Manuel est aussi le réarmement du G98, sa contrepartie allemande. En france, le mousqueton berthier modele 1892 n’est pas non plus automatique, pas plus que ne l’est le springfield 1903 qui équipe les troupes américaines.
Donc à quelle arme faites vous référence je vous prie ?
le premier fusil mitrailleur (francais) au monde apparait en 1916, c’est le chauchat, que les américain remplacerons par le browning automatic rifle en 1918
Accusez moi si le coeur vous en dit de ne voir que le doigt quand celui ci pointe la lune, mais il me semble qu’il est important de filer des métaphore exacte
bonne journée
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