Face à l’incertitude du monde, l’illusion de la recherche d’une certitude intérieure

En incertitude, il faut un ancrage. Cet ancrage peut-il être celui d’une certitude intérieure ? Cela semble la logique même, mais c’est une illusion. Aussi étrange que cela puisse paraître, la solution à l’incertitude n’est pas de rechercher la certitude; elle consiste plutôt à tirer parti de cette dernière.

Pierre Abelard (Source: Wikipedia)

J’évoquais dans un article précédent les Essais de Montaigne pour montrer qu’ils étaient un formidable guide en incertitude. De façon intéressante, ils sont bourrés de contradictions. Ce n’est pas surprenant: l’ouvrage n’est pas un traité de mathématiques mais une sorte de narration personnelle des tribulations de l’auteur, sans vraiment de structure.

Les incohérences et les contradictions de Montaigne traduisent notre nature humaine. Montaigne, c’est l’acceptation de l’ambiguïté et de l’ambivalence fondamentales de tout comportement, de tout sentiment humain. Nous sommes traversés de contradictions. Nous avançons malgré elles, ou peut-être grâce à elles. Nous voulons nous protéger, mais nous voulons aussi nous développer, progresser dans notre être. Nous sommes ambitieux, mais aussi paresseux. Nous voulons maigrir mais nous mangeons du chocolat. Nous voulons être libres, mais nous voulons aussi être protégés. Nous voulons des processus détaillés mais nous pestons contre la bureaucratie. Nous nous plaignons de la réunionnite, mais nous sommes inquiets de ne pas être invité à la prochaine réunion. Nous voulons survivre, mais nous sommes aussi instinctivement curieux. Je suis un chasseur dans la savane il y a vingt mille ans. Cette magnifique baie a l’air succulente. Je n’ai pas mangé depuis deux jours. Une petite voix intérieure me dit de me méfier. Une autre lui répond : « Pourquoi ne pas essayer ? » Persévérer dans notre être, c’est cela : protéger qui nous sommes mais changer quand-même. Mais peut-être l’un est-il la condition de l’autre ? Je peux mourir si je mange la baie, ou si je ne la mange pas. De même, je peux éviter de mourir dans l’un ou l’autre cas.

Malebranche, grand théologien et moraliste du XVIIe siècle, ne s’est pas privé de souligner les multiples contradictions des Essais. Ce-faisant, le moraliste traduisait un modèle mental de la métaphysique, celui qui recherche une âme authentique et stable. Dans ce modèle, l’incertitude est un problème, et la solution à ce problème est la certitude. Imparable! Si la certitude ne peut exister à l’extérieur, en raison de la complexité du monde, il faut la réaliser à l’intérieur. C’est logique! Le but de la connaissance de soi est donc de supprimer tous les conflits, tous les doutes et toutes les ambiguïtés pour atteindre une perfection qui est l’idéal du sage.

En voulant ainsi faire de notre âme un désert géométriquement simple et mathématiquement exact, la métaphysique de l’âme stable, de la pureté au cœur, traduit le refus de la complexité ambiguë, considérée comme une dégénérescence, masquant la pure essence de l’homme. La connaissance de soi consiste à retrouver cette essence en la débarrassant de tous les artifices.

Le doute au cœur

Certes, Descartes, également métaphysicien, se donnait pour principe de douter de tout, mais dans sa méthode, le doute n’existe que pour être dépassé. Il n’est qu’un moyen pour reconstruire le monde sur une base solide, à partir de certitudes ayant survécu à son filtre. Il s’agissait précisément pour lui de reconstruire un monde au centre duquel il n’y aurait plus aucune tension, aucune incertitude, seulement une vérité absolue et claire partagée par tous, une équation mathématique.

Il existe cependant un autre doute, celui de la tradition chrétienne, notamment porté par Pierre Abelard, philosophe, dialecticien et théologien chrétien français, père de la scolastique. Abélard fait du questionnement et de l’incertitude le moteur même de son existence. Il refuse ainsi le recours aux connaissances indirectes, et en particulier le recours aux « grands anciens ». Il veut aller à la source même. Ainsi émerge dès le Moyen Âge une autre conception du doute que celle de Descartes: la mise en question de tout point d’ancrage définitif et statique, seule susceptible de construire une œuvre qui se déploie dans le progrès d’une vie. Autrement dit, pour Abelard, la condition du progrès n’est pas la certitude mais le doute, le conflit intérieur et l’ambiguïté qu’il ne s’agit pas de supprimer, mais d’exploiter. Le doute devient une expérience perpétuelle consubstantielle à la vie.

Cette idée ne nous surprend que parce que l’idée opposée est devenue un modèle mental dominant dans notre pensée : l’incertitude est un problème; la solution à ce problème réside dans la recherche de la certitude, et avant l’âge de la science, c’était le rôle de la religion de fournir cette certitude. Dans son ouvrage La Révolte des élites et la Trahison de la démocratie, l’historien et sociologue Christopher Lasch note ainsi que pour les observateurs contemporains, la religion est ainsi systématiquement vue comme une source de sécurité intellectuelle et émotionnelle. C’est ainsi que Marx la décrira comme l’opium du peuple, la drogue qui lui permet de supporter ses souffrances.

Or pour Lasch, considérer la religion comme un ensemble de dogmes définitifs et absolus, réfractaires à toute forme d’évaluation intelligente, constitue une méprise. Dans la tradition judéo-chrétienne, au contraire, la religion n’apporte pas la certitude mais instille le doute. D’ailleurs la bible, comme les Essais, est bourrée de contradictions: œil pour œil, dent pour dent, mais il faut tendre la joue gauche et aimer son prochain. Pour ceux qui la prennent au sérieux, c’est-à-dire ceux qui évitent de sombrer dans l’idolâtrie, la croyance est donc un fardeau, un défi à l’autosatisfaction et à l’orgueil et non une revendication moralisatrice d’un statut privilégié. Ce fardeau est celui de l’ambiguïté, de l’incertitude de l’absence de réponse claire et donc d’une nécessaire quête personnelle propre, dont l’issue n’est jamais certaine. L’invention du purgatoire aux XIIe siècle consacrera cette incertitude fondamentale au cœur de la religion chrétienne, et les croyants devront faire avec.

Le cœur de l’énergie créative de l’être humain n’est pas une paix céleste, un astre mort, mais un paquet de tensions et de contradictions, un joyeux bordel intérieur en quelque sorte. La solution à l’incertitude, ce n’est donc pas la recherche de certitude; c’est d’avancer de façon créative en jouant de nos tensions internes, qu’elles soient personnelles ou collectives.

Source pour cet article: Avant-propos. Les vies du doute, de Descartes à Abélard, Véronique Dominguez.

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4 réflexions au sujet de « Face à l’incertitude du monde, l’illusion de la recherche d’une certitude intérieure »

  1. Très juste ! Merci pour ces éclairages et ces questionnements que vous nous offrez tous les lundis.

  2. Oeil pour oeil et tendre la joue gauche ne sont pas en contradiction.
    Le second précepte, plus récent, tend à l’amélioration des rapports entre les humains.
    Israël, vis à vis du Hamas, en reste à la première mouture et je n’ai ni lu ni entendu rappeller l’existence de la seconde proposition. Elle est inconcevable semble t’il.

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