Le masque et la plume: La RSE est-elle un commerce d’indulgences?

La RSE – Responsabilité sociale et environnementale des entreprises – est devenue un passage obligé de la stratégie d’une organisation. Si la nécessité paraît évidente – bien-sûr qu’une organisation a une responsabilité sociale et environnementale – le concept a pourtant dès ses débuts fait l’objet de critiques aussi bien dans son principe que dans son application. L’une d’entre elles a trait au fait que pour de nombreuses entreprises, la RSE est un moyen commode de s’acheter une conduite malgré des pratiques discutables, voire condamnables. Ce n’est pas sans rappeler la notion d’indulgence au Moyen-Âge. Il y a un risque réel de corrompre la belle idée de la RSE.

Dans un article critique paru dans le journal The Australian, Claire Lehmann, fondatrice et éditrice du magazine Quillette, écrit: « La rédemption des entreprises n’est pas le signe d’une véritable fibre morale ». Elle accuse la RSE d’être une nouvelle indulgence, c’est-à-dire un moyen pour les entreprises d’afficher leur vertu par quelques actions spectaculaires – par exemple le sponsoring d’une Gay pride – pour masquer la réalité souvent bien sombre, voire criminelle, de leurs pratiques de management. Elle cite plusieurs cas édifiants, dont celui de BHP, plus grand groupe minier du monde. Se posant en entreprise citoyenne modèle, BHP s’est fortement impliquée dans la campagne en faveur de la légalisation du mariage homosexuel en Australie avec un don de deux millions de dollars de soutien. Or elle est également accusée d’avoir sous-payé 28,500 de ses employés pour un total de… 430 millions de dollars en trichant sur les remboursements de jours de congés. Et elle n’est pas la seule activement impliquée dans une cause sociétale tout en étant par ailleurs accusée de malversations, d’errements éthiques, voire de comportements criminels. Difficile d’y voir clair, mais a minima, il y a là un double langage; une déconnexion embarrassante entre la vertu affichée et la pratique bien peu vertueuse du management. Au pire, il y a tentative de masquer la seconde avec la surenchère de la première, voire de racheter ses fautes pour pas cher.

Le rachat des indulgences

Le rachat de ses fautes par une autorité morale à laquelle on se soumet ostensiblement n’a rien de nouveau. Dans l’Église catholique, c’est le rôle de l’indulgence. Celle-ci est la rémission totale ou partielle devant Dieu de la peine temporelle encourue en raison d’un péché déjà pardonné. Cette rémission pouvait s’obtenir par diverses bonnes œuvres (pèlerinages, prières spéciales, visite de reliques, assistance à telle ou telle messe, etc.) Avec le temps, elle a fini par pouvoir être obtenue en versant une somme d’argent. C’est simple et pratique, du moins pour les riches: Qu’importe l’immoralité de ses actions, on pouvait toujours se racheter sans effort, et sans preuve de repentir sincère, en payant la somme d’argent adéquate à une Église avide de revenus pour financer son train de vie. Pour Lehmann, le parallèle avec la RSE est clair: avec ses armées de consultants et de causes évangéliquement pures elles aussi avides de revenus et de symboles, elle serait une Église à qui on peut payer des indulgences. Vous pouvez maltraiter vos employés, blanchir de l’argent, corrompre à droite et à gauche, qu’importe, du moment que vous mettez un drapeau arc en ciel sur votre logo, que vous formez vos employés à la « diversité et l’inclusion », ou que vous prenez fortement position en faveur de tel ou tel sujet de la doxa woke. Et hop! L’élite morale vous pardonne tout.

La vente des indulgences (Hans Lützelburger)

Lehmann brosse cependant un tableau un peu noir de la situation. Certes, les abus existent, surtout dans les grandes entreprises dont les actions sont très exposées à l’examen moral. Mais dans mon expérience, la démarche RSE part malgré tout souvent d’un bon sentiment. Beaucoup de ces projets sont menés par des gens sincères en interne. Le problème réside dans le fait qu’ils sont menés en déconnexion avec la réalité de leur organisation. Il y a un groupe un peu idéaliste, encouragé par une direction générale qui y trouve son compte, et il y a la réalité de l’organisation. Le résultat, c’est qu’on crée un masque, une représentation idéalisée qui montre non ce que l’organisation est, mais ce qu’on voudrait qu’elle soit. C’est cette déconnexion qui est dangereuse. Que ce masque ait été créé à partir d’une démarche sincère ou cynique n’a malheureusement pas vraiment d’importance au final. Car sa création est délétère: à l’extérieur, le masque ne trompe personne; il suscite des accusations (souvent injustes) d’insincérité (le fameux « RSE-washing »); l’organisation perd de sa crédibilité. À l’intérieur, chacun perçoit à quel point le visage offert à l’extérieur diffère de ce qui est vécu à l’intérieur, ce qui suscite frustration, désengagement, perte de confiance envers le management, voire cynisme, et contribue au délitement du lien social interne, et donc à la fragilité de l’organisation. Tout le monde est perdant.

Retour de bâton

Les excès du commerce des indulgences furent très tôt dénoncés. L’Église elle-même a tenté de le freiner, mais la tentation était trop forte, et toutes les digues ont fini par céder. C’est devenu un business. Les conséquences furent catastrophiques; il fut l’une des causes de l’émergence du protestantisme qui déchira l’Église à la fin du Moyen-Âge. Car une dérive morale mine une institution de l’intérieur, si puissante soit-elle. Toute proportion gardée, une dérive du même ordre menace la RSE aujourd’hui. Pour qu’elle continue à avoir un sens, elle doit cesser d’être vue comme un moyen facile de racheter ses errements, voire de les masquer. Elle ne doit pas devenir un business. La question de la contribution des entreprises à la société est trop importante pour que ce sujet soit éludé. La plupart des entreprises que je rencontre ont, à leur façon, une belle contribution à la société par leur activité même. Elles le font avec sincérité, et leurs collaborateurs le ressentent. Alors halte aux indulgences, à ceux qui s’en servent pour se cacher, et à ceux qui en vivent! Chères entreprises, renoncez à la tentation du masque; exprimez votre contribution à la société à partir de votre véritable identité, de ce que vous faites vraiment au quotidien, et tout le monde en sortira gagnant.

🔎 L’article de Claire Lehmann (derrière un paywall): Corporate redemption is no sign of true moral fibre.

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7 réflexions au sujet de « Le masque et la plume: La RSE est-elle un commerce d’indulgences? »

  1. Intéressant ! Pour m’être fait remercier d’un groupe qui se targue d’avoir une politique RSE novatrice, s’auto-proclame « une grande famille », célèbre les communautés LGBTQ, mais ne peut tolérer un couple au sein de la même organisation… cet article a une saveur toute particulière !
    Pour revenir au sujet : une illustration flagrante des « indulgences » est la compensation carbone, ou l’achat de crédit Co2, pour ne pas avoir à traiter la cause, soit les émissions elle-mêmes. A noter toutefois que les nouvelles réglementations (directive CSRD…) vont de plus en plus vers la rigueur en rendant plus difficile le RSE-washing.
    Pour élargir le sujet : le parallèle entre les pratiques de l’Eglise (des Eglises !) et celles des Directions corporate des grands groupes (modèles de pensées, « purpose », divisions des responsabilités: ceux qui « prient » vs ceux qui « travaillent »…, dérives sectaires…) serait intéressant à explorer !

  2. Le porte badge arc-en-ciel et les « formations » obligatoires diversité et inclusion, souvent sur une base annuelle avec d’autres plus (rarement) ou moins (généralement) utiles sont une nuisance qui fait de plus en plus parler ouvertement (et négativement) de certaines minorités dont le lobbying emmerde sérieusement le monde.
    Alors qu’au fond, tout le monde se foutait de ce qui peut se passer entre adultes consentants (avec qq limites genre ne pas tordre la médecine de la procréation, question de cohérence préférences sexuelles/reproduction humaine sexuée, ni ne devenait ostentatoire), c’est un truc qui vient de plus en plus souvent dans les discussions au travail.
    Assez souvent via les porte-badge, d’ailleurs: « Tu acceptes de porter ce genre d’étendard, toi?!! »… et la canonnade démarre avec même des gens habituellement assez lisses qui embrayent dessus pour dire combien ce bourrage de crane les emmerde, surtout qu’au fond cela a préempté tout le côté « social » de la RSE avec l’égalité homme femme niveau salaires en particulier: Actuellement, bien des grilles de salaire femmes en sont arrivé à dépasser celles des hommes à niveau de responsabilité comparable dans l’industrie en tout cas. A se demander, les femmes y étant moins nombreuses, si modérer les salaires hommes en le présentant comme une bonne cause pour les femmes n’a pas au final été un moyen de gagner sur la masse salariale globale. Surtout que la vraie raison pour laquelle les femmes restent globalement moins payées, c’est car elles n’accèdent pas aux responsabilités dans les mêmes proportions que les hommes. Mais calmez vous mesdames, on vous rattrape si-si!

    Côté environnemental, il n’y a pas que dans l’entreprise que c’est parti de travers: En premier lieu, donner un prix au carbone pour financer du PV/éolien qui fonctionne très mal en réseau (et oblige à mettre la même sensiblement la même capacité thermique en face pour pallier aux creux… payant pour son CO2 sans que ce mordage de queue ne semble déranger nos politocards) tandis qu’on investissait peu dessus depuis plus de 20 ans, c’était pas l’idée du siècle comme commerce d’indulgences poussé d’en haut totalement artificiel et, au produit mal utilisé, formidable destructeur de valeur (sauf pour les escrocs opportunistes).

    Avec des conséquences qui se précipitent, comme un réchauffement qu’on comprends visiblement très mal: Il y a encore 2 ans, Enedis disait encore qu’en 2030 tout irait encore très bien (Mme la Marquise!) malgré l’électrification forcée à tous les étages (résidentiel, transports, volonté de transformation et relocalisation industrielle) avant de se raviser cette année de la bagatelle de 10GW de capacité de production qui vont au final manquer à cette échéance (comprendre que dans 5 ans, on sera déjà très mal), avant la revoyure de dans 2 ans?

    A continuer ainsi, on va avoir « eau et gaz à tous les étages » de la société. Mais gare au mélange.

  3. Excellent, Philippe. L’église protestante dans laquelle j’ai grandi aux USA, la Southern Baptist Church, utilisait cette histoire (ancienne) des indulgences pour proclamer la supériorité des Baptistes aux Catholiques – mais elle avait trouvé mieux que les indulgences: La pression sur ses membres pour qu’ils donnent 1/10e de leur salaire (10%) en échange de quoi Dieu les couvrirait de richesses, de succès en affaires, de bonne santé… C’est un des facteurs qui expliquent comment la religion et la politique sont si emmêlés de nos jours aux USA.

  4. L’implication dans une cause sociétale ne garantit pas une immunité totale sur les autres questions. L’éthique et la moralité sont des aspects complexes de la nature humaine, et aucune action ou engagement ne peut à lui seul garantir une conduite exemplaire en tout temps. La moralité est un concept subjectif qui peut varier d’une personne à l’autre !

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