Le monde change profondément, rapidement et dans toutes ses dimensions. Mais d’où vient ce changement? Quelle en est la cause? Pour beaucoup, la réponse est simple: le monde change grâce à l’action politique. De grands leaders se saisissent d’une question et agissent pour la résoudre. Pourtant, quand on examine l’Histoire et l’évolution du monde, une autre réalité émerge, celle d’un changement qui prend sa source dans le quotidien. Un changement qui n’est pas voulu et organisé par le politique, mais souvent seulement consacré – ou freiné – par lui.
Ouvrez un livre d’Histoire d’une classe de collège, et regardez les “grandes dates” de l’Histoire de France. Que voyez-vous? Le baptême de Clovis, 1515, 1789, 1848, 1958, 1981. Les héros de cette Histoire? Les rois, quelques reines, les dirigeants politiques. Nous avons tendance à considérer l’Histoire comme une succession d’événements politiques. Des réformes ou des révolutions mais aussi et surtout des batailles et des guerres. Un modèle mental sous-jacent? Celui selon lequel l’identité d’un pays est forgée par son développement politique au cours des siècles. Pour ce qui est de la France, son Histoire est présentée comme celle d’une création de l’identité nationale au travers de la nécessaire affirmation de l’État centralisé, qui triomphe avec Louis XIV et Napoléon. Nous avons fini par trouver évident que la source du changement est dans l’action politique. Assez logiquement, dès lors, c’est en elle que nous plaçons nos espoirs de changement. Corollaire de ce modèle mental, nous croyons que le quotidien n’est que répétition et exécution, que les gens vaquent à leurs occupations de façon immuable et qu’ils ne sont que récipiendaires d’un changement décidé par le politique.
Ce qu’on voit, ce qu’on ne voit pas
Mais cette croyance selon laquelle la source du changement réside dans la politique n’est pas corroborée par les faits. Nous voyons les grands événements politiques, les batailles épiques, les faits des rois et des princes, les explosions et les mouvements fervents de la foule. Ce que nous ne voyons pas, ce sont les changements profonds au sein de la société. Et ce n’est pas nécessairement ce que nous voyons facilement qui importe vraiment.
L’historien Frank Gavin illustre ce point avec l’exemple intéressant des États-Unis dans les années 70. C’est une période très sombre. L’engagement au Vietnam, qui a coûté une fortune et profondément divisé le pays, s’est achevé par un retrait peu glorieux. Il a fait la une des journaux pendant des mois. Les grandes industries traditionnelles, automobile, métallurgie, périclitent et les fermetures d’usines se succèdent alors que les Américains assistent, médusés, aux succès commerciaux des japonais, qu’ils avaient pourtant battus trente ans plus tôt, et à la marche du Japon vers le statut de première puissance économique mondiale. Côté politique, l’URSS semble progresser inexorablement et remettre définitivement en question la domination américaine. Le sentiment de déclin et d’impuissance politique est très fort. Et pourtant, ces années 70 sont aussi des années de ferment économique. Alors que le climat est à la déprime et aux lamentations politiques, de jeunes entrepreneurs préparent les révolutions à venir: informatique, électronique, biologique, qui vont moins de dix ans plus tard propulser l’Amérique au premier rang de ces nouvelles industries et laisser le Japon dans la poussière. L’incroyable puissance industrielle actuelle du pays, qui est en tête de chacune de ces nouvelles révolutions, naît à cette époque; personne ne l’a vu venir, et elle ne résulte pas d’une volonté politique.
Gavin cite trois exemples selon lui significatifs de cette période: la naissance d’Apple en 1976, qui marque l’invention du micro-ordinateur, l’émergence de la Napa Valley dont un des vins fut reconnu meilleur du monde au fameux Jugement de Paris également en 1976, et le lancement de Star Wars en 1977. Tous les trois sont des preuves d’innovation et d’excellence qui vont à l’encontre de l’idée communément admise d’une Amérique en déclin et nivelée par le bas. Apple, Napa Valley et Star Wars ne sont que des exemples, mais ils donnent néanmoins un sens de ce que beaucoup d’événements importants ne sont pas le produit de décisions politiques, bien que toutes les trois ont et continuent à avoir des conséquences considérables en la matière encore aujourd’hui. Autrement dit, beaucoup de ce qui est important et significatif en termes de conséquences n’est pas politique, et beaucoup de ce qui est politique n’est pas si important en termes de conséquences, même si cela occupe une grande partie de l’attention. Les grandes révolutions naissent dans le quotidien, loin des projecteurs, et fermentent en silence durant longtemps avant d’exploser.
Insignifiance politique
Un exemple typique est celui de la plus grande d’entre elles, la révolution industrielle. Elle non plus n’est pas née d’une volonté politique. On peut même dire que le politique a probablement tout fait pour y résister. Elle naît d’un changement très progressif de l’état d’esprit des gens sur une période qui s’étale, en gros, du XVe au XVIIIe siècle. Au cours de cette période, le modèle mental médiéval selon lequel la dignité d’un être humain dépendait de sa naissance évolue. Celle-ci repose de plus en plus sur son talent et son travail. Un homme n’est plus jugé sur sa naissance, mais sur ce qu’il a accompli. Cela signifie qu’un marchand ou un valet peuvent avoir autant de dignité qu’un marquis, et que n’importe qui peut s’élever dans la société pour y être reconnu. Si cela nous semble évident aujourd’hui, il ne faut pas oublier que c’était inconcevable pour un esprit du Moyen-Âge. Ce changement de modèle mental, encore une fois très progressif, aura évidemment des conséquences considérables: il permettra l’émergence d’une classe bourgeoise puissante qui se fera une place entre la classe paysanne et l’aristocratie et le clergé, avant d’éliminer ces deux dernières. Il permettra aussi de rendre évidente l’idée de droits universels. Ces trois-cent années de révolution d’état d’esprit ne doivent strictement rien à l’initiative politique. Au mieux, le politique n’a fait qu’entériner ces changements dans des lois, quand il n’essayait pas de les bloquer. La Révolution française ne fait que les consacrer.
C’est aussi valable dans l’Histoire contemporaine. Par exemple, la loi sur la légalisation de l’avortement est souvent présentée comme l’exemple type d’un changement sociétal impulsé par le politique. Rien n’est plus faux cependant. Lorsqu’elle prend la parole devant les députés en novembre 1974, Simone Veil commence en effet par préciser que si elle peut leur présenter son projet de loi, c’est parce que depuis des années, la société a évolué sur le sujet grâce au travail de militant(e)s et d’avocats. Sans nier le courage de la ministre, la loi ne fait qu’entériner un changement largement réalisé dans la société, par rapport auquel le politique est en retard. On pourra par ailleurs ajouter que s’il a été nécessaire de voter une loi de légalisation de l’avortement, c’est parce qu’il existait une loi qui l’interdisait.
Lâcher prise
Ainsi donc l’idée selon laquelle c’est le politique qui change la société ne résiste pas à l’examen de l’Histoire. C’est d’autant moins vrai dans une société de plus en plus complexe, rétive à l’action directe, dans laquelle les citoyens sont de plus en plus éduqués, informés et autonomes. Penser que le changement ne peut être que politique, ce qui en France veut dire d’en haut et du centre, ne peut que mener à un blocage. La maîtrise et l’initiative politiques du changement ne sont qu’une illusion, brutalement mise en lumière par les émeutes actuelles, alors que la société évolue énormément d’elle-même. Il est temps de mettre à jour notre modèle mental du changement et de considérer que, de plus en plus, celui-ci ne pourra venir que du quotidien des acteurs intelligents du terrain, et que le rôle du politique est simplement de ne pas l’empêcher, avant de le consacrer.
➕ Pour aller plus loin sur le sujet, lire mon article précédent sur Frank Gavin: Agir en incertitude: cinq façons d’utiliser l’histoire. Cet article est basé sur l’article “History is in the making” de Stephen Davis (merci à https://twitter.com/Cobra_FX_ de l’avoir signalé)
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5 réflexions au sujet de « La (vraie) source du changement est rarement politique »
cet article sent (bon) son Bastiat et son Hayek 🙂
Bonjour,
Ce que vous dites m’a fait beaucoup penser à la psycho-histoire de Asimov (dans Fondation).
Connaissez-vous cela ?
J’ai une interrogation : ces évolutions profondes sont-elles le fait d’autres acteurs ?
Les medias ? La culture ? (cf. Hollywood et le fameux soft power américain ?)
Est-ce qu’il y a une évolution de fond ou évolue-t-on parce qu’on s’entend répéter certaines idées ?
Je ne pense pas tant à de la propagande qu’à une sorte de bien-pensance qui s’établirait …
Après la lecture, je me demande ce qu’il faut en déduire pour ses propres espoirs et activités? Nier que des actes politiques peuvent avoir des conséquences sur le monde est faux. Il en existe régulièrement qui font basculer le cours des choses. Genre ? de Gaulle en 1958 ou Deng Xiaoping en 1978… Les politiques sont comme les astéroïdes du système solaire , tous s’agitent selon les lois de la gravitation mais selon des trajectoires aléatoires , comme celle de celui qui a percuté la Terre et lui a donné notre lune, stabilisatrice , génératrice de marées… qui a manqué à Mars. Les hommes s’agitent dans tous les sens (comme toutes les entités de l’univers, merci l’énergie) mais la liberté d’agir et de construire ne sont pas distribuées partout tout le temps. Cette liberté a existé en France avant la guerre de 14 et ce petit pays a produit un beau nombre d’innovations. Un politique pourrait oser et réussir la libéralisation de notre pays, écrasé par une administration stérilisante. Mais lequel, parmi tous ceux qui s’agitent ? Comme certains battements d’ailes de papillon, personne ne contrôle volontairement et consciemment la construction d’une solution parfaite… mais nous pouvons nous coaliser pour le coup de pouce à l’histoire.
Bonjour “moulin”
C’est tout l’objet du débat sur l’Histoire, entre la vision “ce sont les tendances de fond, sociétales, qui font l’Histoire” et la vision “ce sont les individus qui la font”.
Je pense, comme bien souvent, qu’il y a des deux. Prenons un exemple simple : la Révolution française est le fruit décennies (siècles même) de lente évolution de la société française, agrémentée d’un contexte général économique etc. De l’autre, sur quoi aurait-elle débouché, et à quoi ressemblerait l’Europe, si Napoléon Bonaparte était mort en bas âge comme tant d’autres enfants ?
L’Histoire est composée à la fois de tendances de fond, résultant de plein de petites choses sans rapport évident entre, et d’événements très aléatoires, où la part du hasard est grande.
En ce qui concerne cette dernière partie (ce qui relève de l’alétoire, de l’individuel), il y a un excellent recueil publié sous le titre “What if?” (et même une suite), où des Historiens analysent des événements qui sont des tournants historiques, en montrant comment ils auraient pu tourner différemment (Churchill heurté par une voiture aux USA au lieu d’être juste frôlé, etc).
Cordialement
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