Une énigme persistante de la vie des organisations est combien il est difficile pour elles de changer. Souvent ce n’est pas faute d’essayer. La difficulté vient plutôt de la façon même dont elles essaient de changer, en concentrant leurs efforts au mauvais endroit, et surtout en ignorant la véritable cause du blocage.
Il y a un paradoxe dans la vie des organisations. En un sens, elles sont en changement permanent. Leur vie est un ouragan d’initiatives, de projets, de plans. Mais ce changement cache souvent une difficulté très grande à changer le fond, c’est-à-dire le modèle d’affaire face aux ruptures dans leur environnement. Elles semblent l’illustration parfaite de l’aphorisme du Guépard de Lampedusa, il faut que tout change pour que rien ne change. Et pourtant je n’ai jamais rencontré une organisation qui ne souhaite pas changer. Elles veulent toutes innover et se transformer. D’ailleurs, elles ont toutes un plan pour ça, avec des axes, des piliers, des objectifs, une vision, une mission, une raison d’être et plein de kakémonos, powerpoint, pins et fonds d’écrans associés. Et pourtant rien ne change. Pourquoi?
Pour le comprendre, prenons l’exemple de Richard, un manager d’une grande entreprise de pharma, que j’ai rencontré lors d’un séminaire récent. Dans l’atelier sur les blocages que j’anime, je demande aux participants d’identifier un objectif important pour leur activité qu’ils ont du mal à atteindre. L’objectif de Richard, c’est que son équipe soit plus engagée. Il trouve que ses collaborateurs sont relativement passifs. Il se désole de leur manque d’initiative, qui pèse sur les résultats. “Très bien, lui dis-je. Maintenant, faites la liste de toutes les choses que vous faites, ou que vous ne réussissez pas à faire, qui pourraient expliquer leur manque d’implication”. L’exercice n’est pas évident, mais finalement un élément émerge: “Je ne leur demande jamais leur avis quand je dois prendre une décision.” Effectivement, cela semble bien expliquer le problème: sachant que Richard ne va pas leur demander leur avis, les collaborateurs n’essaient pas de le proposer. Sachant que ses collaborateurs ne proposent pas leur avis, Richard trouve justifié de ne pas le solliciter. Chacun assiste, impuissant, à la dégradation de la performance sans la capacité de changer.
Grande croyance
A ce stade de l’enquête, l’erreur serait de chercher une solution – nous sommes obsédés par la recherche de solutions. Il faut y résister, et regarder le fait que Richard ne demande pas leur avis à ses collaborateurs non pas comme la cause du problème, mais comme le symptôme d’un autre problème. Autrement dit, il faut se demander pourquoi Richard ne demande pas leur avis. Ce que je fais. Là encore la réponse met un peu de temps à émerger, mais Richard, un peu embarrassé, finit par la formuler ainsi: “J’ai peur de miner mon autorité si je demande leur avis à mes collaborateurs.” “Ah lui réponds-je, ça me semble tout à fait compréhensible; et qu’est-ce qui vous fait penser que votre autorité sera minée?” “Eh bien, je pense qu’un leader doit avoir les réponses, c’est son rôle.”
Nous y sommes. Richard vient d’identifier sa grande croyance, c’est-à-dire le modèle mental qu’il a de ce qu’être un leader signifie. Pour lui, un leader est celui qui a les réponses aux questions difficiles. A ce stade, il est essentiel de reconnaître avec lui que ce n’est pas une réponse idiote du tout. C’est une conception du leadership qui se défend. Ce que Richard doit, en revanche, reconnaître, c’est que cette définition n’est pas universelle. D’autres leaders auront une conception différente. Effectivement, après quelques minutes de discussion, il mentionne le nom d’un autre leader de son entreprise qui n’hésite jamais à mettre à contribution son équipe dans les situations difficiles. De ça, Richard peut donc déduire qu’il y a des leaders qui posent des questions sans pour autant que leur leadership soit contesté. Il peut donc examiner son modèle mental “un leader est celui qui a les réponses aux questions difficiles” de façon sereine et créer un espace en se disant, qu’en fait, ce n’est pas nécessairement vrai. A partir de là, il peut imaginer solliciter son équipe sans avoir peur d’être remis en cause.
On voit avec cet exemple pourquoi la recherche de solution une fois la cause initiale identifiée serait prématurée. Si nous nous étions arrêtés à la première étape, nous aurions cherché à aider Richard à poser des questions à son équipe, peut-être en lui faisant suivre un stage d’écoute active, ou en lui offrant des sessions de coaching. Nous aurions essayé d’apporter une solution technique alors que le problème est systémique. En le forçant à solliciter son équipe, nous n’aurions fait qu’augmenter sa crainte de voir son autorité minée. Il aurait joué le jeu un moment, mais malgré sans doute des efforts sincères, cette crainte aurait fini par prendre le dessus et son besoin de protection l’aurait emporté. C’est pour cela qu’on parle d’immunité au changement. Car au fond, en ne sollicitant pas son équipe, Richard a créé un système qui fonctionne bien pour lui, qui le protège et qu’il veut donc perpétuer: certes, il se désole du manque d’initiative, mais sa sécurité psychologique est préservée. Son système fonctionne dans un optimum local: il préserve sa sécurité, mais il empêche l’innovation, ce qui le condamne à terme. Une solution technique ne réglera pas cette question de sécurité. Seule une remise en question de la source du problème, la conception que Richard a du leadership, peut permettre de débloquer la situation. Il faut donc remonter au modèle mental, c’est-à-dire à la façon dont Richard voit le monde (ici le monde du leadership).
Cette approche fonctionne au niveau individuel mais aussi au niveau collectif. Kodak investit des milliards de dollars dans sa transition numérique, mais sa grande croyance est qu’il doit rester le numéro un du marché de la photo, qu’elle soit argentique ou numérique. La grande majorité des investissements continue donc d’aller dans l’argentique, ce qui condamne l’entreprise.
Conflit d’engagements
Au cœur de la difficulté de changer se trouve rarement le manque de volonté ou l’inconscience. Tout le monde sait qu’il faut faire de l’exercice pour éviter les problèmes cardiaques. Personne ne veut mourir, et pourtant peu de gens font vraiment de l’exercice. Ce n’est pas un problème de connaissance. Le problème est que changer remet en question quelque chose qui fonctionne bien pour nous, ce fameux système qui, même s’il est sous-optimal, nous satisfait dans le court-terme. Le problème vient donc d’un conflit d’engagements: un engagement explicite de changer (je veux que mon équipe soit plus impliquée) et un autre engagement, généralement implicite, de protection (je veux préserver mon autorité). Les deux engagements sont sincères, et le conflit existe en raison de la peur qui génère le besoin de protection. C’est sur cette peur qu’il faut travailler, et elle repose sur nos modèles mentaux.
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🔍La notion d’immunité au changement est présentée dans l’ouvrage “Immunity to change” de Robert Kegan et Lisa Lahey, disponible chez Amazon ici.
3 réflexions au sujet de « Immunité au changement: pourquoi rien ne change quand vous voulez sincèrement changer »
Comprendre que nous sommes, nous-même, la première cause de ces problèmes est un bon début mais est-ce suffisant ? De mon côté, j’ai vu trop décisions prise par les hiérarchies qui ne bougent pas les bonnes personnes, notamment les cadres intermédiaires, ou qui ne promotionnent pas les bonnes personnes. En d’autres termes, faire votre promotion car vous avez d’excellent résultats individuels ne fera pas de vous un bon manager. Là se pose la question de l’accompagnement des personnes dans leur évolution de carrière… tout au long de leur carrière.
Malheureusement, cela n’est pas une solution universelle à tous les cas.
Vous devez prendre en compte les réticences au changement, abordé par Philippe dans son texte, des collaborateurs eux-mêmes. Je vous invite à lire le livre la stratégie du projet latéral de Bruno César. Quoi que vous fassiez, certains collaborateurs seront réticents à évoluer. Vos réunions de travail ou de formation se transformeront en réunions syndicales, de revendication et de refus des évolutions. Il vous faut prendre en compte cette réalité comportementale humaine.
Enfin, j’aimerai attirer l’attention de nos lecteurs sur le partage, le dialogue et la cohésion de groupe.
Trop souvent les entreprises relèguent la question des relations sociales au dernier plan et souvent sans budget. Or cette question fait partie des éléments qui permettent d’améliorer, même sans budget, la créativité et la productivité du groupe. Établir la confiance et le bien-être au travail fait partie de ces éléments simples à mettre en œuvre qui conduisent à des résultats très positifs au sein d’une équipe. C’est un mouvement initié par les collaborateurs eux-mêmes (souvent) et par le manager (beaucoup moins souvent car il est dans une position de domination qui dégrade cette opportunité). Faite preuve d’humanité, de bienveillance et de pédagogie, sans tomber dans l’excès. Il est très facile de donner une mauvaise image de soi, il est bien plus compliqué de rattraper cela ensuite. Organisez des moments de partage, de cohésion dans et hors les murs. Intéressez-vous à vos collaborateurs, en gardant toujours une distance salutaire, et vous verrez que vous changerez votre posture et celle de tous les acteurs de votre groupe. Cela doit être naturel et surtout pas feint.
Forcez votre destin de manager n’ayez pas peur de vos collaborateurs.
Depuis longtemps j’utilise la métaphore du système immunitaire pour illustrer les résistances au changement en entreprise, et paf ! Voilà que je découvre aujourd’hui ton post et la référence à l’ouvrage de 2009.
Je me sens un peu Monsieur Jourdain aujourd’hui 🙂
C’est ça le talent!
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