La technologie n’est pas qu’un outil, c’est le point de départ de la stratégie

Dans un séminaire que j’animais sur la transformation, j’entendais des managers dire “La technologie c’est juste un outil, ce qu’il faut c’est une stratégie claire.” Ce n’est pas la première fois, je l’entends souvent énoncé sur le ton de l’évidence, et chaque fois ça m’arrache les oreilles car comme tout ce qui semble évident, c’est inexact, et le prix de cette inexactitude est élevé, en particulier chez les grandes organisations qui n’ont toujours pas saisi l’ampleur de la révolution scientifique et technique en cours.

L’idée selon laquelle la technologie n’est qu’un outil traduit une conception cartésienne de la stratégie dans laquelle la mise en œuvre est subordonnée à la pensée, seule capable de créativité. Évidemment, avec cette conception, la stratégie se prive du potentiel créatif qu’offre la technologie car cette dernière n’est là que pour répondre à un objectif préalablement défini. L’intendance suivra, en quelque sorte et le potentiel créatif est borné d’entrée de jeu. Derrière cette conception de la stratégie se cache ce que Béatrice Rousset et moi appelons un modèle mental “idéal” dans notre ouvrage sur la question. Ce modèle correspond à une vision du monde centrée sur un idéal à atteindre qui, seul, préoccupe le leader, qui du coup dédaigne les basses questions de mise en œuvre, déléguées aux subordonnés. Derrière l’apparente élégance aristocratique du modèle se cache en fait une paresse intellectuelle, mais surtout une profonde méconnaissance de l’innovation, qui conduit à ne pas faire l’effort de comprendre profondément et intensément ce qu’est une technologie et d’imaginer ce qu’elle peut apporter.

Beaucoup de grands disrupteurs ont procédé à l’inverse: ils sont partis d’une technologie et en ont imaginé les implications; ils sont partis de la ressource et se sont demandés: que peut-on faire avec ça? On aura bien-sûr reconnu derrière cette question la question fondamentale de l’effectuation, la logique des entrepreneurs: au lieu de partir d’un objectif et de trouver les ressources pour l’atteindre, avec l’effectuation on part des ressources disponibles pour imaginer les buts possibles. Imaginer est ici le mot important car ce qui fait la valeur d’une ressource, c’est l’usage qu’on lui trouve. Ainsi, dans un article précédent, j’avais évoqué l’histoire de Dragon Lady, une entrepreneuse chinoise qui a bâti une fortune en rachetant aux États-Unis du papier usagé (journaux) dont personne ne voulait et en le revendant en Chine pour faire du carton. Les décharges américaines étaient si heureuses de se débarrasser du papier qu’elles lui donnaient gratuitement, celui-ci n’avait aucune valeur pour eux (et même une valeur négative) tandis qu’elle était capable de lui en donner.

Maintenant, causons stratégie (Source: Wikipedia)

Il en va de même pour la technologie; elle n’a aucune valeur en soi, sa valeur ne dépend que de ce qu’on peut en faire. Mais l’exercice d’imagination est évidemment plus difficile qu’avec des ressources simples comme du carton. Une nouvelle technologie c’est complexe et c’est, par définition, nouveau, il existe donc peu de points de références. Une nouvelle technologie bouleverse les modèles mentaux en place, ce qui explique qu’elle soit souvent adoptée par de nouveaux entrants qui ne sont pas prisonniers de leurs modèles historiques.

Jeff Bezos, le fondateur et patron d’Amazon, est l’un de ceux qui a le mieux compris l’importance cruciale de la technologie comme permettant la stratégie. Il a structuré son organisation autour de petites unités spécialisées dont les règles d’interaction avec le reste de l’organisation sont très précises et connues de tous. Cette approche est directement inspirée de la notion d’API, un principe d’échange d’information entre composants logiciels, offrant ainsi à l’organisation une structure évolutive; celle-ci est quasi-décomposable, c’est à dire faite d’unité autonomes mais intégrées dans un tout qui possède son identité propre. Cette approche, qui permet à Amazon de croître rapidement tout en restant homogène, repose sur une compréhension profonde de la technologie et de ce qu’elle permet en termes de design organisationnel. Elle aboutit à une fusion incroyablement intelligente entre l’informatique et la structure organisationnelle, et elle est à la base de la puissance du géant américain.

Steve Jobs a également montré l’inanité de la séparation entre la stratégie et la technologie, ou entre la stratégie et le produit, en remettant le design au centre de son action, partant du produit et bâtissant une stratégie autour. Quand il introduit l’iPhone en 2007, c’est une aberration stratégique, tous les modèles savants sont là pour le montrer. Nokia est ultra dominant, l’industrie est déjà mature (plus de vingt ans après l’introduction du premier téléphone mobile), Apple est un fabricant mineur d’ordinateurs, en bref il n’a aucune chance. Faisant fi des modèles, il base sa stratégie sur le produit, et fera de même avec l’iPad.

Arrêtons donc ce snobisme de “la technologie ce n’est pas le plus important”. La technologie, c’est le point de départ. Les entreprises qui ne développent pas une culture technique dans leur management l’apprendront à leurs dépens, que ce soit pour développer des produits ou pour conduire leur transformation digitale.

Sur la valeur relative d’une ressource, voir mon article La valeur d’une ressource est relative: Dragon Lady et la création de valeur entrepreneuriale. Voir également l’article sur Amazon: Pizzas et promesses: La stratégie organisationnelle d’Amazon. Sur les modèles mentaux, voir mon ouvrage “Stratégie modèle mental” co-écrit avec Béatrice Rousset ici.

8 réflexions au sujet de « La technologie n’est pas qu’un outil, c’est le point de départ de la stratégie »

  1. Bonjour,

    Merci Philippe pour cet article.
    100% d’accord. Et l’IA, la robotique, les gentech et greentech sont actuellement des sources de mutation qu’il est important de prendre en compte dans toute prise de position stratégique. Voir par exemple les effets de la voix ici :
    https://www.linkedin.com/pulse/les-assistants-vocaux-prochaine-baguette-magique-de-franck-lefevre/
    Mais notons aussi que considérer que seule la technologie est source d’innovation serait aussi une erreur “cousine”.

    F.

    1. Merci Franck. Bien évidemment, il y a de nombreuses sources d’innovation non liées à la technologie – quoique de nos ours elle est rarement très loin, d’autant que cela dépend de ce qu’on appelle technologie…

  2. dans la réaction citée (la techno n’a pas de valeur) n’est elle pas, aussi une réaction au Numérisme, nouvelle religion dogmatique, qui ne verrait toute stratégie qu’à travers et pour le numérique ???

    quand l’état mise sur le tout numérique partout pour tous, ne révèle t il pas cette erreur de stratégie de croire que la techno peut effectivement porter sur tout (et apporter bcp) mais qu’elle ne réduit pas les comportements des clients-électeurs à son usage ??

    les poignées de clics manquent souvent de poignées de main !
    cf la stratégie du tout numérique du pôle emploi qui va s’appliquer à la formation et la création d’entreprise

  3. “New weapons require new tactics. Never put new wine into old bottles.
    Général Heinz Guderian.

  4. Bonjour et Merci Philippe pour cet article.

    Il y a assez peu de temps, j’ai senti un panel de recruteurs de consultant en stratégie Usine du Futur se détendre lorsque j’ai fini par leur concéder que la technologie n’est finalement qu’un moyen.
    Il y aura toujours et encore à dire sur sur les zones de confort et les modèles mentaux qui rassurent .
    La lecture de votre article va certainement me permettre d’exprimer ma position plus subtilement à l’avenir. Si la technologie n’est pas la stratégie, la bonne exploitation de la bonne technologie est par contre, elle, très clairement stratégique.
    C’est bien là que la posture d’effectuation à une très forte valeur.

  5. Bonjour,
    Merci et félicitations pour cet article pertinent qui rappelle des fondamentaux susceptibles d’être oubliés, ou du moins malmenés.
    Je me permets juste une remarque à propos de l’échec attendu (sur le papier) de l’iPhone : vous parlez d’une ‘aberration stratégique’. Je comprends ce que vous voulez dire. Mais le lancement de l’iPhone n’est-il pas plutôt une réussite criante d’une approche type “Océan Bleu” ?
    Qu’en pensez-vous ?
    Cordialement,

  6. Toujours intéressant de penser à contre-courant mais des fois il s’agit juste de reprendre d’autres « modèles mentaux » assez erronés également, qui tournent depuis fort longtemps. Ici, la pensée post révoutionnaire : à savoir, plus rien n’est pareil donc tous les modèles existants doivent changer. Ainsi, la stratégie ne sert à rien car il faut commencer par la technologie, celle-ci étant omni-présente aujourd’hui. Sympathique et plaisant car cela satisfait les gros acteurs de la transformation digitale qui se positionnent tous sur ce postulat mais est-ce seulement vrai ?

    Elle satisfait aussi la croyance que le cours de la technologie (et du progrès) est en marche et que seuls s’opposent des réfractaires conservateurs qui ne comprennent plus les « nouveaux modèles ».

    Des discours similaires sur le Marketing ont éclos il y a 10 ans : le media est mort, tout est social ; le marketing est mort, tout est engagement, … etc. Aussi sur les usages et l’apparition de générations spontanées, X,Y, Z, …. Or il me semble que le marketing a évolué mais de grands principes demeurent et les nouvelles générations aspirent peu ou prou à la même chose que les générations passées (un emploi épanouissant, qui a du sens, … ; bien entendu le « sens » a désormais changé vs. il y a 20 ans)

    L’exemple d’Amazon est un bon exemple : la principale obsession de Jeff Bezos a toujours été la relation client (soutenue il est vrai sans relâche par une approche implacable et systématique de la technologie) ; or la relation client me semble un choix avant tout stratégique (assez logique pour un distributeur) plutôt que technologique.

    Enfin, la révolution d’aujourd’hui est-elle plus importante que la révolution d’il y a 10 ans, 20 ans, 50 ans ? Pourquoi quand on parle de technologie aujourd’hui, il semble qu’on parle enfin de quelque chose de sérieux, d’intangible, puisque issu parfois de la science et de la technique. Au modèle ultra rationnel, vous opposez un modèle ultra scientifique (expérimentons et nous trouverons). Il me semble que les 2 ont leurs limites, comme vous l’avez illustré pour l’un des 2.

    Le dogmatisme technologique n’est pas forcément la meilleure réponse à des évolutions majeures qui nécessitent réflexion, y compris dans les entreprises, des choix déontologiques parfois et souvent stratégiques en amont, ne serait-ce que pour piloter les coûts associés. Merci donc pour exposer votre position mais il convient aussi de ne pas opposer simplement un modèle à un autre, car tout comme la technologie, les modèles de pensée s’ajoutent aux précedents mais ne les remplacent jamais tout à fait.

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