Il y a fort longtemps, j’étais en classe de première je crois, j’ai eu à rédiger un devoir d’histoire dans lequel on nous demandait de comparer les deux discours successifs du Maréchal Pétain le 17 juin 1940 demandant l’armistice et de Charles de Gaulle lui répondant depuis Londres le lendemain, et qui invitait les français à poursuivre le combat. Je n’avais pas bien saisi alors la différence profonde entre les deux discours; ma réponse était médiocre, même si elle était érudite, et j’ai rendu mon devoir avec un sentiment mitigé. Je crois avoir saisi depuis cette différence, et elle est importante. Pétain s’adresse aux français et leur parle du passé. De Gaulle s’adresse aux français et leur parle du présent, et explique pourquoi ce présent peut permettre un avenir de victoire.
Les discours de Pétain et de Gaulle sont le produit de deux visions radicalement différentes du monde; non pas vision au sens d’un futur souhaitable et distant, mais vision au sens d’une représentation du monde qui nous entoure et de la lecture que nous en faisons, c’est à dire deux modèles mentaux. Pétain mobilise un modèle moral pour expliquer la défaite. De Gaulle mobilise un modèle relativement technique – nous avons perdu parce que l’ennemi était plus fort et parce que nos chefs étaient plus faibles, mais surtout il montre une compréhension extrêmement lucide de la situation en notant que la France dispose de ressources et d’alliés qui lui permettront de vaincre à l’avenir. C’est cette lecture du présent et l’identification des sources de réussite futures dans ce présent qui distingue le modèle mental de de Gaulle. Entouré alors d’une dizaine de personnes tout au plus, ce n’est alors qu’une idée, rien de plus. L’opposition entre ces deux modèles mentaux, un tourné vers le passé et l’expiation de nos fautes supposées, et un tourné vers l’avenir et la création, a déchiré la France pendant toute la guerre.

Mimétisme
Cette opposition est en fait un marqueur de civilisation important, voire essentiel. C’est ce que montre l’historien Arnold Toynbee dont j’évoquais les travaux il y a quelques années, avec la notion de mimétisme. Le mimétisme est le fait de se conformer, plus ou moins volontairement, à quelqu’un d’autre. C’est, d’une certaine manière, la source d’inspiration d’une civilisation. Le mimétisme est caractéristique générique de toute la vie sociale. Son fonctionnement peut être observé tant dans les sociétés primitives que dans les civilisations avancées, dans toutes les structures sociales.
Mais la direction prise par le mimétisme n’est pas la même dans toutes les sociétés et ceci marque selon Toynbee une différence essentielle entre les civilisations et les sociétés primitives. Dans les sociétés primitives, le mimétisme est dirigé vers la génération plus âgée et surtout envers les ancêtres morts qui se tiennent, invisibles mais pas insensibles, sur le dos des anciens vivants, renforçant ainsi leur prestige. Dans les sociétés où le mimétisme est ainsi dirigé vers le passé, les us règnent et la société reste statique. Dans les sociétés en voie de civilisation, le mimétisme est dirigé vers des personnalités créatives qui commandent une clientèle parce qu’elles sont des pionnières. Dans de telles sociétés, “le gâteau de la coutume”, comme Walter Bagehot l’appelait dans son ouvrage Physics and Politics, est brisé, et la société est dans un mouvement dynamique le long d’un parcours de changement et de croissance. Bagehot précise, “Ce qui est le plus évident, ce n’est pas la difficulté d’obtenir une loi fixe, mais de sortir d’une loi fixe ; non pas de cimenter (…) un gâteau de coutume, mais de briser le gâteau de coutume ; non pas de prendre la première habitude conservatrice, mais de la briser, et de trouver mieux.”
La croissance et le développement résultent ainsi du travail de personnalités créatives. Selon Toynbee, la tâche de ces personnalités est d’inspirer des suiveurs parmi leurs semblables et la seule façon par laquelle l’humanité peut être mise en mouvement est de mobiliser la faculté primitive et universelle de mimétisme et de susciter l’engagement. Une société tournée vers le passé ne leur permettra pas un tel engagement car ils rentreront nécessairement en conflit avec les grands anciens qu’il faut respecter. Une société dont le mimétisme est tourné vers le futur pourra progresser en remettant en question sans difficulté ces grands anciens. On voit ici l’importance tout à fait essentielle du modèle mental mimétique de la société et l’importance des conséquences selon que ce modèle est tourné vers le passé ou vers l’avenir.
Cette notion de mimétisme est évidemment intéressante pour les organisations car elle rappelle à quel point l’innovation et la transformation sont des phénomènes sociaux. Elles ne peuvent réussir que si leurs initiateurs réussissent à créer une coalition, une masse critique de parties prenantes qui va de l’avant et brise l’inertie du passé. Elle explique donc comment les innovateurs peuvent, ou pas, réussir à faire changer leur organisation. Cette notion est bien-sûr intéressante également au niveau de la société, et on peut se demander si de nos jours le mimétisme français n’est pas de plus en plus tourné vers le passé. Ainsi, le ministre de l’agriculture français souhaitait récemment que l’on revienne à l’agriculture de nos grands-parents et de plus en plus, nos concitoyens ont peur de l’avenir, se réfugiant dans un “c’était mieux avant”, que soit en politique ou en alimentation. Ce que Toynbee suggère, c’est qu’un tel mimétisme tourné vers le passé risque de mal se terminer.
Voir mon article précédent sur Arnold Toynbee: La disparition de la capacité créative comme cause du déclin des organisations. Pour en savoir plus sur les modèles mentaux et leur importance dans la transformation, lire Pour se transformer, l’entreprise doit commencer par revoir ses modèles mentaux. Au niveau sociétal, lire également Les gilets jaunes ou la confusion des modèles mentaux dans un monde qui change. Voir également l’ouvrage “Stratégie modèle mental” co-écrit avec Béatrice Rousset ici.
2 réflexions au sujet de « Le mimétisme, un modèle mental essentiel pour construire l’avenir »
Le mimétisme tel que vous le décrivez me fait penser à la PNL par sa nécessité de comprendre et de s’adapter à l’autre à un moment M. En entrant dans la sphère de référence de votre interlocuteur, vous pouvez lui délivrer un message et l’amener à le faire sien. Le discours de De Gaulle répondait en tous points aux attentes des Français à cette époque et il a sans doute su déchiffrer le non verbal du peuple et de ses attentes.
Mais plus encore, lorsque vous abordez le mimétisme du passé VS celui de l’avenir. Quand le premier expose des raisons, l’autre apporte des solutions. Dans une société résolument axée résultats, il est évident que le 2nd modèle prévaudra. Cependant, je m’inquiète, à notre époque en France, de cette nécessité constante d’avoir à expliquer nos choix. Il en résulte une “culture de la justification” qui bride l’action et fait perdre un temps primordial à la décision. Est-ce lié à un manque de confiance ou à une nécessité grandissante de comprendre? Je n’oserai répondre à cette question, mais le résultat est catastrophique. Aucune grande décision n’est prise et ce statu quo n’augure rien de bon face aux puissances silencieuses et redoutables économiquement. En entreprise comme au niveau de l’Etat.
Bonjour Philippe,
La réflexion est intéressante.
En même temps, le mimétisme tourné vers l’avenir , selon moi, n’exclue en rien de s’inspirer et d’apprendre du passé.
A bientôt,
Laurent du blog Innover Malin
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