Gérer l’innovation de rupture au sein d’une entreprise existante: Le modèle des trois horizons

La difficulté pour une entreprise existante de gérer une innovation de rupture sans l’étouffer est connue depuis longtemps. Cependant il est possible de concilier activité historique et innovation de rupture au sein de l’organisation en utilisant le modèle dit « en trois horizons ».

Le modèle des trois horizons a été développé à l’origine par IBM avec son approche dite « Emerging Business Organization ». Dans ce modèle, on classifie les activités en trois catégories, appelées « horizons » en référence à l’horizon de temps qui les caractérise.

Le premier horizon est celui des activités actuelles, matures. C’est l’horizon le plus immédiat avec une intensité concurrentielle forte et qui représente la majeure partie du chiffre d’affaire de l’entreprise, et donc mobilise ses ressources. Dans l’horizon 1, on recherche la performance économique et financière avec une contribution majeure au profit de l’entreprise. Les critères de mesure sont principalement le chiffre d’affaire, le profit, la part de marché, le retour sur investissement. L’horizon 1 est géré par des experts fonctionnels disciplinés récompensés pour leur mise en œuvre sans faille de la stratégie. Le rôle de la direction générale se base sur la double dimension de contrôle et de récompense.

Le second horizon est celui des nouvelles activités en forte croissance. C’est l’horizon du moyen terme et l’enjeu ici est de gérer cette croissante correctement. La contribution au profit de l’entreprise est attendue sous peu et le management se focalise sur la mise en œuvre organisationnelle. Les critères de mesure sont principalement la croissance du chiffre d’affaire et l’acquisition de nouveaux clients. L’horizon 2 est géré par des managers autonomes capables de décider vite, récompensés par leur capacité à résoudre les problèmes que pose une croissance rapide. Le rôle de la direction générale est de soutenir l’effort de croissance.

Le troisième horizon est celui des activités émergentes. C’est l’horizon entrepreneurial par excellence. Ici, l’horizon de temps est indéfini; on ne sait pas quand l’investissement dans l’activité portera ses fruits, et la contribution au profit de l’entreprise est encore incertain. L’enjeu est de déterminer le modèle d’affaire ce l’activité et le défi majeur est celui de la création du marché correspondant. Les critères de mesure sont la réussite d’étapes spécifiques (mise au point d’un prototype, par exemple), la conversion de nouveaux clients ou de partenaires, et l’engagement de nouvelles parties prenantes dans le projet (au sens de l’effectuation). L’horizon 3 est géré par des entrepreneurs, ou intrapreneurs, à l’aise dans un environnement incertain et récompensés sur leur capacité à être créatif et à prendre des risques. Le rôle de la direction générale est de protéger le projet, d’en suivre la mise en oeuvre, de l’encourager, mais aussi d’y mettre fin éventuellement.

Ce qui est intéressant c’est que ces trois activités sont regroupées au sein de la même organisation mais avec la reconnaissance qu’elles doivent être gérées différemment et, surtout, avec des profils de managers différents. L’horizon 1, celui des activités établies, nécessite des cadres fonctionnels, une focalisation sur les parts de marchés et le bénéfice, avec un horizon très court terme. L’horizon 2, celui des nouvelles activités en croissance, nécessite des profils opérationnels autonomes capables de résoudre des problèmes rapidement. L’horizon 3, celui des activités entièrement nouvelles, nécessite des entrepreneurs et une approche entièrement différente, centrée sur le travail avec les parties prenantes (approche d’effectuation) produisant des résultats non immédiatement quantifiables.

La reconnaissance que ces activités de nature différente doivent chacune être gérée spécifiquement est fondamentale pour la réussite de l’ensemble. On notera, en référence à la discussion de l’article précédent, qu’il ne s’agit pas du tout d’isoler une direction de l’innovation en la laissant faire ce qu’elle veut: comme toute activité, l’activité émergente est gérée et suivie, mais elle l’est avec des critères spécifiques et adaptés, qui reflètent sa nature particulière.

Outre le contrôle et la mesure de performance, on notera également la prise en compte de la dimension de gestion des ressources humaines, également fondamentale: le choix des profils de managers, la manière dont on les évalue et dont on gère leur carrière (avant, pendant et après l’implication dans chaque horizon), là encore de manière à rendre compte des spécificités de l’horizon considéré, est une condition de réussite essentielle. En effet, la recherche a depuis longtemps montré l’importance de la motivation dans la réussite de l’innovation de rupture, et en particulier de l’importance de l’alignement des motivations entre l’organisation et ses employés investis dans le projet innovant.

Au final l’approche IBM complète l’approche que j’évoquais dans l’article précédent. Elle consiste à garder l’innovation au sein de l’entreprise mais à la gérer de manière différenciée. Elle requiert cependant une très forte discipline organisationnelle, et nécessite donc l’implication de la direction générale, pour lutter contre l’attraction gravitationnelle de l’activité actuelle et éviter que les efforts soient inéluctablement redirigés vers l’horizon 1.

On le voit, l’innovation est bien loin d’être une affaire de créativité. Au contraire, c’est une affaire de design organisationnel, de compréhension des motivations et de leadership. Elle ne tient pas de la magie, elle peut être gérée.

Voir mon article: « Innovation de rupture: Loin des yeux, loin du cœur? » Sur l’importance de l’engagement des parties prenantes dans le processus entrepreneurial, voir mon billet introductif à l’Effectuation: « Effectuation, comment les entrepreneurs pensent et agissent… vraiment. »

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9 réflexions au sujet de « Gérer l’innovation de rupture au sein d’une entreprise existante: Le modèle des trois horizons »

  1. Je connais également une organisation où 3 équipes distinctes de type Discover/Develop/Deploy au sein d’un même métier se sont réparties respectivement les H3, H2 et H1 avec des objectifs propres mais avec une animation transverse périodique les rassemblant dans une « communauté d’intérêt » qui permet un partage de l’information, des résultats et des difficultés rencontrés évitant/limitant autant que possible la « satellisation ».

    Parmi les exemples ayant une structure dédiée à l’innovation de rupture (et pas loin de Salomon pour la maison mère) il y a le i-Lab de l’Air Liquide.
    Voir l’interview de son Directeur Grégory Olocco http://goo.gl/R1Cc1l + pages 17-18 du Livre blanc de l’intrapreneuriat du Crédit Agricole http://goo.gl/c5amzK

  2. Bonjour Philippe

    Dans cette vidéo passionnante tournant autour du big data, mais aussi sur l’incertitude, le design thinking, la créativité – Luc de Brabandère parle avec humour des cygnes noirs à la 47ème minute de cette vidéo :

    https://www.youtube.com/watch?v=fMUJDRc7gNs&list=PLyzb9DL11tdaaArzYpLcUdwe6jGxBKOE8

    et, plus en lien avec cet article, de l’exemple de Philips qui dégage aujourd’hui les 2/3 de ses profits de … la santé à domicile

    Cordialement
    Anthony – Pisteur de MOOC Unow (GdP, Design Thinking, Effectuation, entres autres…)

  3. Je vous recommande de voir comment à fait l’entreprise « Salomon » qui était sur un marché mature, voire assailli par la concurence … C’est une approche globale partant des RH et de l’organisation qui ont fait office de levier.
    Bien à vous
    Véronique BOUTHEGOURD

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