La théorie de la “Stratégie Océan Bleu” de W. Kim et R. Mauborgne a connu un énorme succès. Elle invite les entreprises à délaisser les “océans rouges”, les marchés existants fortement concurrentiels, pour créer de nouveaux marchés, “océans bleus” sans concurrence. Séduisant? Oui, mais pas si simple que ça…
Plusieurs exemples sont cités dans le livre et il me semble intéressant de discuter d’un d’entre eux, celui de YellowTail. Il s’agit d’un vin australien. Non, attendez, ne partez pas. La spécificité de YellowTail est d’être le premier vin destiné à ceux qui habituellement n’en boivent pas. Au lieu de jouer dans la symbolique habituelle du vin, avec son château et ses prétentions élitistes, YellowTail ressemble plutôt à de la bière, avec une constance du goût, un étiquetage attractif, et un refus de l’élitisme habituel du vin. Et Kim et Mauborge de s’émerveiller de la rupture qu’une telle approche représente.
On reste un peu pantois car au final, lorsqu’on achète la bouteille, ce que je me suis résolu à faire par conscience professionnelle, on découvre un vin médiocre avec une jolie étiquette jaune. C’est l’une des rares bouteilles que j’ai eu du mal à finir. On pourra arguer que, amateur de vin, je ne suis effectivement pas dans la cible, mais il n’en reste pas moins que l’exemple peine à convaincre. Joli coup marketing, certainement, réussite commerciale, sans aucun doute, mais Océan bleu, peut-être pas, sauf à ce que le terme d’océan bleu ne recouvre à peu près toute différenciation, si minime soit-elle. Auquel cas, le message se ramène à “Pour réussir, différenciez votre produit”. Ah…
Plus subtilement on peut faire observer que de nombreuses entreprises gagnent très bien leur vie sur des marchés hyper-concurrentiels. On pense notamment à l’exemple classique Coca-Cola contre Pepsi mais il y en a plein d’autres. L’avantage des océans rouges, c’est qu’on sait que le marché existe, il suffit simplement d’être meilleur que les concurrents. L’Océan bleu, lui, peut être un mirage coûteux, produit d’un groupe de managers en séminaire dans un chateau, ayant abusé de l’alcool à disposition. “Un milliers de posts-its et on disrupte notre industrie!”
Outre la faiblesse de l’exemple Yellowtail, on peut faire une seconde critique fondamentale à l’encontre de Océan Bleu qui est que si l’on peut, à la rigueur, constater qu’une entreprise a investi un segment tout à fait nouveau avec un produit de rupture, cela ne signifie pas pour autant que l’entreprise a mené volontairement une stratégie Océan Bleu. L’ouvrage suggère clairement que de telles aventures sont le résultat d’une démarche délibérée de la part de l’équipe de direction, qui décide, un jour, de créer un océan bleu, par une sorte de “big bang”. Or les exemples, lus avec soin, suggèrent une approche complètement différente. Au lieu d’un “big bang”, on observe plutôt une évolution continue du concept. Ce n’est qu’au final que l’entreprise se retrouve dans un segment nouveau. Ce n’était pas nécessairement planifié au départ. C’est important car au final on peut faire une lecture complètement différente des exemples donnés par Kim et Mauborgne, celle d’une amélioration prudente, progressive et patiente d’un modèle d’affaire au travers d’un processus d’expérimentation.
Contrairement à Océan bleu, l’approche prudente minimise les risques pour l’entreprise et pour les cadres qui sont impliqués dans la démarche. Les entreprises se retrouvent à l’issue de ce processus dans un océan bleu sans vraiment l’avoir voulu, ce positionnement ne résulte pas d’une décision ex ante, mais plutôt d’une volonté d’entreprendre de façon émergente.
Voir mon billet sur l’opposition entre les approches océan bleu et suiveur rapide. L’ouvrage “Stratégie océan bleu” est accessible ici sur Amazon.
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[Mis à jour Novembre 2023]
5 réflexions au sujet de « Stratégie Océan bleu: les limites d’un concept pourtant séduisant »
Bonjour,
Effectivement, on peut reprocher aux auteurs de cette théorie Océan Bleu (comme de nombreuses autres) de faire rentrer à posteriori des exemples de réussite dans leur modèle. En outre, le succès d’une marque ou d’une entreprise relève toujours d’un faisceau de multiples critères (le bon timing, la vision et la conduite d’un leader, l’alignement de la stratégie et de l’entreprise, etc…).
Il n’en reste pas moins que la démarche pratique proposée par Kim et Mauborgne, notamment le canevas stratégique ou la question des non clients, est intéressante et permet à l’entreprise de se poser les bonnes questions. Ne serait-ce que pour cela, leur livre (très facile à lire) en vaut la peine. (http://jacquesbloch.wordpress.com/2011/01/07/strategie-ocean-bleu-clients/#more-342 )
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