Un fameux entrepreneur donnait une conférence dans une école de commerce pour témoigner de son expérience. Lors de la séance des questions, sans doute impressionnée par son énergie, l’une des étudiantes lui demanda: “Comment gardez-vous l’équilibre entre votre vie et votre travail?”. L’entrepreneur, très surpris de la question, réfléchit pendant une bonne vingtaine de secondes, un temps qui parut infini au professeur qui l’avait invité et qui en était très embarrassée, avant de répondre finalement: “Vous savez qu’il n’y a que la vie, n’est-ce pas?”
En effet il n’y a que la vie, mais la vie a, semble-t-il, été extirpée de nos organisations modernes à tel point qu’il semble si évident de distinguer le travail et la vie: La vie sans travail d’un côté, le travail sans vie de l’autre. Or il n’y a pas de raison qu’il en soit ainsi; c’est un modèle mental et il existe un modèle mental alternatif: Saras Sarasvathy, une chercheuse d’origine indienne qui a développé la théorie de l’effectuation, regroupant cinq principes d’action entrepreneuriale, me confiait ainsi récemment que pour l’entrepreneur cette distinction n’existe pas, ou ne devrait pas exister.
Cette distinction a pourtant des racines très anciennes, très profondes et beaucoup plus vastes que simplement liées au travail. Celles-ci se trouvent dans la pensée métaphysique reprise par le romantisme et finalement la plupart des courants philosophiques modernes, et assez naturellement dans le management moderne qui n’en est qu’une expression. C’est ce qu’explique le philosophe Clément Rosset, récemment décédé, dans un magnifique petit ouvrage intitulé Le réel et son double.

Rosset explique que la pensée métaphysique se fonde sur un refus, comme instinctif, de l’immédiat, du réel. L’immédiat n’est admis et compris que pour autant qu’il peut être considéré comme l’expression d’un autre réel, qui seul lui confère son sens et sa réalité. Cet autre réel, qui n’a bien-sûr rien de réel, est un double que nous créons, une image idéale que nous aimerions atteindre, et à la lumière de laquelle nous jugeons notre réel véritable. La métaphysique, qui gouverne encore aujourd’hui toute notre pensée, est donc fondamentalement une dialectique de l’ici et de l’ailleurs, d’un ici dont on doute ou qu’on récuse, et d’un ailleurs dont on escompte le salut.
Montaigne s’était déjà étonné de cette dualité. Il écrivait ainsi dans ses Essais: “Notable exemple de la forcenée curiosité de notre nature, s’amusant à préoccuper les choses futures, comme si elle n’avait pas assez à faire à digérer les présentes.” Mettre l’immédiateté à l’écart, la rapporter à un autre monde qui en possède la clé, à la fois du point de vue de sa signification et du point de vue de sa réalité, telle est donc l’entreprise métaphysique par excellence.
On observe cette attitude dans tous les actes de la vie, y compris dans le management: nous passons plus de temps à faire des plans pour l’avenir qu’à essayer de comprendre le réel. Nous préconisons aux grandes entreprises de penser comme Google et de designer comme Apple sans leur demander de commencer par comprendre qui elles sont vraiment. Nous apprenons aux entrepreneurs qu’un projet commence par une idée et doit développer une vision alors qu’il commence par eux-mêmes; nous apprenons à pleurer sur ce qu’on n’a pas plutôt qu’à partir de ce qu’on a. Nous apprenons à nier la vie et nous sommes surpris qu’elle disparaisse de notre quotidien.
A l’origine de cette dualité se trouve, selon Rosset, un dégoût du simple. Ce dégoût exprime seulement un goût pour la complication: à l’attitude simple, on préfère la manœuvre compliquée, même si le but visé est le même, et qu’on se prépare d’ailleurs à le manquer par cet excès de complication. Le dégoût du simple désigne en fait un effroi face à l’unique, un éloignement face à la chose même, face à la réalité. C’est une logique de fuite devant le réel. Ce réel unique, c’est l’idiotès des grecs, la situation particulière qui ne rentre dans aucune norme, dans aucune case et qui se montre rétive aux généralisations et qui est le cauchemar des auteurs de manuels. L’œuvre de Rosset est une célébration de l’idiotie au sens premier du terme: partir de ce qui est et de ce qui en fait quelque chose d’unique. Il note d’ailleurs que le refus de l’unique n’est qu’une des formes les plus générales du refus de la vie.
Réconciliation
La création d’un double a un but: se protéger du réel qui nous fait si peur en nous permettant de le fuir. Mais à force de se protéger, on finit par mourir. Désespérant d’être jamais soi-même, on devient ainsi un homme de papier. C’est pour cela que tant d’organisations modernes sont peuplées de morts-vivants. Comme le disait Céline: “La plupart des gens ne meurent qu’au dernier moment; d’autres commencent et s’y prennent vingt ans d’avance et parfois davantage. Ce sont les malheureux de la terre.” Car le réel a toujours raison au final. Comme le note Rosset, “les doubles se dissipent à l’orée du réel.” Il faut se réconcilier avec soi-même et le plus tôt est le mieux si on ne veut pas être un “malheureux de la terre.”
Toute pensée “raisonnable”, à laquelle nous sommes formés depuis notre plus jeune âge, fait selon Rosset un arrêt obligatoire, dans la conduite du raisonnement, du moment où l’on atteint la chose-même, en distinguant ce dont on parle de ce qui est. Elle bute sur la réalité, et de là naît la fameuse césure entre la pensée et l’action, entre l’idée et la réalité, entre la vie professionnelle et la vie personnelle; bref c’est de là que naissent toutes les dualités destructrices chères à Platon et à Descartes. Il existe toutefois un domaine où l’argument ne cesse pas, parce que la chose ne se montre jamais: et c’est justement mon domaine; le moi, ma singularité.
La réconciliation de soi avec soi a pour condition l’exorcisme du double, sa destruction. Cela implique nécessairement le renoncement au spectacle de sa propre image. C’est évidemment difficile car ce double a très souvent pris la place du réel; il est devenu notre modèle mental de référence au travers duquel nous appréhendons le monde. Nous vivons dans une image de nous-même comme les humains du film Matrix: La sortie est forcément douloureuse; il faut prendre la pilule rouge, souffrir beaucoup, et surtout dire adieu au goût du steak. L’angoisse de voir disparaître son reflet, son double, est en effet liée à l’angoisse de savoir qu’on est incapable d’établir son existence par soi-même.
Or établir son existence par soi-même, c’est tout l’enjeu du monde moderne, pour les entrepreneurs comme pour les salariés. Comme le souligne Rosset dans un passage essentiel, “il faut donc que le soi suffise, si maigre semble-t-il ou soit-il en effet: car le choix se limite à l’unique, qui est très peu, et à son double, qui n’est rien.” L’unique, c’est à dire nous-même, est peut-être très peu, mais c’est ce que, entrepreneur ou manager, nous avons sous la main; c’est ce à partir de quoi nous pouvons agir. Le reste nous sert à pleurer.
Il faut suivre Clément Rosset et supprimer ce double idéal qui nous étouffe pour partir de l’immédiat réel, de qui nous sommes, aussi imparfait cela nous semble-t-il. On retrouve bien en cela le premier principe de l’effectuation, “Faites avec ce que vous avez sous la main” que je traduis souvent avec l’adage “Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras”. Le réel vaut mieux que le double car seul le réel permet l’action. Dès lors que nous partons de ce que nous avons sous la main, il peut devenir infini, comme la vie est infinie.
Voir Le réel et son double de Clément Rosset ici. Voir également l’article du magazine Philitt sur sa disparition: “Clément Rosset, disparition d’un idiot“. Pour en savoir plus sur l’effectuation, les principes de l’entrepreneuriat, voir mon article: Effectuation: Comment les entrepreneurs pensent et agissent… vraiment. Merci à Thierry Ménissier de m’avoir fait découvrir Clément Rosset.
La notion de modèle mental et son importance dans la transformation individuelle, organisationnelle et sociétale est développée dans mon ouvrage Stratégie Modèle Mental co-écrit avec Béatrice Rousset.
9 réflexions au sujet de « Vive l’idiotie! Principe de vie à l’usage des entrepreneurs, des managers et de tous les autres »
C’est un superbe article, bravo et merci.
Je reste en effet plein d’étonnement d’avoir tenu si longtemps éloigné la pensée métaphysique de celle de l’entrepreneur.
Merci pour cette éloge de l’idiotie et du principe de réalité. On y retrouve des bases du Jugaad.
“Un chien vaut mieux que 2 kilos de rats disait” Coluche. Il avait peut-être lu Samuel Butler qui disait “Ce qui est plus plaisant avec un chien c’est qu’on peut faire l’idiot avec lui et que non seulement il ne vous fera pas de reproche, mais il va faire l’idiot lui aussi.”
Merci à mon chien cet idiot qui raccroche au réel.
salut,
j’avais découvert Clément Rosset il y a deux ans, et oui ses ouvrages sont un excellent remède aux idéologues qui s’ignorent. Je pense qu’il y a un manque dans la philosophie de Clément Rosset : il manque complètement le champ de la morale (le devoir-être qui est en tension avec l’être).
Mais dans le champ de l’entreprise ce champ est mal abordé. Il me semble que toute entreprise, lorsqu’elle est fondée sur la libérté ,la responsabilité et la propriété, est morale. Elle vise à rendre service à d’autres. Elle est basée sur l’échange libre.
Ce sont les affreux idéologues marxiste qui ont réussi à peu à peu saper cette belle idée, moralement tout à fait fondée, de l’entreprise. Ils veulent maintenant y réinjecter de la moraline, en parlant de RSE, d’entreprise à mission (notions qui peuvent être utiles). Commençons par être idiots au sens de Rosset. Les entrepreneurs cherchent leur intérêt qui n’est pas divergent mais convergent avec celui de leurs clients. Logique d’échange harmonique, comme l’a si bien décrit Bastiat…
Toute l’erreur fondamentale de Rosset et du boss ici est dans cette phrase:
On observe cette attitude dans tous les actes de la vie, y compris dans le management: nous passons plus de temps à faire des plans pour l’avenir qu’à essayer de comprendre le réel.
Et c’est bien pourquoi Rosset reste un auteur mineur sans grand intérêt. En effet pour l’homme que ce soit l’avenir ou la compréhension du “réel” il n’y a jamais rien d’immédiat. Pour l’homme tout est médiatisé. L’homme toujours quel que soit l’activité abstrait du réel (négation) pour s’en faire une représentation puis réintroduit ces représentations dans le réel (deuxième négation). L’homme est un être dialectique donc. Ainsi toujours l’homme adapte le monde à lui-même et non l’inverse. Et d’ailleurs la maladie moderne qui veut que l’homme s’adapte à une “réalité” est d’une rare stupidité, et ne sert que quelques groupes puissants qui créent à leur avantage cette réalité à laquelle les autres doivent s’adapter et donc toujours à leur désavantage, le status quo étant ainsi maintenu le plus longtemps possible. N’est pas ce que vivent les milliards d’humains soumis (le terme est très juste) à la planétarisation ? Les écrits des penseurs du management moderne (Wiener, Herbert Simon par exemple) désirent des hommes dociles, ce sont les mots mêmes de Simon. Ainsi tout pouvoir et possession restent dans les mains des toujours les mêmes.
On lira de préférence Spinoza (les deux livres de Deleuze sur spinoza sont très éclairants) ou plus proche de nous Gagnepain (https://www.institut-jean-gagnepain.fr/) dont l’oeuvre est en accés libre.
L’effectuation elle-même dit bien que l’entrepreneur crée une réalité, il ne la subit pas et ne s’y adapte pas. C’est bien pourquoi l’entrepreunariat vrai, comme mode de vie est tout à fait subversif et mal vu et combattu.
dans le même ordre d’idée le “nimportquoitisme” progresse à grands pas 🙂
Splendide article. Merci Philippe. “Il faut réserver l’usage du Monde à ceux qui en jouissent. Et simplifier aux autres leur passage en enfer.”
Merci Philippe pour ce très bel article.
En le lisant je pense à Eluard: “Nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses”.
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