La source du dilemme de l’innovateur: 4 – La réponse de l’acteur en place

Ce billet est le quatrième d’une série sur l’innovation de rupture et le modèle d’affaire.

Nous avons vu dans les deux premières parties de cette série consacrée à l’innovation de rupture que le modèle d’affaire d’une entreprise détermine quelles opportunités elle trouve attractive ou pas. Cela explique le ‘dilemme de l’innovateur’ mis en lumière par le chercheur Clayton Christensen, selon lequel une entreprise peut rester inactive face à une rupture qu’elle a pourtant parfaitement identifiée, que cette rupture soit de nouveau marché ou qu’elle soit ‘par le bas’. La raison est que le modèle d’affaire, qui repose pour fonctionner sur les ressources, processus et valeurs (RPV) uniques mises en oeuvre par l’entreprise, rend les ruptures inattractives. Regardons maintenant quelles sont les implications de ce résultat en termes organisationnels.

Un modèle d’affaire est efficace si les RPV sont cohérents avec les deux autres composants du modèle, la proposition de valeur et le moteur de profit. Le point important ici est qu’un modèle d’affaire n’est pas désincarné. Ce n’est pas juste une liste de prix. C’est au contraire le reflet de ce qu’une entreprise est intimement. C’est la traduction de son identité et de comment elle fonctionne. Car si, au début, le modèle d’affaire détermine les ressources, processus et valeurs nécessaires à sa mise en oeuvre, la relation s’inverse au cours du temps: les ressources, processus et valeurs finissent par déterminer les modèles d’affaire que l’on trouve attractifs. Souvent d’ailleurs il n’y a qu’un seul modèle possible pour un RPV donné. Cela explique donc pourquoi une entreprise ne réagit pas face à une rupture: celle-ci nécessiterait un nouveau modèle d’affaire, qui serait donc en conflit avec le modèle existant. Toutes les entreprises qui ont essayé de faire du low cost en ont fait la douloureuse expérience. On voit donc combien la réponse à une rupture n’est pas une question d’information, mais d’identité et de modèle d’affaire.

Ainsi Kodak était parfaitement au courant de la révolution numérique dans la photo, et pour cause: c’est Kodak qui la menait! Simplement, l’entreprise n’a jamais réussi à véritablement miser sur le numérique tant son ancien modèle, la vente de films argentiques, était rentable. Mettez-vous donc à la place du directeur de la R&D qui vient voir le PDG de Kodak pour lui annoncer qu’il a inventé l’appareil photo numérique. “Quel avantage?” lui demande celui-ci. Réponse? “On peut se passer de films”. Compte tenu du fait que les films représentent 99% du chiffre d’affaire de Kodak à l’époque, on peut comprendre le manque d’enthousiasme du PDG. Quelques années plus tard, l’avenir radieux de la photo numérique devenant évident, il n’est plus possible d’empêcher les travaux, mais on imagine aisément le peu d’empressement à “pousser” la nouvelle techno. Le problème, une R&D active mais peu d’efforts marketing et commercial, a duré tant qu’a duré cette rentabilité. Quand celle-ci s’est effondrée, il était trop tard, Kodak était trop loin derrière.

Changer de modèle d’affaire est donc difficile – cela revient à changer l’identité de l’entreprise: il était possible pour Kodak d’avoir des ingénieurs travaillant sur la photo numérique, mais l’entreprise se voyait avant tout comme un chimiste vendant des films. Pour la même raison, avoir plusieurs modèles au sein d’une même entreprise est très compliqué car cela supposerait d’avoir plusieurs systèmes de valeurs simultanément, et le conflit d’allocation de ressources serait vif. Par exemple, on imagine mal Mercedes devenir un leader du low cost (ses efforts en matière de petits véhicules, pourtant pas low costs, témoignent de cette difficulté).

Comment, dès lors, répondre aux ruptures qui nécessitent un nouveau modèle? On sait que si on essaie de l’intégrer dans la structure actuelle aux côtés du modèle existant, il y aura conflit: généralement, l’ancien tend à étouffer le nouveau, comme le montre l’exemple de Kodak. La raison est simple: l’ancien modèle a fait ses preuves, il fournit en général les ressources actuelles de l’entreprise, tandis que le nouveau, qui est une remise en question de celui-ci, n’est pas prouvé. Plus le modèle actuel marche bien, plus la transition est difficile.

Sur la base du constat que plusieurs modèles d’affaires ne peuvent coexister au sein d’une même structure, la solution préconisée par Christensen est simple: loger l’innovation de rupture dans une nouvelle structure, relativement isolée de la structure principale, et la laisser développer son modèle d’affaire, et donc ses propres ressources, processus et valeurs. C’est ainsi qu’assez rapidement, Nespresso a été séparé de Nestlé et est devenu une entité quasi-indépendante. Tellement indépendante qu’à la fin elle a dû se financer elle-même par un prêt bancaire tant la maison-mère ne croyait plus au projet.

La séparation de l’entité innovante ne va toutefois pas sans poser problème. Il est indéniable qu’être libéré du poids de la maison-mère et de son modèle d’affaire dominant donne toutes ses chances à l’innovation de voler de ses propres ailes et de réussir. Mais la séparation en elle-même ne suffit pas. Il faut également veiller à créer une équipe adaptée, avec des profils plus entrepreneuriaux. La séparation peut être mal vécue par le personnel de la maison-mère: le signal implicite est que les innovateurs vont dans la nouvelle entité tandis que les autres restent dans la maison-mère. Trop de distance entre les deux entités empêche en outre la maison-mère de bénéficier de l’apprentissage généré par la nouvelle entité.

En conclusion, face à une innovation, demandez-vous si elle constitue une rupture, c’est à dire si elle appelle un nouveau modèle d’affaire (nouveau marché ou low-cost). Si oui, logez-la dans une entité séparée. Si non, elle peut rejoindre les unités d’affaires existantes.

Voir le premier billet de la série: “La rupture de nouveaux marchés“.