Les modèles mentaux, outil-clé du stratège face à la crise

La crise du coronavirus, soudaine, massive et profonde, a complètement bouleversé la stratégie de toutes les organisations, réduisant les plans à néant. Comme toute rupture, elle correspond à un processus en développement dont les conséquences apparaissent progressivement sur tous les plans: sanitaire, social, économique, mais aussi politique et géo-politique. Pour le stratège, elle impose une révision complète pas seulement de la stratégie définie elle-même, mais de la façon dont celle-ci est définie et des croyances fondamentales sur lesquelles le processus repose, et notamment sur comment les décisions sont prises dans une organisation.

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L’innovation de rupture par le bas: Quand fonctionne-t-elle ou pas?

La théorie de la rupture proposée par le chercheur Clayton Christensen énonce que sur un marché, un acteur a tendance à servir ses clients les plus exigeants, car les plus rentables, ce qui le pousse inéluctablement vers le haut de gamme. Ce faisant, il développe une structure de coût croissante et néglige l’entrée de gamme, qui cesse progressivement d’être attractif pour lui. Inéluctablement, cette entrée de gamme est investie par un nouvel entrant qui, venant du bas, trouve lui ce segment attractif. L’acteur initial est donc expulsé de ce segment, souvent à son grand soulagement. Le problème c’est que le nouvel entrant subit la même attraction pour le segment supérieur, et commence lui aussi à monter, poussant à nouveau l’acteur initial vers le haut. Au bout d’un moment, celui-ci se trouve coincé tout en haut et ne bénéficie plus d’effets d’échelle, ce qui se termine souvent en catastrophe économique. C’est notamment ce qui est arrivé à General Motors qui a entamé sa fuite vers le haut dans les années 60 et a terminé en dépôt de bilan en 2008. Mais ce mécanisme ne fonctionne pas toujours. Regardons pourquoi.

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La source du dilemme de l’innovateur: 4 – La réponse de l’acteur en place

Ce billet est le quatrième d’une série sur l’innovation de rupture et le modèle d’affaire.

Nous avons vu dans les deux premières parties de cette série consacrée à l’innovation de rupture que le modèle d’affaire d’une entreprise détermine quelles opportunités elle trouve attractive ou pas. Cela explique le ‘dilemme de l’innovateur’ mis en lumière par le chercheur Clayton Christensen, selon lequel une entreprise peut rester inactive face à une rupture qu’elle a pourtant parfaitement identifiée, que cette rupture soit de nouveau marché ou qu’elle soit ‘par le bas’. La raison est que le modèle d’affaire, qui repose pour fonctionner sur les ressources, processus et valeurs (RPV) uniques mises en oeuvre par l’entreprise, rend les ruptures inattractives. Regardons maintenant quelles sont les implications de ce résultat en termes organisationnels.

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La source du dilemme de l’innovateur: 3 – Les trois types de clients

Ce billet est le troisième d’une série sur l’innovation de rupture et le modèle d’affaire.

L’un des impératifs les plus dangereux qui soient, et que l’on rencontre pourtant à tout bout de champ, est celui d’être “orienté-client”. Par cet anglicisme, ce que l’on veut dire c’est que les entreprises qui réussissent sont celles qui connaissent parfaitement leurs clients et répondent à leurs moindres souhaits. Or dans la première partie de cette série, nous avons, au travers de l’exemple du fabricant d’imprimante, montré que ce n’était pas toujours vrai. En effet, lorsque le fabricant va proposer sa nouvelle imprimante jet d’encre, dont le prix d’achat est inférieur mais le coût à l’impression supérieur, ses clients n’en veulent pas, et trouver ceux qui pourraient être intéressés (les “non-clients” actuels) est difficile, sans même parler de la difficulté qu’il y aurait à les atteindre.

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La source du dilemme de l’innovateur: 2 – La rupture par le bas

Ce billet est le second d’une série sur l’innovation de rupture et le modèle d’affaire.

Nous avons vu dans le premier article de cette série comment le modèle d’affaire d’une entreprise lui rend certaines opportunités inattractives. Revenons sur ce point en reprenant notre exemple d’un fabricant d’imprimante. On se rappelle que ce fabricant, qui offrait un modèle à 10.000 Euros avec un coût d’impression de 3 centimes par page, ne réussissait pas à introduire un modèle basé sur une technologie jet d’encre offrant un prix d’achat fois inférieur. Cet exemple met le doigt sur un phénomène beaucoup plus général de l’innovation qui est celui de la difficulté pour une entreprise de pénétrer des segments d’entrée de gamme avec succès.

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La source du dilemme de l’innovateur: 1 – La rupture de nouveaux marchés

Ce billet est le premier d’une série sur l’innovation de rupture et le modèle d’affaire.

L’incapacité des entreprises existantes à tirer parti des ruptures de leur environnement continue de susciter la surprise. Pourtant, le chercheur Clayton Christensen a depuis longtemps montré en quoi cet échec n’était du ni à un manque de ressources, ni à la vitesse du changement, ni à une incapacité du management des entreprises. Au contraire, cette incapacité est due au modèle d’affaire et, au-delà, à l’identité de l’entreprise elle-même. Regardons pourquoi au travers d’un exemple simple.

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Le défi du changement de business model pour l’entreprise existante: le modèle RPV appliqué au cas d’Unilever au Brésil

Les entreprises existantes éprouvent souvent des difficultés à viser des marchés entièrement nouveaux, un problème qui a été caractérisé comme le “dilemme de l’innovateur” par Clayton Christensen, spécialiste de l’innovation. Pour comprendre pourquoi, Christensen utilise un une théorie qu’il intitule RPV pour Resources, Processes, Values (Ressources, Processus et Valeurs).

La théorie  RPV indique que ses ressources, processus et valeurs définissent collectivement les forces et les faiblesses d’une entreprise, ainsi que ses “angles morts”. Les ressources sont les choses et les actifs que les entreprises peuvent acheter, vendre, créer ou détruire. Les processus sont les modalités établies de travail par lesquelles les entreprises transforment des actifs d’entrée en actifs de sortie, service, produits ou actifs de plus grande valeur. Les valeurs déterminent les critères selon lesquels les entreprises déterminent leurs choix de fonctionnement, et notamment l’allocation de leurs ressources.

Ressources Processus Valeurs
Hommes
Produits
Technologies
Marque
Canaux de distribution
Développement produit
Études de marché
Allocation de ressources
Systèmes d’incitation
Structure de coûts
Institution
Orientation client
Cadre concurrentiel

La théorie RPV estime que les entreprises saisissent une opportunité avec succès lors qu’elles ont les ressources pour réussir, lorsque leurs processus facilitent ce qui a besoin d’être accompli et que leurs valeurs leur permettent de donner la priorité à cette opportunité par rapport aux autres demandes qui sont en concurrence pour les ressources disponibles.

Les entreprises existantes sont particulièrement aptes à l’innovation continue, définie comme l’amélioration incrémentale de leur offre existante, parce que leurs valeurs les favorisent et parce que leurs processus et leurs ressources sont précisément conçues et optimisées pour exploiter ce type d’innovation. En revanche, elles ont tendance à échouer dans l’innovation de rupture, définie comme une opportunité nécessitant un modèle économique différent, parce que leurs valeurs ne leur permettent pas de sélectionner une telle opportunité en priorité et que leurs processus ne leur permettent pas de faire ce qui est nécessaire pour la réussir. Elles éprouvent une grande difficulté à créer de nouveaux modèles d’affaire car ceux-ci sont incohérents avec leur RPV actuels. Au contraire, elles tentent souvent d’adresser une opportunité en rupture avec leur RPV existant.

Le cas d’Unilever au Brésil

Le cas d’Unilever au Brésil en 1996 illustre bien cette question. Unilever était à l’époque un leader solide du marché des poudres détergentes avec une part de marché de 81% grâce à trois marques haut de gamme. L’entrée récente de son concurrent Procter & Gamble bouscule cette position et l’encourage à étudier de nouvelles sources de croissance. L’une d’entre-elles est le segment des consommateurs à faible revenu (LIC, low income consumers) dans la région du Nord-Est. Unilever pouvait-elle viser ce segment? Pour le savoir, on peut construire le tableau RPV simplifié:

Ressources Processus Valeurs
Experts marketing de formation haut niveauProduits haut de gamme, focalisés sur la qualité et la performanceHaute technologie

Marque premium

Distribution par les supermarchés

Développement produit sophistiqué, meilleurs ingrédientsEtudes de marché sophistiquéesAllocation de ressources basées sur les marges produit

Systèmes d’incitation sur la marge et le chiffre d’affaire

Structure de coût élevée (budgets marketing, employés très qualifiés)Culture de performance financièreDonner aux clients les meilleurs produits

Orientation concurrentielle mondiale

Le modèle montre bien pourquoi il serait difficile pour Unilever de cible le segment à faible revenu:

  • En termes de ressources: ce segment nécessite des produits spécifiques pour le segment visé, pas simplement une réduction de prix, et une distribution adaptée car les LIC ne fréquent pas les supermarchés;
  • En termes de processus: le segment visé est entièrement nouveau pour Unilever, il représente donc un haut niveau d’incertitude quant aux paramètres du projet: produit, prix, promotion, distribution, marque, etc. alors que l’entreprise est plus habituée aux changements incrémentaux sur des marchés connus. Il est nécessaire de créer de nouveaux produits, plus simples. La faible marge du segment visé est aussi en contradiction avec la culture de forte marge et l’allocation de ressource basée sur les marges; le segment risque d’être défavorisé dans l’allocation de ressources.
  • En termes de valeurs: Unilever offre habituellement des produits de haut niveau en termes de performance, vendus à prix élevé. Viser les LIC est une direction totalement nouvelle pour l’entreprise, car ces derniers ont besoin d’une bonne performance sur certains critères (par exemple le blanc doit être parfait), mais à prix bas. Il faut donc qu’Unilever accepte de vendre des produits de qualité inférieure en certains points à ce qu’il vend habituellement, ce qui est loin d’être évident et suscite de fortes réticences internes. Les concurrents sur ce marché ne seraient pas les habituels comme Procter & Gamble, bien connus, mais plutôt des acteurs locaux moins connus. Obtenir des ressources du siège pour lutter contre eux pourrait s’avérer difficile dans la priorité de l’entreprise est bien P&G.

Au final, pratiquement tous les paramètres RPV nécessaires pour viser le marché LIC sont en conflit avec ceux d’Unilever en 1996. En clair, Unilever n’est absolument pas en mesure de viser ce marché en l’état. L’abandon du projet est alors la décision la plus évidente. Pourtant, ce n’est pas ce que choisit l’équipe locale, persuadée à la fois du potentiel de ce marché et de la capacité, malgré tout, d’Unilever à y réussir. Pour cela, l’équipe crée ex-nihilo une nouvelle organisation, rattachée à Unilever, mais autonome, avec son propre RPV. L’intégralité de la chaîne de valeur est revue pour correspondre aux besoins du marché visé. Par exemple, pour abaisser les coûts de fabrication, l’usine spécialement conçue pour l’occasion utilise une méthode de séchage en plein air, profitant ainsi du climat particulier de la région. La lessive est vendue en petits paquets à usage unique, sous emballage plastique car la lessive est faite au bord de la rivière et on doit pouvoir poser le sachet par terre sans qu’il se mouille. On pourrait ainsi donner de multiples exemples indiquant comment l’ensemble du concept produit a été repensé en fonction du segment visé. Un bel exemple de marketing, mais, au-delà, une leçon en matière d’innovation illustrant les risques qu’il peut y avoir à attaquer un marché sans en maîtriser toutes les dimensions, et surtout à calquer son modèle d’affaire sur une opportunité qui en nécessite un nouveau.

Pour en savoir plus sur le conflit de modèle d’affaire, voir mon billet plus récent: L’opposition incrémental-radical n’est pas pertinente.

Note: Le modèle RPV est décrit dans l’ouvrage de Christensen et Raynor, “The Innovator’s solution“. Les informations sur Unilever sont tirées du cas INSEAD n°04/2008-5188 “Unilever in Brazil (1997-2007)” écrit par Pedro Pacheco Guimaraes et Pierre Chandon.