La source du dilemme de l’innovateur: 5 – Le raisonnement économique

Pourquoi les entreprises leader ont-elle autant de mal à répondre aux ruptures de leur environnement et à en tirer parti?

Le chercheur Clayton Christensen a depuis longtemps, dans un travail pionnier, montré en quoi cet échec n’était du ni à un manque de ressources, ni à la vitesse du changement, ni à une incapacité du management des entreprises, mais à ce qu’il appelle le dilemme de l’innovateur.

Cinquième article d’une série sur les différents aspects de ce dilemme: le raisonnement économique.

Nous avons vu dans les deux premières parties de cette série consacrée à l’innovation de rupture que le modèle d’affaire d’une entreprise détermine quelles opportunités elle trouve attractive ou pas. Cela explique le ‘dilemme de l’innovateur’ mis en lumière par le chercheur Clayton Christensen, selon lequel une entreprise peut rester inactive face à une rupture qu’elle a pourtant parfaitement identifiée, que cette rupture soit de nouveau marché ou qu’elle soit ‘par le bas’. Regardons maintenant l’importance du rôle du raisonnement économique et comptable dans ce dilemme aux travers de deux concepts, l’impératif d’utilisation de la capacité existante, et la valeur actuelle nette (VAN).

Commençons par l’impératif d’utilisation de la capacité existante en partant d’un exemple simple. Vous êtes une entreprise qui vend une machine professionnelle à de grandes entreprises. Pour cela vous avez développé une force de vente directe depuis de nombreuses années. Cette force de vente est devenue très efficace dans sa gestion de la relation avec ces grands clients. Les commerciaux connaissent les produits et agissent comme conseils auprès des clients pour signer des contrats importants, et restent impliqués dans la phase d’après contrat. Au bout d’un moment cependant, votre marché se sature peu à peu. Les contrats deviennent de plus en plus difficiles à signer, et la phase d’avant-vente devient de plus en plus longue. Mais heureusement votre département innovation a mis au point une version de votre produit pour les entreprises individuelles. Nettement moins puissante, peu chère, elle est très simple à installer et utiliser et par ses fonctions répond bien aux besoins spécifiques des petites entreprises. La question qui se pose dès lors est celle du canal de distribution à choisir. La nature même du produit et sa cible milite de toute évidence pour choisir une vente indirecte via un réseau de revendeurs: il est en effet nécessaire de montrer la machine à des acheteurs initialement réticents, et de la leur laisser essayer dans le magasin pour les convaincre. En substance, l’intérêt du produit est de passer par un réseau de vente.

Mais là intervient la logique économique et comptable. Rappelez-vous, l’entreprise dispose d’une force de vente directe confrontée à un marché déclinant. Sous-utilisée, elle réclame donc de nouveaux produits à corps et à cris. Leur confier la vente du produit serait une décision logique: En effet, l’un des préceptes économiques les plus importants est de toujours utiliser les capacités que l’on possède avant d’en construire d’autre: il faut amortir la force de vente que nous avons construite à grands-frais, et qui nous a si bien servis. Sur la base de ce raisonnement, le produit est donc confié à la force de vente directe. On voit donc le résultat suivant: l’intérêt du produit était de le vendre via un réseau de revendeurs (adéquation produit-cible-réseau), mais l’intérêt de l’organisation était de réutiliser les capacités existantes, et donc de vendre en direct. Cette décision entraîne inévitablement des résultats commerciaux médiocres car au sein de la force de vente, le nouveau produit est désormais en concurrence avec les produits existants, souvent plus intéressants pour les commerciaux en termes de marges et de commissions.

Le second concept largement utilisé dans la décision est celui de valeur actuelle nette (VAN). Le principe de la VAN est d’actualiser les flux de trésorerie entrants et sortants associé à un projet envisagé (sur le principe qu’un Euro reçu l’année prochaine vaut moins qu’un Euro reçu cette année, le ‘moins’ dépendant de l’intérêt que cet Euro aurait rapporté). Si le total est positif, le projet peut être lancé. L’hypothèse implicite que l’on fait cependant dans ce calcul est que ‘le reste’ de l’entreprise continuera sans changement. En effet, une décision d’investissement représente  toujours un choix entre deux possibilités: investir ou ne pas investir. Ne pas investir, en l’occurrence, n’est envisageable que si le business actuel se maintient (hypothèse zéro), l’investissement proposé n’étant en quelque sorte qu’un ajout optionnel. Or, en période de rupture, il se peut bien que l’hypothèse zéro ne soit pas un maintien, mais un effondrement du business actuel. Que devient alors la VAN si le projet considéré est le moins pire des options possibles, l’alternative étant la disparition de l’entreprise? Dit autrement, en situation de rupture, le calcul de la VAN suppose un coût d’opportunité erroné et peut conduire à des décisions contraires à l’intérêt de l’entreprise, sans même parler de la difficulté qu’il y a à identifier correctement des flux futurs de trésorerie.

En conclusion, lorsqu’un nouveau produit est développé, il faut se demander s’il appelle un nouveau modèle d’affaire (dans notre exemple, nouveau segment, nouveaux critères de performance, positionnement prix beaucoup plus bas, etc.) Si c’est le cas, on aura intérêt à loger celui-ci dans une structure relativement autonome (au moins sur le plan organisationnel) sans quoi il finira étouffé par le modèle dominant. Il faut également trouver d’autres façons d’évaluer l’intérêt économique d’un projet pour éviter les biais dus au calcul de la VAN. Il conviendra donc de bien identifier le conflit possible entre intérêt du produit et intérêt de l’organisation, et donc remettre le raisonnement économique (réutiliser les capacités existantes, évaluer la VAN) dans son contexte pour savoir quand il peut conduire à des décisions nuisibles.

⏮️ Voir la première partie de la série: La rupture de nouveaux marchés. ▶️Article suivant: La source du dilemme de l’innovateur: 6 – Le bourrage

📖 Cet article est tiré de mon ouvrage Relevez le défi de l’innovation de rupture.

📬 Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à vous abonner pour être averti des prochains par mail (“Je m’abonne” en haut à droite sur la page d’accueil). Vous pouvez également me suivre sur linkedIn et sur Twitter/X. Mes articles récents sont également disponibles en version 🎧 Podcast ici.

2 réflexions au sujet de « La source du dilemme de l’innovateur: 5 – Le raisonnement économique »

  1. merci pour cet article, qui rappelle que bon nombre d’entreprises et non des moindres, ont laissé passer sous leur nez de nuveaux marchés par frilosité ou par souci d’optimiser leur manne financière sans prise de risque ou de remise en question de leur modèle économique. Rien ne vaut une bonne analyse SWOT accompagnée dune matrice BCG et de focus groups consommateurs pour comprendre que l’argent doit être au service des idées et non l’inverse; cdant en parallèle, l’accompagnement des individus dans une dynamique de changement ne doit pas être négligéepen

Laisser un commentaire