Qu’est-ce qu’un marché? Allocation, découverte, création: les trois conceptions

D’où viennent les marchés? Plus spécifiquement, quel est le mécanisme qui transforme l’information nouvelle (invention, découverte, imagination, etc.) en un bien économique? C’est une question fondamentale et pourtant très peu abordée par les économistes. Pour reprendre l’expression de l’économiste Kenneth Arrow, “Bien que nous ne soyons pas explicite à ce sujet, nous postulons réellement que lorsqu’un marché peut être créé, il le sera.” En particulier, les marchés sont traditionnellement supposés exister de manière exogène dans la pensée économique classique, une approche qui est largement reprise dans la pensée stratégique et marketing. Il en résulte que bien que la notion de création de marché ne soit pas explicitement rejetée, la littérature parle en grande majorité d’ouverture de marché, déplaçant la problématique de la création à l’entrée sur le marché. L’alternative est la suivante : Ou bien les nouveaux marchés existent de facto de manière exogène et la question est celle de savoir comment on “entre” sur ces marchés (approche classique), ou bien les nouveaux marchés émergent à la suite de l’évolution technologique et institutionnelle d’une population d’acteurs engagés dans un processus adaptatif et itératif au sein d’un environnement changeant. Trois théories du marché se distinguent logiquement: le marché comme un processus d’allocation, le marché comme un processus de découverte et le marché comme un processus de création. Examinons ces trois théories à la suite.

Le marché comme un processus d’allocation

La première conception du marché est celle des économistes classiques. Elle s’intéresse à la meilleure façon d’allouer des ressources entre des acteurs concurrents. L’optimisation de l’allocation se fait sur la base d’un équilibre des prix et des quantités. Dans cette conception, le marché existe automatiquement dès qu’un acheteur et un vendeur se rencontrent, il n’a aucune dimension ni sociale, ni institutionnelle. Sa création n’est donc pas étudiée, les modèles étant généralement complètement statiques. Dès lors, même si mobilise encore des milliers d’économistes de par le monde, cette conception n’a pas grand intérêt pour l’entrepreneuriat (ni vraiment pour les autres, d’ailleurs, mais c’est une autre question…)

Le marché comme un processus de découverte

Le marché comme processus de découverte est la conception de l’entrepreneuriat classique qui pose la question de l’opportunité en termes d’information. Tout part de l’observation, assez évidente, selon laquelle tout le monde ne dispose pas de la même information. L’économiste Friedrich Hayek estimait que le problème central de l’économie n’est pas exprimable en termes d’allocation de ressources, mais de dispersion de la connaissance et d’utilisation de l’information. La connaissance, en effet, n’est pas donnée à tous en totalité, et le stock que chacun possède est spécifique et limité. Cette affirmation a servi de point de départ aux chercheurs en entrepreneuriat pour étudier les différences entre les individus en matière de reconnaissance d’opportunités. L’information est imparfaitement disséminée dans l’environnement et donc les opportunités ne peuvent être visibles par tous. Le problème de l’opportunité est donc subjectif. Je suis capable d’identifier une opportunité donnée parce que je dispose d’information particulière.

Le chercheur en entrepreneuriat Scott Shane montre l’importance de la connaissance préalable dans le processus d’identification de l’opportunité. Selon lui, la capacité à identifier une opportunité dépend du stock unique de connaissance de l’individu concernant les technologies et les marchés. Il montre que lorsqu’ils sont mis en présence d’une même innovation technologique, différents individus reconnaîtront différentes opportunités selon leurs connaissances préalables. L’asymétrie de connaissances est un facteur important pour déterminer qui d’un individu ou d’un autre reconnaîtra une opportunité et l’exploitera avec succès.

Mais la connaissance ne suffit pas. Kirzner, un autre chercheur en entrepreneuriat, utilise le terme de vigilance (“alertness”) pour expliquer la capacité à identifier les opportunités et suggère qu’une vigilance accrue augmente la probabilité qu’une opportunité particulière soit identifiée. La vision de Kirzner reflète le subjectivisme propre à l’école autrichienne d’économie. Selon Kirzner, le subjectivisme met en doute le postulat de l’économie classique selon lequel le seul déterminant d’un phénomène socio-économique est l’environnement physique objectif. Il suggère que, bien que ce dernier existe en soi, il ne peut être étudié proprement que dans la mesure où l’état mental subjectif des acteurs concernés est également pris en compte. L’idée du subjectivisme imprègne la vision qu’a Kirzner de l’opportunité entrepreneuriale lorsqu’il suggère que les entrepreneurs utilisent leurs connaissances quotidiennes pour identifier les opportunités. Le subjectivisme considère que l’action est inextricablement liée aux perceptions et aux images qui constituent la conscience de l’agent à chaque instant. Cependant, alors que comme nous l’avons vu Shane met en avant l’importance de la connaissance préalable dans le processus d’identification de l’opportunité, il n’explique pas comment cette connaissance est acquise. En particulier, seule la connaissance préalable à l’exploitation de l’opportunité semble être considérée. De manière similaire, nous ne savons pas pourquoi certains individus seraient plus vigilants que d’autres. La connaissance et la vigilance ne peuvent venir que de ce que les entrepreneurs font. Il faut donc s’intéresser à l’action de l’entrepreneur.

Le marché comme un processus de création

Dans un contexte de rupture, l’entrepreneur agit alors que le marché pour ses futurs produits n’existe pas encore. Il n’a d’ailleurs aucune idée de ce que celui-ci sera, ni quels produits pourraient y être vendus, ni même d’ailleurs si ce marché, qui n’est pour l’instant qu’une intuition, existera jamais. Il n’y a rien d’inéluctable, en effet, dans la création d’un marché en réponse à une rupture. Internet fut inventé dans les années cinquante, et quarante ans après, le marché correspondant était toujours négligeable. Les marchés n’existent pas « quelque part », attendant d’être découverts au moyen d’une étude de marché approfondie ou d’un trait de génie. Au contraire, ils doivent être créés de toutes pièces par les entrepreneurs. La création réussie d’un marché est même la mesure du succès d’un entrepreneur. Le marché comme processus de création est la position adoptée par l’effectuation, une théorie entrepreneuriale que j’ai évoquée à plusieurs reprises sur ce blog (voir mon article d’introduction à l’effectuation ici).

Comment celle-ci se fait-elle ? Dans la logique effectuale, l’entrepreneur définit un but en fonction des ressources dont il dispose. Plus spécifiquement, Saras Sarasvathy, qui par ses travaux est à l’origine de l’effectuation, montre que ces ressources sont de trois ordres : premièrement, l’entrepreneur lui-même, avec sa personnalité et ses qualités ; deuxièmement, ses connaissances et son expérience ; et troisièmement, son réseau de relations. C’est donc le réseau de valeur qui l’entoure qui est le déterminant principal de son action. Dès lors, la création de marché se fait de manière itérative par l’entrepreneur qui amène progressivement un nombre croissant de parties prenantes (clients, partenaires, investisseurs, relais d’opinion, etc.) dans son ‘réseau de valeur’ ; celui-ci en s’agrandissant se transforme alors progressivement en marché. C’est le développement de ce réseau pour y amener toujours plus de parties prenantes qui constitue le processus de création d’un marché là où auparavant il n’y avait rien.

Une telle démarche s’est vérifiée dans de nombreux cas, le plus célèbre étant celle d’Edison. Thomas Edison ne s’est pas contenté « d’inventer » l’éclairage électrique qui, il en était conscient, venait concurrencer l’éclairage au gaz, très bien implanté et qui donnait toute satisfaction aux utilisateurs. Pour réussir, Edison a littéralement créé le marché de l’éclairage électrique, et assemblé les pièces de la chaîne de valeur une par une.

En conclusion, le débat entre création et découverte est loin d’être tranché. Il est indéniable que certains marchés se créent spontanément sur la base de besoins qui émergent et de possibilités qui se créent à la suite de changements dans l’environnement, comme la technologie, la connaissance ou les attitudes sociales. Mais un entrepreneur ne peut escompter que son marché se créera de lui-même, ce serait prendre le risque de rater le train. Si certaines choses se font spontanément, il reste indispensable pour l’entrepreneur de s’engager dans une démarche active de création de marché.

Référence pour cet article: Sarasvathy, Saras D, Dew, Nick, Velamuri, S. Ramakrishna and Venkataraman, S. (2005). Three views of entrepreneurial opportunity In: Handbook of entrepreneurship research: an interdisciplinary survey and introduction,  Z J Acs and D B Audretsch (Eds.). Springer.