« On n’a pas le choix » ou la démission du stratège

L’importance des ruptures auxquelles nous sommes parfois soumis, et le côté impératif de certaines d’entre elles, peut nous empêcher de penser sereinement et nous amener à conclure que nous n’avons pas le choix de telle ou telle action. C’est pourtant faux. On peut même arguer que plus la rupture est importante, plus la crise est pressante, plus le stratège doit éviter de tomber dans le piège de la voie unique. Les organisations qui survivent aux crises sont en effet celles qui, précisément, trouvent une réponse originale et créative aux défis auxquels elles sont confrontées. « On n’a pas le choix », c’est la démission du stratège.

(suite…)

L’innovation de rupture ce n’est pas l’avantage au premier entrant

La théorie de la rupture permet d’éclairer d’un jour nouveau la question de l’avantage au premier entrant (first mover advantage). L’avantage au premier entrant est une théorie qui stipule que le premier entrant sur un nouveau marché bénéficie d’avantages lui permettant d’en prendre le leadership et de résister efficacement à l’entrée de concurrents tardifs. En énonçant que le principal facteur de compétitivité est l’ordre d’arrivée sur un marché, cette théorie recommande d’aller le plus vite possible pour y être le premier. Or cette théorie est fausse, et la théorie de l’innovation de rupture, proposée par Clayton Christensen, explique pourquoi.

(suite…)

La réaction face à une rupture: L’importance de la dimension temporelle

J’ai plusieurs fois évoqué les difficultés qu’ont les entreprises établies à répondre à une rupture de leur environnement. L’une des raisons est que du point de vue de leur modèle d’affaire existant, la rupture n’a aucun sens car elle remet précisément en question ce modèle, ce qui est très difficile à accepter dans la mesure où celui-ci assure leurs revenus actuels. Dit autrement, le conflit de modèle d’affaire fait que pour l’entreprise existante, l’opportunité offerte par la rupture n’est pas attractive. Mais il y a une difficulté supplémentaire qui a trait à la nature particulière de la rupture, à savoir la dimension du temps. La rupture met du temps à produire ses effets, et cela peut donner l’illusion à l’entreprise qu’elle a le temps d’y répondre. Regardons comment fonctionne ce mécanisme au travers d’un exemple: Kodak.

(suite…)

La source du dilemme de l’innovateur: 6 – Le bourrage

Pourquoi les entreprises leader ont-elle autant de mal à répondre aux ruptures de leur environnement et à en tirer parti?

Le chercheur Clayton Christensen a depuis longtemps, dans un travail pionnier, montré en quoi cet échec n’était du ni à un manque de ressources, ni à la vitesse du changement, ni à une incapacité du management des entreprises, mais à ce qu’il appelle le dilemme de l’innovateur.

Sicième article d’une série sur les différents aspects de ce dilemme: le bourrage, erreur consistant à mobiliser la rupture au service du modèle actuel de l’entreprise..

(suite…)

L’innovation de rupture par le bas: Quand fonctionne-t-elle ou pas?

La théorie de la rupture proposée par le chercheur Clayton Christensen énonce que sur un marché, un acteur a tendance à servir ses clients les plus exigeants, car les plus rentables, ce qui le pousse inéluctablement vers le haut de gamme. Ce faisant, il développe une structure de coût croissante et néglige l’entrée de gamme, qui cesse progressivement d’être attractif pour lui. Inéluctablement, cette entrée de gamme est investie par un nouvel entrant qui, venant du bas, trouve lui ce segment attractif. L’acteur initial est donc expulsé de ce segment, souvent à son grand soulagement. Le problème c’est que le nouvel entrant subit la même attraction pour le segment supérieur, et commence lui aussi à monter, poussant à nouveau l’acteur initial vers le haut. Au bout d’un moment, celui-ci se trouve coincé tout en haut et ne bénéficie plus d’effets d’échelle, ce qui se termine souvent en catastrophe économique. C’est notamment ce qui est arrivé à General Motors qui a entamé sa fuite vers le haut dans les années 60 et a terminé en dépôt de bilan en 2008. Mais ce mécanisme ne fonctionne pas toujours. Regardons pourquoi.

(suite…)

Innovation: Non, lieutenant, vos hommes sont déjà morts.

Il y a, dans le film Matrix sorti en 1999, une réplique culte. Alors que le lieutenant de police vient indiquer à l’agent spécial Smith qu’il contrôle la situation suite à l’intrusion d’éléments subversifs dans un immeuble, ce dernier lui répond avec assurance: « Non, lieutenant, vos hommes sont déjà morts. »

Il en va ainsi de l’innovation. Beaucoup d’entreprises abordent une rupture à laquelle elles font face en se demandant le profit qu’elles peuvent en tirer. L’hypothèse implicite qu’elles font toujours est qu’elles peuvent se permettre de ne pas y répondre. Plus spécifiquement, elles raisonnent comme si le scénario de base est celui de la continuation de leur business actuel comme si de rien n’était, et que les opportunités et menaces de la rupture sont en quelque sorte indépendantes de ce business. Dès lors, les discussions deviennent très vite académiques.

(suite…)

Entreprises innovantes : il n’y a pas que la high-tech !

Un article récent des Echos évoquait l’étude récente menée par le cabinet de conseil BCG pour déterminer quelles sont les entreprises les plus innovantes. Dans un contexte de crise économique persistante, c’est évidemment une question importante car ces entreprises peuvent être un exemple à suivre. Un des résultats marquants de cette étude était le repli notable des entreprises high-tech dans le classement. Faut-il s’en inquiéter ? Non, et ce pour plusieurs raisons.

(suite…)

Stratégie non prédictive (2): Connais-toi toi-même ou le biais identitaire

Ceux qui doutaient encore des efforts faits par bin Laden pour façonner son image publique seront surpris d’apprendre qu’il était un utilisateur enthousiaste de « Just for Men », un accessoire de toilette américain très courant utilisé pour teindre une barbe grisonnante. Mais comment fonctionne la perception habituelle de bin Laden avec cette idée de contrôle de son image? Un homme qui semblait passer son temps à vivre dans des grottes une arme à la main n’a-t-il pas l’air d’un primitif excentrique bien incapable de planifier des attaques sophistiquées? Comme le diplomate américain Richard Holbrooke demandait un jour avec candeur: « Comment un homme dans une grotte peut-il battre le leader mondial de la société de communication sur son propre terrain? » Bonne question, parce que c’est précisément ce que bin Laden a fait.

La réponse à la question de Holbrooke se trouve dans la façon dont bin Laden comprenait à la fois ses ennemis et ses admirateurs. Les musulmans, en fait, n’associent pas les grottes avec l’indésirable ou le primitif. Bien au contraire: dans le monde islamique, les grottes sont souvent considérées comme des lieux saints, et associées à des miracles. Selon l’enseignement islamique, c’est dans une grotte que Mahomet s’est réfugié après avoir fui La Mecque en 622, et c’est encore dans une grotte qu’il a reçu la révélation du Coran. Dans le cas de bin Laden, le symbolisme impliqué a donc travaillé dans des directions opposées en fonction de l’identité de l’observateur: les mêmes images qui ont contribué à la condescendance des Occidentaux envers lui (homme des cavernes) ont également contribué à le légitimer aux yeux des musulmans en associant son image à celle du prophète (homme saint). De même, très peu de dirigeants occidentaux paradent avec des armes en public. Non seulement bin Laden le faisait, mais son choix d’une AKSU-74 au lieu du plus commun AK-47 (Kalashnikov) était porteur d’un message particulier à ses disciples. Dans la guerre soviéto-Afghane, cette arme particulièrement compacte n’était en effet utilisée que par les équipages d’hélicoptères et de véhicules blindés soviétiques. Pour les anciens combattants djihadistes, c’était un trophée qui impliquait un service distingué, qui signifiait: « Je suis un guerrier authentique » (même si dans la réalité le service de bin Laden fut médiocre). Dans notre livre, « Constructing Cassandra », nous montrons comment l’identité, par une sorte de miroir inverse, a contribué à déformer la perception par la CIA et d’autres analystes occidentaux de bin Laden avant le 11 septembre 2001, et a ainsi constitué un facteur important de la surprise stratégique que ces attaques ont représentée. Des caractéristiques qui ont nui à sa crédibilité vis à vis d’un auditoire ont au contraire développé cette crédibilité vis à vis d’un autre auditoire.

Dans une certaine mesure donc, les futures victimes de bin Laden l’ont sous-estimé parce que leurs identités en ont  filtré sa perception. L’identité a aussi joué, de manière différente, dans le travail du FBI par exemple. L’ancien directeur Louis Freeh observe dans ses mémoires que parce que le FBI est une organisation policière, et donc que son rôle est de rassembler des preuves avant de pouvoir arrêter un criminel, il a vu Ben Laden comme un criminel qui avait besoin d’être poursuivi en justice (approche rétrospective), non pas comme un guerrier ayant l’intention de détruire l’Amérique (approche prospective). Malheureusement, il a fallu les attaques du 11 septembre pour modifier ce point de vue, et dans le livre, le désarroi de Freeh est attristant. C’est pourquoi nous concluons dans « Constructing Cassandra » que les surprises stratégiques sont en grande partie une construction sociale – c’est à dire que ce qui nous surprend dépend de qui nous sommes.

Cette influence de l’identité sur la compréhension de l’environnement s’applique également au monde des affaires. Inévitablement, l’identité d’une entreprise et sa culture agissent comme des filtres. En temps normal, ces filtres fournissent un cadre d’analyse qui permet à l’organisation – par le biais de ses membres – de donner un sens à son environnement. Mais ces filtres peuvent aussi fausser l’analyse et la rendre aveugle face à des évènements inattendus. Ce n’est pas parce que les évènements en question sont par nature imprévisibles ou inimaginable (en effet, ils sont souvent prédits et imaginés par certains), mais parce qu’ils ne correspondent pas au cadre d’analyse développé sur la base de l’identité de l’organisation. Ce cadre qui donne sa force à une organisation dans un environnement donné devient un handicap lorsque cet environnement change, et ce d’autant plus que le changement survient brutalement.

Le corollaire de ceci est que l’attractivité d’une nouvelle opportunité d’affaires dépend en grande partie de l’identité. Une opportunité n’est pas attractive en soi, comme on le croit souvent, mais elle tend à être attractive pour certains, et inattractive pour d’autres. Pour réussir dans un environnement donné, une entreprise développe en effet un modèle d’affaires qui s’adapte à cet environnement. Elle définit une proposition de valeur et un modèle de profit mis en œuvre par le biais des ressources, des processus et des valeurs. La mesure dans laquelle ces composants sont compatibles avec un environnement donné détermine la réussite de l’entreprise dans cet environnement. Ces ressources, processus et valeurs (RPV) définissent qui est l’entreprise. Ensemble, ils constituent son identité et forment la base de sa culture. Dans le cas de Kodak, l’expertise de chimiste et la longue habitude de vendre des consommables à forte marge au grand-public ont ainsi forgé une identité solide, rendant très difficile l’abandon du marché du film argentique au profit du numérique (plus de chimie et plus de consommables). En d’autres termes, ce n’est pas seulement votre perception mais aussi votre stratégie (vos choix de marchés et de positionnement) qui dépendent de qui vous êtes.

Une identité fonctionne aussi dans le sens inverse. Une photo célèbre de Sam Walton, fondateur des supermarchés Wal-Mart, le montre dansant en jupe hula hawaïenne avec chemise florale en 1984. Il avait l’air stupide, et il le savait. Il savait aussi que: 1) Il motivait ainsi ses employés, et 2) il invitait ainsi la dérision de la concurrence. Dans ses « 10 règles pour réussir dans les affaires » Walton écrivait: « Inventez une cascade osée, cela trompe vraiment la concurrence. Ils se diront: ‘Pourquoi devrions-nous prendre ces ploucs de Wal-Mart au sérieux?' ». Comme avec bin Laden, les images qui ont contribué à la condescendance de ses concurrents envers Walton ont dans le même temps contribué à sa vénération par son groupe cible (ses employés). Comme ses concurrents l’ont découvert, mais trop tardivement, les ‘ploucs’ en question étaient aussi sérieux qu’une crise cardiaque.

Par conséquent, la stratégie ne peut commencer sans une conscience claire de l’identité de l’organisation. Toujours garder à l’esprit qu’elle va façonner votre perception, votre choix de l’approche, et sa mise en œuvre. Son impact sur le processus stratégique est crucial, et il est important de reconnaître que ce processus est donc spécifique à chaque organisation.

Voir la première partie de cette série: Une compréhension profonde bat la prédiction. Pour en savoir plus sur le modèle « RPV » et son importance, voir Le défi du changement de business model. Voir la troisième partie de cette série: « Les systèmes non linéaires et la nature du problème« .