Innovation: Non, lieutenant, vos hommes sont déjà morts.

Il y a, dans le film Matrix sorti en 1999, une réplique culte. Alors que le lieutenant de police vient indiquer à l’agent spécial Smith qu’il contrôle la situation suite à l’intrusion d’éléments subversifs dans un immeuble, ce dernier lui répond avec assurance: “Non, lieutenant, vos hommes sont déjà morts.”

Il en va ainsi de l’innovation. Beaucoup d’entreprises abordent une rupture à laquelle elles font face en se demandant le profit qu’elles peuvent en tirer. L’hypothèse implicite qu’elles font toujours est qu’elles peuvent se permettre de ne pas y répondre. Plus spécifiquement, elles raisonnent comme si le scénario de base est celui de la continuation de leur business actuel comme si de rien n’était, et que les opportunités et menaces de la rupture sont en quelque sorte indépendantes de ce business. Dès lors, les discussions deviennent très vite académiques.

Cette hypothèse se reflète souvent dans l’approche des projets et leur évaluation avec un outil comme celui de la valeur actuelle nette (VAN). Pour les non-spécialistes, la VAN est simplement la différence entre le flux actualisé des revenus et le flux actualisé des dépenses. Si cette différence est positive, l’investissement est recommandé. L’élégance de l’outil et sa simplicité masquent une difficulté majeure, celle qui fait que celui-ci ne fonctionne que si l’hypothèse de continuité des autres projets de l’entreprise est vérifiée. Elle place la barre plus haut pour la décision d’investissement considérée. Si la continuité n’est pas vérifiée, la barre est moins haute. On le voit, cette hypothèse de continuité conduit à éliminer des projets qu’on aurait lancés si on avait été moins optimiste, ou plus réaliste…

Or cette hypothèse est très souvent fausse. Dans la plupart des cas, la rupture menace directement le business actuel et l’hypothèse raisonnable n’est pas celle de la continuation, mais de l’effondrement. Dit autrement, non, lieutenant, votre business est déjà mort. Cette mort peut ne pas encore se mesurer dans les chiffres, mais elle est engagée. L’exemple de la presse (surtout française) qui se demande encore ce qu’elle pourrait faire d’Internet à condition que cela n’interfère pas avec ses éditions-papier est caractéristique. Si l’idée de leur mort avait été admise plus tôt, la conversion aurait été plus rapide. Kodak est un autre exemple: on l’oublie souvent, mais le marché de la photo argentique a continué de croître jusqu’en 2000, laissant penser à Kodak que ce marché avait encore de beaux jours devant lui et qu’ils avaient bien le temps de passer vraiment au numérique. Kodak était d’ailleurs considérée comme l’une des entreprises les mieux gérées des Etats-Unis jusque peu avant son effondrement.

Alors, lieutenant, et votre business?

7 réflexions au sujet de « Innovation: Non, lieutenant, vos hommes sont déjà morts. »

  1. La même pédagogie imagée et avec humour que dans le MOOC sur l’Effectuation !
    Merci Philippe e tant de limpidité !

  2. Effectivement l’exemple de Kodak est créant. L’autruche s’est obstinée à continuer son business de pellicules argentiques, certes, juteux à cette epoque, tout en refusant de prendre en compte la menace d’être supplanté par un concept innovant, plus pratique et plus économique.
    L’ironie du sort veut que c’est dans les laboratoires de Kodak elle même où a été développé le premier appareil numérique depuis 1975. La décision de mettre l’innovation dans les placards est sans doute motivée par le fait que les pellicules constituent une part non négligeable de leurs chiffre d’affaire. Mais la Direction avait un quart de siècle devant elle pour réagir, ce qu’elle n’a pas fait. Et ça lui a été fatal.
    Le numérique n’était d’ailleurs pas la seule invention sortie de son service R&D, et qui a profité à d’autres sociétés quelques années plus tard pour se développer pleinement aux dépens de Kodak.

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