La (difficile) réponse à une rupture de l’acteur en place : Google et ChatGPT

Quelques semaines seulement après le lancement en fanfare de ChatGPT, Google a donc lancé sa propre solution, appelée Bard. Une réponse aussi rapide d’un acteur en place menacé par une rupture n’est pas une surprise. Pour autant, est-elle rassurante quant à la capacité de Google à réussir à préserver sa position de leader dans son marché? Rien n’est moins sûr.

Au regard de l’histoire de l’innovation, il n’est pas surprenant que Google ait répondu aussi rapidement à ChatGPT. L’acteur en place répond presque toujours à une rupture. Il est d’ailleurs rare qu’il n’en soit pas conscient. Le fabricant de caisses enregistreuses mécaniques NCR, totalement pris par surprise en 1971 par l’apparition du transistor, est une exception notable. Kodak n’ignorait rien de la rupture numérique dans la photo. Et pour cause: c’est Kodak qui avait inventé le premier appareil photo numérique en 1975, et a introduit des produits sur le marché dès 1991. Nokia avait une équipe qui travaillait sur des smartphones et maîtrisait les écrans tactiles. Les compagnies aériennes ont presque toutes essayé de répondre au low cost.

La réponse de Google lui permettra-t-elle de réussir à préserver sa position de leader dans son marché? Pour répondre, il faut considérer la théorie de la rupture de Clayton Christensen, résumée en l’expression Dilemme de l’innovateur. Comme je l’indiquais dans mon article précédent, la théorie prévoit que la réponse de l’acteur en place va être contrainte par plusieurs facteurs. Premièrement, la crainte que la réponse ne compromette l’activité historique; deuxièmement, que la réponse ne pose pas de problème réputationnel à l’entreprise (pour Google, ce serait le cas si Bard commençait à donner des réponses racistes par exemple, comme ce fut le cas pour la solution de Microsoft en 2016); Troisièmement, le problème de la performance initiale de la technologie de rupture.

L’enjeu de la performance initiale de la technologie de rupture

Typiquement, une technologie de rupture tend à être moins performante que la technologie historique, du moins au début. Les premières communications téléphoniques par Internet, à la fin des années 90, étaient de qualité médiocre. Un client professionnel ne pouvait pas les utiliser. Rationnellement, les opérateurs télécom de l’époque – dont les professionnels étaient les clients les plus rentables – ont donc rejeté la téléphonie Internet, et ont laissé la place à des nouveaux acteurs comme Skype. Si elle est moins performante sur le critère principal, ici la qualité, la technologie de rupture introduit néanmoins de nouveaux critères où elle est supérieure. Pour la téléphonie Internet, c’était bien évidemment le prix, puisque c’était (quasi) gratuit. La question qui se pose alors, c’est d’identifier les utilisateurs qui acceptent une qualité médiocre parce qu’ils valorisent plus la gratuité. On l’a vu, ce ne sont pas les professionnels. Ils peuvent se payer les communications internationales, et la qualité est primordiale pour eux. On imagine sans peine que ceux qui sont séduits par la gratuité au prix d’une qualité médiocre sont les particuliers, les étudiants loins de leur famille, par exemple. Pour eux, c’est la téléphonie Internet, ou pas de communication avec leur famille. Autrement dit, la qualité, bien que médiocre, est suffisante pour eux (mais pas pour les professionnels, qui la refusent donc).

L’acteur en place répond toujours… (Source: Google)

Cela montre quelque chose de tout à fait fondamental dans la théorie de la rupture, sur laquelle Christensen insistait beaucoup, c’est que la technologie de rupture concurrence ce qu’on appelle la non-consommation. Elle va séduire des gens qui n’étaient pas consommateurs de la technologie historique. Ainsi, les premières compagnies low-cost n’ont pas pris de clients aux compagnies aériennes classiques, mais aux lignes de bus. Avant elles, un voyageur avait le choix entre lent mais pas cher (bus) et rapide mais cher (avion). Le low-cost aérien leur offre rapide et pas cher, et ils abandonnent le bus immédiatement. De même on s’est aperçu que les clients Uber étaient en général des gens qui ne prenaient pas de taxis, car ceux-ci ne desservaient pas leur quartier.

La réponse tiède de l’acteur en place

En résumé, l’acteur en place étant attaqué, il va très probablement répondre avec sa propre solution (c’est ce qu’a fait Google), mais il ne va pas la pousser. D’une part, la majeure partie de ses ressources (financières et humaines) restera consacrée à son activité historique. D’autre part, sa réponse va consister à mettre la technologie de rupture au service de son activité historique. C’est ainsi qu’en 1996, Kodak a sorti un appareil photo numérique… avec un film! Ce qui était numérique, c’était la prise de photo, cette dernière étant ensuite enregistrée sur un film. Cette réaction porte un nom: le bourrage (cramming en anglais). Elle consiste à forcer la technologie de rupture dans le modèle d’affaire existant, plutôt que de créer un nouveau modèle d’affaires autour de la technologie. Le bourrage a pour effet de rogner tout ce qui “dépasse” en quelque sorte, c’est-à-dire tous les aspects de rupture, pour mettre la technologie en continuité avec le modèle existant. Elle cesse ainsi d’être disruptive.

Pour que la technologie de rupture devienne une véritable source de croissance, il faut donc qu’elle aille chercher des non-consommateurs, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas contrainte de servir uniquement le modèle historique. Dans le cas de Bard, il faudrait que Google crée une nouvelle filiale autonome ayant un mandat entrepreneurial propre, quitte à ce que cela concurrence l’activité de recherche historique. Autant dire que cela est peu probable, le risque étant trop important compte tenu des enjeux considérables (plus de 200 milliards de dollars de chiffre d’affaires).

L’enjeu de la substituabilité

L’acteur en place qui est disrupté n’est cependant pas facilement identifiable a priori. Deezer/Spotify d’une part, et les sites de rencontres d’autre part, ont disrupté les boîtes de nuit, mais qui aurait pu le prédire? Ce n’était pas leur intention en tout cas. Il peut arriver que la rupture soit directement substitutive. Ce fut le cas pour Kodak: il y avait substitution complète entre l’argentique et le numérique, alors qu’il n’y avait substitution que partielle entre, par exemple, le DVD et le cinéma, ou entre la radio et la musique. Toute la question pour Google est donc de savoir si les robots conversationnels et le moteur de recherche sont substituables. Si oui, le danger est majeur. Si non, il y a au pire pour Google une perte d’opportunité sur un nouveau marché. La réponse est probablement entre les deux, comme le suggère l’approche de Microsoft qui veut mettre ChatGPT au service de son moteur Bing.

Le dilemme de l’innovateur montre que si l’acteur en place répond en général à la rupture, il est contraint dans sa réponse pour des raisons tout à fait rationnelles. Il limite le potentiel de la technologie de rupture en la mettant au service de son activité historique, et en continuant à consacrer la majorité de ses ressources à cette dernière. C’est ainsi qu’il laisse le champ libre aux nouveaux entrants qui n’ont pas, eux, ces contraintes. Christensen précise cependant qu’il n’y a aucune fatalité en la matière, et que d’autres entreprises ont réussi à échapper au dilemme. Il sera intéressant de voir si Google ajoutera son nom à cette liste.

Note: J’utilise l’anglicisme ‘disrupter’ car je n’ai pas trouvé de mot français équivalent. Je suis preneur de suggestions (mais SVP pas ‘perturber’).

➕Sur Google et ChatGPT, lire mon article précédent: Google, victime du dilemme de l’innovateur avec ChatGPT? Sur l’évaluation du potentiel de ChatGPT, lire Évaluer le potentiel de ChatGPT: Sept leçons d’histoire de l’innovation. Sur le dilemme de l’innovateur, lire mon ouvrage Relevez le défi de l’innovation de rupture.

🇬🇧Version en anglais de l’article ici.

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8 réflexions au sujet de « La (difficile) réponse à une rupture de l’acteur en place : Google et ChatGPT »

  1. L’anglicisme “disrupt” ne semble pas avoir d’équivalent en français, en effet. Si j’étais Québecois (ou fan de Toubon), je tenterais bien une proposition, pour aller dans le sens de “bouleverser l’ordre établi d’un marché” : marchambouler !

    1. Jolie trouvaille. Je pensais aussi à bouleverser mais il manque la dimension perturbatrice.

      Révolutionner est peut-être exagéré? Entre l’ordre établi et la révolution il y a des modes de prise du pouvoir plus en douceur: conquérir, coloniser…

      Dans les synonymes de pertuber on trouve quelques mots qui peuvent faire l’affaire: déséquilibrer, ébranler, embrouiller, secouer, chambouler, détraquer, embarbouiller, tournebouler.

      Et dans un registre plus agressif: foutre la merde, foutre le bordel, semer la merde. Ou en plus policé: mettre la pagaille. Empagailler?

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