Je réponds un peu tardivement à un excellent article de Guillaume Nicoulaud que ce dernier concluait par un tonitruant “le risque c’est l’incertitude et l’incertitude c’est le risque.” Je ne suis naturellement pas d’accord, et voici pourquoi.
Revenons donc aux sources et à Frank Knight. Knight distingue trois types d’environnement. L’environnement prédictible est celui dont la loi probabilité qui le régit est connue a priori. C’est typiquement le cas d’un lancer de dés. L’environnement correspondant au risque est celui dont la loi de probabilité qui le régit est connue a posteriori, par apprentissage. C’est par exemple le cas dans l’assurance, qui connaît la probabilité d’un vol de Renault Twingo en région parisienne pour la simple raison que c’est (hélas) un événement qui se répète souvent. Il existe donc des tables historiques sur lesquelles s’appuyer.
L’incertitude correspond à la situation où aucun historique n’est disponible pour évaluer des probabilités. En l’absence de cette information, le calcul est impossible. C’est notamment le cas lorsque des événements entièrement nouveaux surviennent. L’électricité ne peut être découverte qu’une fois et il n’y a qu’une seule guerre du Vietnam. Il faut donc ici distinguer les événements rares des événements uniques. Un événement peut être rare et parfaitement prévisible: c’est le cas des jeux olympiques, ou des éclipses solaires, par exemple. En revanche, un événement fréquent est plus facilement prévisible car les données s’accumulent.
Nassim Taleb définit un cygne noir comme un événement de faible probabilité mais à fort impact. Autrement dit, un cygne noir n’appartient pas à une catégorie nouvelle mais est simplement une occurrence dont la possibilité de survenance a été sous estimée. Le cygne noir appartient donc bien au domaine du risque. Il survient non pas parce sa probabilité est intrinsèquement incalculable, mais parce que le modèle employé pour estimer celle-ci est erroné. C’est ce qui s’est passé dans le monde de la finance: la possibilité d’un crash était parfaitement connue, mais sa probabilité comme son impact étaient fortement sous-estimés.
Le calcul, par ailleurs, est trompeur. Reprenons l’exemple du vol de Renault Twingo mentionné plus haut. Nous disions que comme le phénomène n’est pas nouveau et se produit assez souvent (c’est en fait la voiture la plus volée en France), les assureurs sont capables d’estimer la probabilité que la vôtre soit volée de manière assez précise. C’est d’ailleurs sur ces tables historiques qu’ils calculent leurs tarifs. Mais ce calcul n’est valide que sur la base d’une hypothèse capitale: que rien ne viendra modifier fondamentalement le nombre de Twingo volées. Imaginons maintenant un événement particulier: un danseur de rap mondialement connu fait un hit avec son nouveau titre dans lequel il roule dans une magnifique Renault Twingo. Fort impact dans les banlieues, et augmentation soudaine des vols de Twingo. La loi de distribution empiriquement observée depuis plusieurs années par les assurances n’est plus valable, et l’assurance de ce modèle devient un foyer de perte pour l’assureur. On peut généraliser en disant que tout modèle fondé sur une statistique constituée empiriquement est potentiellement victime d’un événement de type cygne noir. Faible probabilité, fort impact.
Le cygne noir est donc un livre fondamental pour comprendre comment nous commettons des erreurs pour estimer les probabilités respectives de différents événements appartenant à un univers connu. Ces erreurs sont avant tout dues à des biais, soit psychologiques, soit méthodologiques. En revanche le cygne noir ne nous apprend rien sur l’action face à l’incertitude, c’est à dire face à un univers en émergence, dont les événements sont trop nouveaux pour pouvoir être catégorisés, et donc énumérés. Par exemple, la voiture du futur sera-t-elle électrique? Accepterons-nous des modifications génétiques pour apprendre des langues étrangères? La Chine va-t-elle connaître un krach financier? Ces événements, ou grappes d’événements, sont tellement complexes et contiennent tellement de variables que ces dernières sont indénombrables, et que ces événements ne sont pas abordables par le calcul.
En ce sens, l’incertitude est donc un phénomène véritablement à part. Ce n’est pas du risque, juste un peu plus compliqué. C’est fondamentalement différent et doit donc être abordé comme tel. On n’abordera ainsi l’incertitude, caractérisée par l’absence d’information objective résultant d’une nouveauté de l’événement considéré, qu’au travers d’une approche créative, et non calculatoire, de la décision.
La question qui demeure, une fois les distinctions théoriques faites, c’est bien sûr celle de savoir quelle est la proportion de l’environnement caractérisé respectivement par la prédiction, le risque et l’incertitude. Pour ce qui est de la prédiction, elle n’est que très rarement possible. Les manuels de statistiques sont certes remplis d’exemples de lancés de dés et de tirage de cartes, mais la réalité est autrement plus complexe. Pour ce qui est du risque, basé sur la probabilité constatée empiriquement, on pourrait arguer qu’il se trouve plus souvent. Difficile de dire quelle proportion de notre environnement est ramenable à une distribution estimable empiriquement, mais l’exemple que nous avons donné des vols de Twingo suggère que derrière un tel environnement se cache souvent l’incertitude. Dit autrement, une série statistique observée empiriquement, parfois depuis de très longues années, peut n’être qu’un cas particulier susceptible d’un événement de type cygne noir. C’est particulièrement ici que se trouve le danger, car des années d’accumulation d’information nous donnent un faux sentiment de maîtrise de l’environnement. Au final, les situations véritablement calculables en théorie, ou en pratique sans risque de cygne noir, semblent peu nombreuses. En cela, je rejoins peut-être Guillaume Nicoulaud: si en théorie le risque et l’incertitude sont fondamentalement différents, en pratique le risque est très rare, et l’incertitude très dominante. C’est donc l’incertitude qui doit être le principal objet de notre attention…
Pour aller plus loin, voir mon article sur Frank Knight. La distinction entre risque et incertitude représente également un enjeu pour la formation des futurs décideurs. Voir mon article sur la question: “Culture du risque, culture de l’incertitude“.
9 réflexions au sujet de « Risque, incertitude et cygnes noirs »
Vous avez bien raison cher Philippe, cette distinction n’est pas une simple histoire de terminologie, c’est un trait caractéristique lié à la découverte et à l’activité entrepreneuriale : un bon entrepreneur ne prend jamais de risques, ou il les prends en connaissance de cause car il connait (empiriquement ou analytiquement) les conséquences statistiques de ses actes. Par contre, il accepte de se livrer au monde de l’incertitude dans lequel il ne sait rien ; il ne sait en effet ce qu’il va découvrir ou quelles vont être les résultats de ses recherches ou inventions…
A l’adresse http://archive.org/details/riskuncertaintyp00knigrich le livre de Frank Knight “Risk, uncertainty and profit” est tléléchargeable sous de multiples formats
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