Le low cost, c’est le cœur du capitalisme

Le lancement récent de Free mobile a été l’occasion de déclarations et de prises de positions assez étonnantes dans la presse. Deux affirmations ressortent: la première, c’est que le low-cost ce n’est pas de l’innovation, et la seconde que c’est socialement néfaste. Les deux sont des non-sens. Voyons pourquoi…
1er non-sens: le low-cost ce n’est pas de l’innovation
L’innovation est importante car c’est la source de la croissance à long terme, une observation faite par Joseph Schumpeter, économiste pionnier dans le domaine de l’innovation. S’appuyant sur les travaux de Schumpeter, le spécialiste de l’innovation Clayton Christensen distingue ce qu’il appelle l’innovation continue et l’innovation de rupture et affirme que chaque nouveau marché est le résultat d’une innovation de rupture. Les innovations qui permettent d’améliorer les produits existants le long d’une trajectoire de performance connue, sont dites continues. Les innovations de rupture, elles, introduisent de nouvelles dimensions qui ne sont pas présentes dans les produits existants. Elles correspondent à la création de nouvelles catégories de produits. Par exemple, les téléphones mobiles introduisent la mobilité à la capacité de parler à quelqu’un à distance. Les téléphones mobiles ne sont ainsi pas meilleurs en tous points que les téléphones fixes. De manière intéressante, Christensen fait remarquer que souvent, les innovations de rupture ne sont pas aussi performantes que les produits existants: Les premiers PC étaient beaucoup moins puissants que les mini-ordinateurs et n’étaient donc d’aucun intérêt pour les acheteurs traditionnels des ordinateurs, c’est-à-dire les grandes entreprises. Cependant, parce qu’ils étaient aussi beaucoup moins chers, ils intéressaient une catégorie entièrement nouvelle, les particuliers et les petites entreprises, qui jusqu’alors n’avait pas pu s’offrir des ordinateurs. Bien évidemment c’est très compliqué de faire quelque chose de pas cher. Lorsque Procter & Gamble décide en 1950 de créer une couche culotte jetable qui doit coûter 30% moins cher que les couches de l’époque, l’effort nécessite… 10 ans de R&D! Tout, y compris les méthodes de fabrication, doit être repensé pour tenir la contrainte de coût. De même, lorsqu’Unilever veut vendre sa lessive low-cost dans le Nord-Est du Brésil, l’intégralité de la chaîne de valeur est repensée, du produit à la distribution. Le low-cost, c’est de l’innovation. Le low-cost n’est possible que grâce à l’innovation, qu’elle soit technologique ou de processus.
2ème non-sens: le low-cost est socialement néfaste
L’observation de Christensen est fondamentale : nous avons tendance à opposer la création de nouveaux produits performants à des améliorations telles que la réduction des coûts. Seule la première est généralement considérée comme de l’innovation. Ce que nous dit Christensen, c’est que, en fait, l’introduction d’innovations de rupture et leur diffusion à une part toujours croissante de la population sont les deux faces d’une même pièce. Là réside la magie de l’innovation : en offrant un produit plus simple et moins cher, l’innovation de rupture permet aux “non-consommateurs”, jusqu’alors exclus du marché, de faire ce qu’ils n’avaient pas pu faire jusqu’alors.
Dans son livre “Capitalisme, socialisme et démocratie”, Schumpeter explique ainsi que l’innovation n’est pas caractéristique du système capitaliste : d’autres civilisations ou systèmes politiques ont été très innovants dans certains domaines (pensez à la technologie spatiale dans l’ex-URSS ou à l’art militaire dans la Rome antique). La véritable caractéristique du système capitaliste est sa capacité inhérente à démocratiser l’innovation, en rendant l’innovation disponible aux masses. Schumpeter résume ainsi l’argument: “Le moteur capitaliste est d’abord et avant tout un moteur de production de masse, ce qui signifie inévitablement aussi production pour les masses. C’est le tissu bon marché, le tissu de coton et de rayonne pas cher, les bottes, les automobiles et ainsi de suite qui sont les réalisations typiques de la production capitaliste, et non pas en règle générale une amélioration qui signifierait beaucoup pour l’homme riche. La Reine Elizabeth possédait des bas en soie. La réalisation capitaliste ne consiste pas en général à fournir plus de bas de soie pour les reines, mais à mettre ceux-ci à la portée des ouvrières en contrepartie d’une diminution constante des quantités d’effort (…) le processus capitaliste, non par coïncidence, mais en raison de son mécanisme propre, accroît progressivement le niveau de vie des masses.”
Au cœur de cette “démocratisation des produits” se trouve le mécanisme de l’innovation de rupture. En d’autres termes, les symboles du capitalisme et de l’innovation ne sont pas tant les start-up de haute technologie que Henry Ford, qui a rendu l’automobile abordable, IKEA, qui fabrique des meubles esthétiques bon marchés, ou Wal-Mart, le supermarché low-cost qui sert une clientèle  américaine majoritairement à faible revenus. Lancée en 1966, la couche jetable P&G permet enfin au plus grand nombre de parents de ne plus laver les couches de leurs enfants, une révolution que ceux qui n’avaient pas les moyens d’avoir une servante pour les laver, appréciaient au plus haut point. Pourquoi, alors, Xavier Niel, patron de Free, est-il méprisé par l’establishment français? Sans doute parce qu’en France, baisser les prix n’est pas considéré comme une activité noble. Fabriquer un avion compliqué, inventer une centrale nucléaire ou vendre des parfums aux chinois, ça c’est prestigieux. Innover pour baisser les prix, il y a un côté intendance et peuple que l’esprit français, volontiers élitiste et porté à l’ingénierie, méprise volontiers. Pourtant Free s’inscrit dans une longue tradition de modèle économique à bas prix qui n’est pas qu’américaine mais aussi française, on pense notamment à ces grands innovateurs que sont Carrefour et Bic, ou Renault avec sa Logan. Ces derniers sont au Panthéon du capitalisme français, nul doute que Free y sera bientôt. Le fait que Free soit en mesure de proposer un abonnement téléphonique moins cher que le tarif soit-disant “social” basé sur une subvention du gouvernement en est sans doute la meilleure illustration de l’ironie de la situation actuelle. D’ailleurs le député socialiste Arnaud Montebourg ne disait-il pas récemment que “Xavier Niel vient de faire avec son nouveau forfait illimité plus pour le pouvoir d’achat des Français que Nicolas Sarkozy en 5 ans”. Dans le climat actuel, alors que le dénigrement de l’entreprise est à la mode, c’est un argument important, et il faut remercier M. Montebourg pour son hommage, un peu inattendu il est vrai, à l’impact social du capitalisme de libre entreprise et de son mécanisme intrinsèque de baisse des prix.

11 réflexions au sujet de « Le low cost, c’est le cœur du capitalisme »

  1. Je découvre votre blog avec cet article convainquant et inspiré. Merci! Ce n’est pas tous les jours qu’on lit des réflexions aussi profondes et étayées dans le monde blog!

    1. Merci. Votre blog est bien – j’ai beaucoup aimé votre note sur l’uniforme des policiers et je partage votre scepticisme sur leur aspect militaire, anxiogène selon moi.
      PhS.

  2. Plutôt d’accord avec Bonnie – au fil de mes lectures alentour du Net, je me rends compte aujourd’hui combien ce blog est précieux tant par ses reflexions profondes certes mais pas seulement – leurs pertinences demeurent largement au-dessus du lot ! mais plus encore sur la plurialité des sujets abordés – un authentique régal.
    Philippe – Bravo donc, un énorme merci pour ce partage et votre prodigalité …

  3. D’accord avec cette chronique, à une nuance de taille.

    D’accord sur le fond, car l’histoire économique analysée par Adam Smith ou mise en oeuvre par Henry Ford a bien démontré cette thèse : la machine à vapeur a démocratisé les transports et le textile, la taylorisation a généralisé l’automobile, l’électricité a promu le confort ménager, les technologies de l’information Internet et les mobiles pour tous. Et chacun de se réjouir du cercle vertueux théorisé par Henry Ford : avec les gains de productivité réalisés dans ses usines, il pouvait se permettre de payer ses ouvriers largement pour leur offrir la perspective de devenir clients de ses voitures accessibles. Un capitalisme de masse prospérant grâce à un cercle vertueux.

    Simplement, et c’est probablement là que réside le côté sensible du low cost, le cercle vertueux semble s’être brisé avec une large ouverture des frontières depuis 20 ans ; ou du moins s’est-il élargi pour profiter à d’autres producteurs plus compétitifs, et dissocier producteurs et consommateurs. L’ouverture de la nouvelle usine de Renault à Tanger, après Pitesti, la localisation des centres d’appels au Maghreb ou des centres de développement informatique et de supervision en Pologne ou en Inde, la production de téléphones et d’ordinateurs en Chine a certes favorisé la prospérité de ces nouveaux entrants, ce dont nous nous réjouissons, mais au détriment des anciens producteurs.

    Alors le cercle vertueux semble s’être brisé et transformé en cercle vicieux : face à la baisse globale de pouvoir d’achat des anciens producteurs, la réponse est toujours plus d’endettement, de profits financiers, d’importations de produits à bas coûts, de rationalisation, de délocalisations puis de plans d’austérité.

    Ces déséquilibres désormais visibles de tous devraient normalement se résorber, par un rééquilibrage des monnaies ou une augmentation des salaires et de la consommation des nouveaux entrants. Force est de constater que ces rééquibrages prennent du temps, pour des raisons politiques et démographiques.

    Alors, si une innovation locale comme Free profite directement aux consommateurs français tout en étant produite localement, réjouissons-nous, car elles ne sont plus guère légion si nous en croyons la balance commerciale du pays.

  4. Pour ma part, je nuancerais le fait que les offres de Free appartiennent au “low-cost” au sens du positionnement stratégique.

    Le rapport prix / services est plutôt premium.

  5. Bonjour,

    Merci pour cet article très intéressant… comme toujours.

    Juste une nuance sur le Low-Cost : ne faudrait-il pas distinguer deux types de stratégie Low-Cost en raisonnant en Valeur Ajoutée cumulée.

    Si la démocratisation entraîne une baisse du prix mais une telle augmentation de consommateur que la Valeur Ajoutée cumulée correspondante augmente, effectivement, pas de souci.

    Mais si cette VA diminue ? Comme on le constate souvent dans le Bâtiment ces derniers temps ? Ou dans le B to B ?

    Salutations,

    Yves Prunier

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