Intelligence économique, décision stratégique et analyse de l’environnement incertain: l’analyse des hypothèses concurrentes

A la suite de notre travail sur les surprises stratégiques à la CIA, mon confrère Milo Jones et moi-même recevons beaucoup de demandes pour discuter davantage de l’application des outils du renseignement au monde des affaires. Un outil que nous utilisons est l’analyse des hypothèses concurrentes (AHC ou ACH en anglais: Analysis of Competing Hypotheses). ACH est un outil analytique développé initialement par Richards Heuer pour la CIA, mais il s’applique bien au monde des affaires pour la prise de décision stratégique. Il est basé sur un modèle simple permettant, avec une approche scientifique, d’utiliser les idées de la psychologie cognitive et de l’analyse décisionnelle pour surmonter un biais très répandu: le fait que nous ayons tendance à percevoir ce à quoi nous nous attendons, plutôt que ce qui existe réellement.

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Décider en situation d’incertitude: Quatre approches possibles

La stratégie a pour but de décider quoi faire dans une situation donnée pour atteindre un objectif donné. Fondamentalement, la décision stratégique se ramène à la question “Que faire ensuite?”. Deux dimensions caractérisent les approches possibles dans cette démarche stratégique: la prédiction et le contrôle.

La première dimension est celle de la prédiction: dans quelle mesure ma démarche repose-t-elle sur une prédiction du marché futur? Une forte prédiction nous place dans des approches de type planification – j’approfondis ma prédiction du marché avant d’engager une action – ou de type vision – j’imagine le futur marché et je m’attache à faire de ma vision la réalité. Une faible prédiction nous place plutôt dans une approche de type adaptative: je n’essaie pas de prédire le futur marché, j’avance et je m’adapte aux changements qui surviennent.

La seconde dimension est celle du contrôle: dans quelle mesure puis-je contrôler l’évolution de mon environnement? Un présupposé de la stratégie classique est que l’acteur n’a que peu d’influence sur son environnement et que celui-ci est donné. Son action consiste donc à trouver sa place dans cet environnement (planification/positionnement) ou à s’y adapter quand celui-ci change (adaptation). Au contraire, le domaine de l’entrepreneuriat postule que l’acteur peut modifier de manière profonde son environnement, en particulier à partir d’une vision définie ex ante, ou dans une logique de transformation progressive de cet environnement.

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Prise de décision en incertitude: Utilisation de l’Histoire avec le modèle de Neustadt et May

L’une des caractéristiques des situations de rupture est que l’incertitude qui les caractérise résulte du fait que les décideurs font face à une situation inédite, qu’aucun décideur n’a rencontré auparavant. Ainsi, et presque par définition, ceux-ci n’ont aucun exemple identique sur lequel s’appuyer pour réagir. Cela signifie-t-il pour autant que les situations analogues passées ne peuvent être utilisées? Dans leur ouvrage, “Thinking in time” (Penser dans le temps), Richard E. Neustadt and Ernest R. May pensent que non et défendent l’idée que l’Histoire, même ancienne, peut être mise à contribution par les décideurs. Le sous-titre de l’ouvrage est d’ailleurs éloquent: “The use of history by decision makers” (L’utilisation de l’Histoire par les décideurs). La condition d’une bonne utilisation de l’Histoire, cependant, est de bien comprendre les similarités et les différences entre la situation vécue et la situation analogue à laquelle on se réfère.

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Pas une branche qui dépasse: non-dits, conformisme et inertie organisationnelle

Je regarde de ma fenêtre les ouvriers qui s’activent dans la cour de mon immeuble: c’est une très jolie cour, avec pelouse et haies d’arbres. Ils sont arrivés ce matin et depuis coupent furieusement tout ce qui dépasse. Les haies sont désormais rabotées et lissées, la pelouse coupé à 1,5cm. Nous avions un foisonnement créatif avec quelques herbes folles, nous avons désormais une motte de beurre verte. L’ordre règne. Je me demande qui a décidé une telle coupe. Certes il faut entretenir un jardin, mais les coupes? Je déroule la bobine: Les ouvriers eux-même appliquent les instructions; ils font ce qu’ils font dans tous les jardins, l’un après l’autre. Quelle est la précision de leurs instructions? Leur direction leur a-t-elle indiqué quoi faire type d’arbre par type d’arbre? Ou prennent-ils des initiatives à l’inspiration? Le bon de commande passé par le syndic qui administre l’immeuble précise-t-il quoi faire? Ou se contente-t-il d’indiquer “Entretien des espaces verts”? Dans ce dernier cas, part-il du principe que l’entretien des espaces verts suit des règles admises ou de celui que l’artisan saura bien quoi faire et fera “au mieux”?

Maintenant faisons une expérience imaginaire: je décide qu’il faut lutter contre la coupe, et qu’il est important de laisser des herbes folles (dites “mauvaises”) dans notre jardin commun. Ce n’est pas une lubie: la coupe n’obéit à aucune exigence biologique, elle est donc le seul produit d’une norme sociale, d’un conformisme, qui pose que coupé c’est beau, et non coupé c’est laissé à l’abandon et donc pas beau. En outre, les scientifiques attirent notre attention sur l’importance de laisser ces “mauvaises” herbes qui sont une condition indispensable à l’écosystème: de nombreuses formes de vies ont besoin de ces “mauvaises” herbes pour exister.

Donc comment inverser cette norme sociale? Je ne peux pas aller parler aux ouvriers, car ils font leur boulot. A leur chef? Il fait le sien. Au syndic? Il fait aussi le sien. Je me mets à sa place. S’il ne coupe pas sauvagement, les plaintes des propriétaires vont fuser. On ne veut quand même pas habiter dans une résidence dont l’entretien est négligé. Bref tout le monde continue comme avant, personne ne questionne un “évidence” admise par tous, et il est impossible de déterminer qui a décidé qu’il en soit ainsi. Concrètement, l’action en cours n’a jamais vraiment été décidée en tant que telle, elle est simplement reproduite, c’est un automatisme dont les motivations ont disparu depuis longtemps. On pourrait imaginer qu’en réunion annuelle des copropriétaires, le syndic demande “Et cette année, on fait quoi avec les espaces verts?” mais une telle question serait totalement incongrue. Seule solution, avec chance nulle de succès: une longue campagne de sensibilisation des copropriétaires aux bienfaits des herbes folles. Bon courage.